- le  
Interview de Charlotte Bousquet
Commenter

Interview de Charlotte Bousquet

ActuSF : Le roman La Marque de la Bête est présenté comme une nouvelle version du conte « Peau d'âne ». Quel est ton rapport aux contes en général ?
Charlotte Bousquet
: Les contes, comme les mythes, sont une source d'inspiration, de construction et de réflexion. Ils sont, à mon sens, une partie des fondements de notre culture et de notre imaginaire...

ActuSF : Es-tu réellement partie de « Peau d’âne »?
Charlotte Bousquet : Plus exactement, de sa version allemande « Peau de Mille bêtes » qui se passe de marraine et se contente de demander à chacun des animaux du royaume d'offrir un bout de sa fourrure (un peu de lui-même) à la jeune fille.

ActuSF : Ce conte devait-il être revisité ?
Charlotte Bousquet :
Apparemment, oui ! Tu sais on associe toujours « Peau d'âne » (pour faire court) au film de Jacques Demy et aux jolies robes de Catherine Deneuve. Quant à la psychanalyse, d'après ce que j'ai lu, elle contourne allègrement le sujet. En gros : soit elle parle de chrysalide à propos de la nécessité pour la jeune fille de se cacher sous la crasse, de mauvaises fourrures, etc., je pense ici à des contes comme « La gardeuse d'oie » ou « La fausse fiancée », et cite très vaguement la peau de Peau d'âne/de mille bêtes, soit elle parle de complexe d'Electre, ce qui est à la fois hors de propos et monstrueux (la fille cherche à séduire le père...). Mais l'horreur de l'inceste, la fuite, et le « comment faire avec », il n'en est pas question.

ActuSF : L’horreur de l’inceste, tu en parles assez clairement dans ton récit. T’es-tu demandé comment ces scènes seraient reçues par un jeune public ?
Charlotte Bousquet : Non. Ce qui m'a le plus posé de questions, c'est la suite. Comment faire passer l'après sans tomber dans la caricature ou le pathos, comment écrire l'indicible. On évoque souvent, à propos de l'inceste et du viol, le sentiment de honte, l'incapacité à dire les choses... C'était surtout ça qui m'intéressait et me faisait un peu peur aussi. Parce que sous couvert du conte, il y a tout un tas de sujets qui sont réels, qui détruisent les personnes, et qui sont complètement tabous. Et il y avait aussi l'autre côté : jusqu'où peut-on ne pas voir ? Et pourquoi décide-t-on de ne pas voir (ici, la monstruosité du père) ?

ActuSF : Tes éditeurs ont-ils, eux,  soulevé le problème du thème ?
Charlotte Bousquet : Ils m'ont dit qu'étant donné la nature du sujet traité, on n'avait pas le droit de se planter.  Mais quelque part, c'est le cas pour chaque roman, non ?

ActuSF : As-tu été consultée pour la mention « lecteur averti » qui apparaît sur le livre ?
Charlotte Bousquet : Non, en fait je n'avais même pas vu avant que tu ne me fasses remarquer cela, l'autre jour. Au départ, j'ai trouvé ça un peu curieux, mais d'un autre côté le roman est assez... trash disons... Et je ne suis pas sûre qu'il convienne à une gamine de huit ans dont la maman est restée bloquée sur le film de Demy, par exemple. Soyons honnête : d’une certaine façon, j'en serais ravie, ça secouerait un peu la maman en question, mais mon côté psychorigide en serait très gêné... Ce serait mentir sur le contenu de l’histoire – faire passer une réécriture/réinterprétation de ce conte pour une mignonne histoire avec de jolies robes - et ça je n'aime pas trop.

ActuSF : Ainsi, tu n'écris pas du simple divertissement? Il semble que tu aies envie aussi de faire bouger les choses.
Charlotte Bousquet :
Je crois que je ne le fais pas exprès mais, effectivement, il y a de ça! À bien y réfléchir, je ne suis pas sûre d'avoir écrit beaucoup de textes qui soient du divertissement pur et dur... Et même là, dans le divertissement pur et dur en général, pas simplement dans ce que je peux écrire, je suis sûre qu'il y a des idées et du fond. Quant à faire bouger les choses... Euh, oui. Ce n'est pas nécessairement changer le monde, mais donner à réfléchir, même sur un point infime.

