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Imaginales - Stéphanie Nicot revient sur son éviction
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Imaginales - Stéphanie Nicot revient sur son éviction

« Nous continuerons ensemble à lire, à dialoguer, et à susciter de belles rencontres ! »
Entrevue avec Stéphanie Nicot

Actusf : On vient d’apprendre qu’après 20 ans d’Imaginales, vous êtes débarquée de votre poste de Directrice artistique. Que s’est-il passé ? Que vous reproche-t-on ?

Stéphanie Nicot : Dans un article de Télérama qui évoquait, le 24 mai 2022, la rumeur de mon éviction, le Directeur de la Culture et du Patrimoine d’Épinal, Stéphane Wieser, affirmait au journaliste : je « jure qu’il n’en est rien ». Quelques semaines plus tard, dans Actualitté, le même lançait un appel d’offres destiné à me remplacer.

La crise qui vient d’éclater publiquement a en réalité démarré il y a longtemps, avec l’affaire Marsan. À l’époque, Stéphane Wieser a été averti du problème, mais il n’est jamais intervenu. Les faits ont donc perduré pendant des années. J’ai tout fait, ainsi que bien d’autres, pour le pousser à agir, mais il a préféré laisser pourrir la situation.1 Même quand l’affaire est devenue publique, et que des actions ont été menées par les victimes, rien n’a été dit, et rien n’a été fait. Face au silence assourdissant de la Ville, j’ai écrit un post sur mon compte Facebook pour soutenir les victimes,2 d’abord par conviction personnelle, et ensuite pour exprimer les valeurs du festival. J’ai alors reçu un appel téléphonique d’une élue me parlant de « devoir de réserve », histoire de me museler, alors que je ne suis pas fonctionnaire de la Ville…

SN En dédicace © ED

Actusf : Vous nous aviez pourtant confié, en début d’année, que vous aviez été reçue par le Maire pour discuter de l’avenir…

Stéphanie Nicot : J’ai en effet été reçue par le nouveau maire, en poste depuis 2020. C’était deux mois après les Imaginales 2021 – qui, COVID oblige, avaient eu lieu à la mi-octobre 2021. J’avais demandé une augmentation significative et une modification de mon contrat. À l’origine, en 2002, il s’agissait d’une rémunération de 17 500 € pour un volume de travail équivalent à un mi-temps… En 2021, j’étais payée 19 500 € par an pour un temps plein. J’ajoute que la Ville m’a imposé, à partir de 2013, d’adopter un statut d’auto-entrepreneuse, très défavorable, afin de ne pas payer de cotisations sociales et de ne pas me signer un CDD, et ne parlons pas d’un CDI ! Ma « convention », sous divers prétextes, me menaçait de rétorsions financières (10 %), de bloquer ou de diminuer mon dernier versement si l’argent des partenaires ne rentrait pas, et on y exigeait que je sois, ça ne s’invente pas, « en concertation permanente avec Monsieur Stéphane Wieser ». [sic !] La Ville prétendait même m’interdire de travailler ailleurs qu’aux Imaginales sans son autorisation, sans indemnités de licenciement évidemment, y compris si c’était elle qui se séparait de moi…

Le Maire m’avait semblé à l’écoute, même si je sais bien que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Il m’avait cependant posé une question un peu étrange, qui m’avait alertée, sur la prétendue « radicalisation » de certaines femmes du monde de la SF/Fantasy, entre autres Betty Piccioli et Silène Edgar qui, selon ses sources (inutile de les chercher très loin…), voulaient « détruire » le festival. En réalité, après avoir bénévolement animé le speed dating, ces autrices ont simplement cherché à protéger les femmes de l’imaginaire d’agissements sexistes, et ont fini, face à l’inaction de Stéphane Wieser, par parler publiquement.

Lors de cet entretien, j’ai aussi alerté le Maire sur d’autres questions, y compris celles dont on parle rarement, comme une convivialité en berne : les compagnons et compagnes des invités, dont le petit déjeuner était autrefois pris en charge,3 ne bénéficient plus de ce « petit plus » du festival ; les tickets-repas n’ont pas été augmentés depuis de très nombreuses années malgré mes demandes répétées, et leur nombre a même été diminué pour l’une des animatrices des rencontres auteurs-éditeurs, en guise de « punition » (vu qu’il s’agit de ma compagne, c’était aussi un signe d’hostilité supplémentaire du directeur à mon égard). Quant aux tickets boissons des modérateurs, interprètes et invités, ils devenaient si rares que, lors de l’édition 2022, le Directeur de la Culture nous a distribué, pour tout le festival, cinq tickets de… boissons chaudes ! J’ai aussi souligné qu’il s’accaparait des tâches relevant de mon domaine d’expertise, comme les invitations des auteurs de BD et des illustrateurs (ce qui explique que cette sélection soit presque entièrement masculine), et j’ai dit clairement que je voulais retrouver une totale liberté d’invitation et de programmation.

Actusf : Quelles ont été les conséquences de cet entretien ?

Stéphanie Nicot : Ces dernières années, j’ai travaillé dans un climat délétère. Mais, durant la préparation de l’édition 2022, cela a débouché sur une vraie maltraitance. Lorsque le directeur de la Culture et du patrimoine prétend qu’il m’a « renouvelé à plusieurs reprises sa confiance tout au long de cette dernière année », il fait preuve d’un redoutable cynisme ! Pour en juger, il suffit de dire que mes demandes de modification des clauses abusives n’ont jamais été prises en compte, et que pour cette vingtième édition, le document d’engagement signé par le Maire d’Épinal est daté du 26 avril 2022. Pendant six mois, j’ai donc travaillé sans contrat et sans paiement, et ce jusqu’au moment où, excédée par ce qui s’apparentait clairement à du harcèlement moral, j’ai prévenu la Ville que j’allais devoir avertir le CNL (soucieuse de la rémunération des auteurs et des collaborateurs) et la presse de ce traitement indigne. Il a fallu que j’en arrive là pour que le premier virement tombe sur mon compte… le 20 mai, après deux jours d’Imaginales ! Qui pourrait imaginer un tel traitement après 20 ans de bons et loyaux services ? Si, pour Stéphane Wieser, cela s’appelle me renouveler « à plusieurs reprises sa confiance tout au long de cette dernière année », cela en dit long sur sa conception du management, et tout simplement des rapports humains au travail ! Évidemment, s’il a pu me traiter ainsi, c’est qu’il avait l’aval de sa hiérarchie…

Je lui reproche également d’avoir censuré ma programmation au prétexte que le titre de certaines tables rondes serait « polémique » (il m’a dit transmettre les ordres du Maire). Il a d’abord supprimé d’une table ronde le mot « discriminations » (« polémique »). Il m’a ensuite interdit le titre d’une autre table ronde : « L’égalité femmes-hommes : un futur possible ? » (« polémique »). Le plus navrant, c’est que ce titre m’avait été proposé par un partenaire du festival, L’ICN (Institut Commercial de Nancy) – Business School, parce que cette question est au cœur du management des ressources humaines à l’heure actuelle, la loi étant devenue beaucoup plus contraignante pour les entreprises. Il s’agissait, lors d’un débat, de confronter les points de vue des chercheurs en sciences sociales, confrontés à la réalité du terrain, avec ceux d’auteurs du domaine de l’imaginaire qui ont abordé ces thématiques dans leurs récits. Sérieusement, qui, hormis un misogyne, peut considérer que « l’égalité femmes-hommes » soit encore, en France en 2022, « polémique » ? En revanche, Stéphane Wieser a intégré au programme, mis en ligne comme imprimé, une conférence des IME (les Imaginales Maçonniques et Ésotériques) sans aucun rapport avec les littératures de l’imaginaire : « Radicalité de l’Islam ou Islam radical ? ». Mais ça, pour la Ville d’Épinal, ce n’était pas « polémique » !

Entre suppressions de tables rondes, changements autoritaires de titres, de modérations et d’invités pour placer des gens que je ne connaissais que de nom – dans l’un des cas, le modérateur imposé par le directeur ne s’est même pas présenté, et il a fallu le remplacer au pied levé ! – ou gestion calamiteuse des problèmes de visa d’un journaliste et écrivain nigérian afrofuturiste, Abubakar Adam Ibrahim,4 la situation est devenue intenable !

Actusf : Pourquoi tous ces changements ?