ActuSF : Doit-on voir un rapport entre ce texte et l'anthologie "L" publiée chez CDS éditions?
Charlotte Bousquet : Les thématiques sont proches, effectivement. Je pense en particulier aux très beaux textes de Lucie Chenu et Menolly, qui n'évoquent pas l'inceste mais posent la question de savoir jusqu'où il est possible de laisser faire, de tolérer l'intolérable et ce qui fait qu'on peut basculer (mettre un point d'arrêt ou cesser d'exister en tant qu'individu doté d'une conscience et d'une volonté propres). De manière plus générale, "L" a pour thématique les femmes et ses droits sont reversés à La Maison Cœur de femmes, qui aide les femmes en souffrance. Je ne sais pas, maintenant, si le rapport est volontaire, mais les questions soulevées par La Marque de la bête auraient tout à fait leur place dans l'anthologie.
J'évoquais dans une précédente question la honte des victimes de viol ou d'inceste, il y a aussi la culpabilité, ce qui est totalement aberrant mais peut être le fruit de millénaires de patriarcat (je ne fais qu'avancer des hypothèses), et l'impossibilité d'admettre l'inacceptable. Et puis, mais ça n'a rien à voir avec Bruna, les regards et jugements des autres, le "c'est ta faute" "tu l'as bien cherché" implicite, parfois explicite, de certaines attitudes (souvent mues par la mauvaise conscience, je suppose). Pour continuer le parallèle avec "L", "Carnage", nouvelle de Sire Cédric qui clôt l'anthologie, a un rapport avec tout ça.
 
ActuSF : Bruna, victime et coupable, fuit donc ses terres et la société. Elle n'emporte avec elle, outre la peau du Moroch, que les Lettres d'Aurelius. Lire est-il un refuge ?
Charlotte Bousquet : Non seulement un refuge, mais un moyen de survivre, de demeurer humaine - de se construire en tant qu'être pensant. Au castel de son père, les Lettres d'Aurelius sont l'unique lien de Bruna avec la civilisation, avec une humanité idéaliste, en retrait du monde certes mais pour mieux l'appréhender. Pour faire simple, Aurelius à travers ses Lettres, est un peu le mentor ou le précepteur qu'elle n'a jamais eu. Elle-même se considère comme disciple d'Aurelius. Ces Lettres sont le reflet de son âme - du moins, de ce qu'elle croit devoir être son âme (cœur ferme, esprit détaché et serein).

ActuSF : Aurelius est  Marcus Aurelius l'empereur philosophe. Tu le cites, mais son influence va plus loin dans le texte. Tu nous expliques?
Charlotte Bousquet : Et Marc-Aurèle, et Sénèque (on retrouve la forme des Lettres à Lucilius). Tous deux sont des stoïciens, cherchent à la fois le bien et le détachement par l'exercice de la pensée. Tous deux s'occupent de philosophie morale (je n'aime pas le mot "moraliste", ça fait étriqué) et proposent un chemin pour permettre à l'âme humaine d'être en paix. Ce chemin, comme je l'ai dit, passe par le détachement - notamment vis à vis de la mort, ainsi le passage en rapport dans La Marque de la bête est un bout de synthèse de Sénèque - et la nécessité de se montrer ferme et courageux en toute chose - c'est plutôt du côté de Marc-Aurèle que je suis allée chercher. En plus, ses réflexions se présentent sous forme d'aphorismes, ce qui est assez pratique quand on veut s'en inspirer... (Petite précision : il n'y a pas de citation - je ne me permettrais pas de citer un auteur sans le préciser, mais grosse réécriture totalement assumée). Les pensées de ce philosophe sont le point d'ancrage de Bruna - ce qui lui permet de s'en sortir quand elle est au castel, ce qui lui permet de trouver comment échapper à son père et, plus tard, ce qui lui permet de rester humaine, tant qu'elle le peut. Quand elle lâche Aurelius, elle perd cette capacité de réflexion, de recul, devenant plus animale...  Cassian, qui ne lui est pas  indifférent, est un humaniste avant l'heure, un guerrier-poète, éduqué, intelligent et capable de ne pas juger. Il porte en lui quelque chose d'Aurelius - et c'est ce qui permet à Bruna de se raccrocher à l'humanité. Pour paraphraser Jean-Pierre Vernant, je dirai : « entre les rives du même et de l'autre, de l'humain et du monstrueux, Aurelius est un pont ».