Stéphanie Nicot : Ça me paraît hélas évident : la ville a entamé un virage idéologique réactionnaire. Les élus parlent encore « ouverture », « valeurs », « liberté », « inclusivité », mais pour eux, ce sont juste des éléments de langage, et c’est évidemment aux actes qu’on mesure leur politique : ils ont refusé de s’engager à protéger les femmes victimes de violences sexistes, ils ont censuré des tables rondes sur l’égalité femmes-hommes, sur les conditions de travail des auteurs et autrices, ou sur les discriminations dans les œuvres ! Sans oublier la table ronde au titre islamophobe qui, n’ayant rien à voir avec la SF ou la Fantasy, s’inscrivait dans le contexte électoral qu’on connaît… Rappelons aussi que le directeur de la Culture de la Ville d’Épinal a co-signé, en 2021, un texte des IME affirmant : le « préfixe “trans” est d’ailleurs à la mode : transnational, transgenre, transidentité, transsexualité ».5 Une façon charmante de me renouveler « sa confiance », n’est-ce pas ?

Quand Stéphane Wieser dénonce les polémiques qui ont éclaté en mai 2022 sur les réseaux sociaux, il oublie juste de dire que ce sont ses choix de programmation et ses actes de censure qui ont provoqué le scandale ! En fait, c’est à ce moment-là que tout ce que je subissais depuis des années a fini par éclater au grand jour…
Pendant le festival, de nombreux auteurs et autrices, des participants aussi, ont porté un bracelet rouge et noir, siglé un peu moqueusement ImaRginales, et la Ville l’a très mal pris alors que ces festivaliers, qui apportent leur argent à la Ville depuis des années, s’inquiétaient simplement et poliment. Lors de la remise des prix, le public s’est levé pour boycotter la prise de parole du responsable des IME, choqué qu’on assimile l’ensemble de nos compatriotes musulmans à la « radicalité » ; il faut ne rien comprendre à ce qui se passait pour y voir « un complot » ! Pendant ce temps, dans la salle désertée, le notable radicalisé parlait de « dictature des minorités », un langage plus proche d’un édito de Valeurs actuelles que d’une vision républicaine inclusive !

Robin Hobb aux Imaginales 2018 - Lionel Davoust à l'interprétariat © ED

Hélas, le 20 juin, j’ai reçu un courrier du Maire m’annonçant qu’il souhaitait désormais lutter contre « les extrémismes et les populismes » [sic !], et qu’il faisait un « appel d’offres » pour me remplacer. Après 20 ans de progression ininterrompue du festival, et alors que 2022 a été le record des ventes de livres, mon éjection brutale n’a évidemment rien à voir avec mes compétences, reconnues de tous et toutes, mais est en partie idéologique, en partie sexiste, en partie LGBT-phobe. Et le fait que la Ville propose désormais 25 000 € pour une direction littéraire alors que je n’en avais même pas obtenu 20 000 € pour une direction artistique me laisse penser que je serai remplacée par un homme, idéologiquement compatible et à l’échine plus souple. Une chose est sûre : c’en est fini de la liberté et de la diversité qui faisaient le charme des Imaginales, et dont j’étais, malgré toutes les chausse-trappes de ces dernières années, la garante.

Plusieurs éditeurs parisiens m’ont appelé la semaine dernière pour me faire part de leur soutien, et l’un d’entre eux faisait un parallèle entre ce qui se passe à Épinal et les tentatives de mettre au pas une partie de l’édition française.6 Les responsables de la Ville, eux, voient désormais des « extrémistes » et des « populistes » partout, mais en réalité – comme dans la parabole de la paille et de la poutre –, l’intolérance est de leur côté.

La meilleure preuve de cette inquiétude en est le soutien massif que m’adressent des auteurs et des autrices, des éditeurs et des éditrices de toutes opinions. Car les Imaginales que j’ai animées étaient ouvertes à tous et toutes, alors que les prochaines se fermeront à ce qui dérange ou interpelle.

Actusf : Comment recevez-vous cette vague de soutien à votre égard qui s’est exprimée pendant les Imaginales, puis sur les réseaux sociaux ?

Stéphanie Nicot : La quasi-totalité des professionnels de la SF et de la Fantasy – auteurs et autrices, éditeurs, collaborateurs, festivaliers –, se sont indignés du sort qui m’est fait, et des procédés employés, et m’ont publiquement assuré de leur solidarité ; Robin Hobb elle-même, l’une des autrices de fantasy les plus vendues au monde, invitée emblématique du festival (elle y venait régulièrement depuis 2003, et elle était encore présente à mes côtés en 2018), m’a apporté un soutien incroyablement chaleureux, ainsi que d’autres (Ellen Kushner & Delia Sherman, par exemple). Au cours de ces Imaginales, j’ai eu beaucoup de paroles de soutien, des applaudissements nourris du public et des invité.e.s qui m’ont fait chaud au cœur, et même d’incroyables cadeaux d’anniversaire offerts par des collaborateurs et amis !
Je termine donc sur un succès qui ne s’est jamais démenti, 20 ans durant, en rendant hommage à tant de compétences rassemblées. J’en suis à juste titre très fière, et personne ne pourra nous enlever ces beaux souvenirs, ces liens tissés entre personnes de différentes opinions et de différents pays, ces amitiés et ces projets qui naissaient aux Imaginales. Vouloir les brider, les briser, même, était le pire choix possible… Il faut dire qu’un festival qui protège un harceleur sexiste, impose une conférence au titre islamophobe et laisse sans réagir des attaques publiques LGBT-phobes contre sa directrice artistique et l’un des « coups de cœur » du festival,7 ne peut qu’inquiéter des festivaliers qui, dans leur immense majorité, sont ouverts au monde et à autrui.

Actusf : Que va devenir le festival ?

Stéphanie Nicot : Ce qui a fait la réussite des Imaginales n’est pas perdu : ce ne sera plus à Épinal, mais je serais étonnée que d’autres villes, qui se feront plus accueillantes,8 ne nous offrent pas bientôt l’occasion de nous retrouver. De nombreux auteurs et festivaliers citent déjà « L’Ouest Hurlant » à Rennes, dont la 1ère édition, en mai, a eu d’excellents échos, et d’autres initiatives prometteuses. Une chose est sûre : professionnels et amateurs d’imaginaire, nous ne nous laisserons jamais enfermer dans la peur et la haine de l’autre, qui sont à l’opposé des valeurs que nous voulons vraiment faire vivre, et nous continuerons ensemble à lire, à dialoguer, et à susciter de belles rencontres !

Actusf : Et vous, que comptez-vous faire ?

Stéphanie Nicot : J’ai retrouvé ma liberté de parole et d’action, et j’en suis soulagée. Et après dix jours de vacances, début juin, en Grèce, je me suis remise au travail : j’ai deux articles à remettre en juillet, puis un essai et une anthologie en fin d’année (pour ActuSF). Je vais aussi poursuivre mon travail pour la collection SF adulte (space opera & planet opera) que je dirige chez Scrineo : il faut dire que publier Floriane Soulas (« Les Oubliés de l’Amas ») puis Pierre Bordage (« Le Dixième vaisseau ») donne envie de découvrir encore de nouveaux auteurs et de nouveaux textes. On m’a aussi proposé plusieurs projets d’écriture, et des missions intéressantes (une en particulier qui me fait très envie), et je suis évidemment prête à prendre à nouveau des responsabilités dans l’événementiel (j’aime vraiment ça), pour peu qu’on me respecte, qu’on me rémunère correctement et qu’on garantisse ma liberté de programmation.

1. https://www.actusf.com/detail-d-un-article/imaginales-2021-pour-en-finir-avec-le-sexisme-dans-lédition-par-silène-edgar

2. https://www.facebook.com/StephanieNicot88/posts/pfbid02QK7Q1HqwjqSMrC68jVPpGJYmz1StLgYoKHT6DEjPUzbWEkAr5Epvhhrg33zvoLFal?locale=fr_FR

3. À l’exception de ma compagne, bénévole du festival jusqu’en 2021.

4. Son visa était bloqué à l’Ambassade de France à Washington ; or, ce type de dossier ne se résout rapidement que par une intervention politique auprès du Ministère des Affaires étrangères et/ou de la Culture. Encore aurait-il fallu s’en préoccuper !

5. En 2013, le Grand Orient de France, par la voie de son grand maître, José Gulino, saluait, dans l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, « une avancée en matière d’égalité des droits ». À Épinal, les IME (Imaginales maçonniques et ésotériques) ont emprunté un autre chemin…

6. https://www.huffingtonpost.fr/entry/larrivee-disabelle-saporta-chez-fayard-entraine-une-vague-de-departs-dauteurs_fr_62ac459be4b0cf43c8552b90

7. L’attaque visait David Bry et Le Garçon et la ville qui ne souriait plus (Pocket, 2020).

8. Je n’oublie cependant pas que, malgré les notables réactionnaires qui m’ont toujours détestée pour ce que je suis, de nombreux Spinaliens et Spinaliennes m’ont accueillie avec amitié, et me témoignent aujourd’hui encore – publiquement pour celles et ceux qui ne craignent pas de représailles –, leur estime et leur sympathie. Je leur dis un grand merci !

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