ActuSF : Ta formation philosophique te sert-elle pour l'écriture (les choix de thèmes notamment)?
Charlotte Bousquet :
Je crois, oui. Ce que j'écris me permet généralement d'explorer des notions philosophiques, d'étendre à la fiction les questionnements qui étaient déjà miens quand j'ai rédigé ma thèse : l'humain, l'altérité, la quête de soi,  la fragile frontière entre le bien et le mal, l'incommunicabilité des genres, etc. Avec le temps, cela s'étend aux questions de société, de psychanalyse mais finalement le fond reste le même. 

ActuSF : On peut lire entre les lignes de ce texte une définition de l'humanité. Peux-tu nous l'expliciter?
Charlotte Bousquet :
Non, il n'y a pas de définition de l'humanité. Il y a éventuellement des pistes sur le "connais-toi toi-même". Tout au plus, une petite référence à Nietzsche : l'homme est la bête non encore déterminée. Ce qu'il y a peut-être, cela rejoint ta question précédente, c'est mon problème de sphinx. De sphinge plutôt. Tu sais, Œdipe qui répond l'homme à l'énigme, la sphinge qui se tue. Je me suis toujours demandé pourquoi répondre à l'énigme, pourquoi ne pas tenter de questionner la sphinge à son tour ? Pourquoi rejeter l'inquiétante étrangeté - l'autre qui est en nous, l'autre qui est hors de nous - et non aller vers elle ? N'est-ce pas ainsi que l'on peut espérer répondre à l'injonction de l'oracle de Delphes - le "connais-toi toi-même" sus-cité ?

ActuSF : Bruna, pour revenir à elle, garde ces feuillets d’Aurelius jusqu'à ce que la nécessité de survivre prenne le pas sur son besoin de lien aux autres. La culture est-elle liée au superflu ?
Charlotte Bousquet
: Oh, la question taquine!  De manière générale : NON! Ça permet, entre autre, de comprendre la substantifique moelle de La Princesse de Clèves et de ne pas se planter en parlant des Rougon-Macquard. Ça permet aussi — là, je parle surtout d'apprentissage, on peut être cultivé et complètement abruti, ce me semble — d'acquérir des outils de pensée. Ce n'est pas très nouveau, mais l'un des meilleurs moyens pour soumettre un peuple est de lui interdire de lire, de se poser des questions... Dans certains pays, le journalisme et la philosophie sont considérés comme dangereux parce que susceptible de faire réfléchir les gens. Un autre moyen consiste à réécrire ou oublier l'histoire, un peu ce qui se passe en ce moment en France.
Pour en revenir au pourquoi du comment Bruna sacrifie les Lettres, c'est effectivement parce que c'est une question de survie, et aussi parce que — mais j'imagine que c'est en répondant à tes questions que j'en prends conscience — le Moroch prend de plus en plus de place dans son cœur.

ActuSF : Le Moroch, on y vient donc.  Ce monstre qui terrorise les hommes, même mort, tu parviens à nous le rendre tout de même attachant. Presque un doudou géant. D’où vient-il ? Parle-nous un peu de lui.
Charlotte Bousquet :
À l'origine, il y a la Bête du Gévaudan. Quand j'ai préparé l'antho Le Crépuscule des loups, j'ai lu pas mal de choses en amont - dont l'ouvrage de Michel Louis, appelé très classiquement La Bête du Gévaudan, qui défend des théories assez intéressantes, dont celle de l'imprégnation, qui n'ont rien à voir avec l’histoire hélas trop galvaudée du méchant loup mangeur d’hommes, bien sûr. Cette Bête m'a suffisamment intéressée pour que j'écrive deux textes à son propos et quand est née l'idée de La marque de la bête, je n'en avais toujours pas, j'imagine, fini avec elle. À cette même époque, je m'intéressais aussi à l'Aragon médiéval, mais pour des raisons qui n'avaient rien à voir et donc, à son bestiaire fabuleux. En fouillant à droite à gauche, j'ai découvert une bête appelée Gaueko, un esprit du mal et de la nuit apparaissant sous la forme d'un chien monstrueux aux malheureux pèlerins sur le chemin de Compostelle. Le Moroch est né de la fusion de ces deux créatures.
Comme dans le conte, la fourrure — qu'il s'agisse de l'âne ou du patchwork des "mille bêtes" — tient un rôle protecteur et permet à la jeune fille d'échapper à la vigilance de tous et de demeurer sauve. Il y a aussi une sorte de transfert qui se fait : dans la version des frères Grimm, chaque animal accepte de donner un bout de peau pour le manteau ; dans la version de Perrault, il y a sacrifice… de la Bête à la Belle, si je puis dire.
Le Moroch ne pouvait pas être seulement le trophée qui sert à se cacher, ni "l'objet maudit", cela n'aurait pas eu de sens. J'ai préféré faire de lui un être vivant, pensant et aimant. Car c'est bien d'amour qu'il s'agit entre Bruna et lui.

ActuSF : Le Moroch et le Loup de Lusira forment une entité double, comme deux faces d’une même médaille. C’est encore le problème de la frontière bien/mal ?

Charlotte Bousquet
: Le Loup de Lusira est présent, sous le nom de Loup de Compostelle, dans le bestiaire fabuleux aragonais. Il est le seul à pouvoir protéger les pèlerins du Gaueko. J'ai trouvé l'idée intéressante et je l'ai un peu développée. Il y a bien sûr l'aspect bien et mal entrelacés, mais aussi le rapport à l'autre — autre que moi, autre en moi, je crois !

ActuSF : Ces personnages sont des éléments d’un système mythologico-religieux plus vaste. Tu l’as créé de toutes pièces ?
Charlotte Bousquet : Je me suis inspirée du christianisme et de l'histoire de Lilith —celle qui dit non—, mais aussi de la Reine de la Nuit de La Flûte enchantée. "Die hölle Rache" est à mon sens le plus bel air de  cet opéra, mais elle demeure un personnage "mauvais" face à Zarastro, qui, lui, est présenté comme le sage magicien et illuminé. Au départ, la religion était plus présente dans le texte mais cela alourdissait l'histoire inutilement. Elle demeure simplement en arrière-plan, suffisamment présente pour que l'on comprenne de quoi il s'agit : des croyances patriarcales fondées sur le péché et la rédemption, vénérant un dieu lumineux et son fils, opposées aux ténèbres féminines, chaotiques, peuplées de créatures étranges et maléfiques.

ActuSF : As-tu prévu d’écrire d’autres textes utilisant ce monde comme paysage ?
Charlotte Bousquet :
Non, pas pour le moment. Des récits issus de contes, oui, mais dans d'autres univers.

ActuSF : Dis-nous deux mots de l’album Croquemitaines prévu aux Éditions du Mont ?
Charlotte Bousquet : J'en suis très fière parce que c'est le premier travail que Fabien Fernandez et moi réalisons pour la jeunesse, dans une maison d'éditions qui n'a aucun lien avec notre réseau habituel. L'idée est née d'un petit ouvrage acheté aux Imaginales, chez cet éditeur : Le dahu, qui est à la fois drôle et adorable. On a commencé à réfléchir à un projet. Fabien s'est mis à griffonner comme un fou, moi à écrire. Il a trouvé un style absolument craquant pour ses croquemitaines — entre le truc affreux et le doudou — puis nous avons présenté les premières illustrations et le texte à l'éditeur, qui a accepté. Croquemitaines devrait, si tout va bien, paraître au printemps. Ce sera un album de trente-deux pages, comportant une vingtaine d'illustrations... dont une version inédite d'un célèbre tableau de Rembrandt.  En ce moment, nous travaillons à un autre projet à quatre mains - toujours un album jeunesse... L'expérience nous a vraiment plu!

ActuSF : Que pouvons-nous nous attendre à lire de toi dans les mois qui viennent ?
Charlotte Bousquet : Noire Lagune, tout d'abord, un polar historique jeunesse aux éditions Gulfstream (Courants noirs), j'emprunte donc la même voie que Jérôme Noirez ou Nicolas Cluzeau ! L'histoire se passe à Venise, à la fin du XVIème siècle et il y est question de complot, de peste et de courtisanes.
Croquemitaines, aux éditions du Mont, avec les illustrations de Fabien Fernandez, sortira au printemps.
Cytheriae, deuxième roman dans l'Archipel des Numinées (univers d'Arachnae) suivra, en mai, aux éditions Mnémos. Moins de sang, plus de sexe… du moins, je crois !  Plus sérieusement, ce deuxième opus sera assez intimiste — à l'échelle d'un quartier non d'une ville — et humain.
Une nouvelle dans Sorcières et Magiciennes, l'anthologie des Imaginales dirigée par Stéphanie Nicot (éditions Mnémos).
La réédition - augmentée, etc. de Lettres aux ténèbres pour fin août chez Rivière Blanche.
Et, cet automne, un autre roman chez Gulfstream, dans la même collection : Princesses des os. Il s’agira cette fois d’une enquête dans la Rome antique.

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?