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ITW Roland Lehoucq et Claude Ecken
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ITW Roland Lehoucq et Claude Ecken

Actusf : Comment est née l’idée de ce projet ? Qu’aviez-vous envie de faire ou de dire ?
Claude Ecken :  Ça commence bien ! Attention, spoiler ! Quoique... D’autres sites vendent déjà la mèche.
Roland Lehoucq : Ce projet est l’aboutissement d’un travail que Claude et moi avions commencé en 2002, pour le compte d’une exposition de la Cité de l’Espace de Toulouse. Il s’agissait de concevoir un vaisseau interstellaire lent et de grande taille, pour servir de cadre à l’exposition. Pendant la phase de réflexion, nous avons échangé des centaines de courriels en quelques semaines. Vu l’ampleur de ce travail nous avons tout de suite eu l’envie de l’écrire en détail. L’occasion s’est présentée quand Olivier Girard a accepté de publier nos échanges sous forme d’un dialogue entre deux « spécialistes », l’un de sciences, l’autre de sciences humaines. Ce fut fait en deux gros textes de 40 000 signes, publié dans les numéros 44 & 45 de Bifrost. Une version courte a aussi été publiée dans la revue Ciel & Espace quelques mois plus tard. L’idée d’en faire un livre a traîné un peu jusqu’à ce que Sophie Bancquart, directrice des éditions Le Pommier, accepte le projet pour sa collection de romans scientifiques.
Claude Ecken : Lors des échanges par e-mails, ça fusait dans tous les sens, comme toujours avec Roland, et nous traitions de quinze ou vingt questions à chaque envoi. Une fois notre conception du vaisseau achevée, Roland a décrit le résultat dans un document de travail. Lequel, bien sûr, ne rendait pas compte de nos tâtonnements et des détours qu’il fallut emprunter pour parvenir au résultat final. Histoire de m’y retrouver, et aussi de montrer la somme de boulot abattu, j’ai réuni nos échanges en un seul document, en classant les propos par thème. Ce texte, je m’en souviens, a favorablement impressionné les responsables de la Cité de l’Espace qui estimaient qu’il mériterait d’être publié tel quel. A l’époque, je trouvais qu’une telle publication, dans le contexte de l’expo, serait d’un intérêt relatif.
 
Actusf : Comment avez-vous décidé de collaborer ensemble ? Qu’est-ce qui vous en a donné envie ?
Roland Lehoucq : Il faut reconnaître qu’on s’est vraiment amusé ensemble sur l’exposition de la Cité de l’Espace. A l’époque, je ne connaissais Claude que de réputation, ayant lu quelques uns de ses textes, mais nous avons tout de suite accroché ensemble. Il faut dire qu’il a un sens du détail et un perfectionnisme qui ne peut que plaire à un scientifique.
Claude Ecken : Roland avait toujours eu en tête l’idée d’en faire un bouquin. Je me disais "pourquoi pas" sans y croire vraiment. Mais nous avions pris plaisir à travailler ensemble, moi surtout, parce que Roland est quelqu’un d’extrêmement stimulant, capable de s’investir à fond sur l’idée qu’on lui soumet ; et comme la majeure partie du travail était faite, pourquoi ne pas poursuivre l’aventure, si l’occasion se présentait ?
 
Actusf : Pourquoi avoir choisi la fiction pour faire œuvre de vulgarisation ? Et pourquoi avoir choisi la science fiction ?
Roland Lehoucq : A mon sens, la SF est la forme naturelle de la spéculation rationnelle. La fiction scientifique s’est largement nourrie des découvertes des savants et fut longtemps un lieu privilégié de leur diffusion. Ainsi, Hugo Gernsback, le rédacteur en chef de la revue Science Wonder Stories, où le terme science-fiction apparut pour la première fois en 1929, avait auparavant dirigé une revue de vulgarisation scientifique, Modern Electrics. Quant au russe Konstantin Tsiolkovski, l’un des pères fondateurs de l’astronautique moderne, il utilisa la fiction scientifique dans deux romans, Rêves de la Terre et du Ciel (1895) et Au-delà de la Terre (1920), pour faire connaître ses idées sur la conquête de l’espace. D’ailleurs dans l’exposition le vaisseau dans lequel pénètrent les visiteurs se nomme justement Tsiolkovski.
Claude Ecken : Le jour où Roland est venu me demander si j’étais toujours partant pour un bouquin à quatre mains, il entendait probablement : vulgarisation, et moi : roman. Là, j’ai réalisé qu’un dialogue entre un savant et un naïf sur 200 pages serait d’un ennui mortel. C’est le genre d’ouvrage de vulgarisation propre à satisfaire les convaincus, pas à enthousiasmer le lecteur de romans d’aventures que les détails réalistes emmerdent. J’ai donc proposé d’en faire un vrai roman, avec des méchants, de l’action, du suspense, une réelle intrigue, quoi ! Et il a eu le tort de m’écouter. Ça lui apprendra à faire confiance à un auteur qui fait semblant de savoir où il va !
 
Actusf : Comment avez-vous travaillé pour mêler la vulgarisation scientifique et l’intrigue ?
Claude Ecken : Le Pommier est un éditeur scientifique, spécialisé dans la vulgarisation. Il n’a pas vocation à publier du roman d’aventures si celui-ci est dépourvu de portée didactique. C’est au pied du mur qu’on se rend compte de l’ampleur du challenge. Il faut trouver un prétexte à l’intrigue, lui fournir un cadre et ensuite distribuer les éléments contenus dans notre article. Les entretiens, du coup, ne suivent plus l’ordre logique de conception du vaisseau, mais la suite de raisonnements conduisant un enquêteur à élucider un mystère, soit un processus réflexif qui saute d’une idée à l’autre, en s’appuyant sur des proximités thématiques.
Roland Lehoucq :  Par exemple, le bouclier de protection du vaisseau pouvait amener une discussion sur les moyens de se protéger des météorites et aussi sur les moyens de détection à bord. Lesquels pouvaient éventuellement déboucher sur la question des communications à travers l’espace. Bref, notre pile de cubes se retrouvait par terre... C’est surtout Claude qui s’est occupé de l’intrigue : heureusement car j’ai mesuré ce qu’il me restait à apprendre pour maîtriser les « ficelles » du métier de romancier. De mon côté, je me suis bien sûr occupé de la validation scientifique, de faire les calculs de dimensionnement, etc.
Claude Ecken : En même temps, il serait difficile à un regard extérieur de démêler les apports de chacun. Par exemple, Roland a désiré muscler le premier interrogatoire pour bien montrer à notre scientifique qu’on ne rigolait pas et j’ai, quant à moi, détaillé avec trop de précision le principe d’un réacteur à fusion. Et c’est Roland qui m’a demandé de me contenter de parler de lithium au lieu de préciser les rôles du lithium-6 et du lithium-7. Grâce à lui, vous avez échappé à ce paragraphe. Donc, pas facile de savoir qui a fait quoi : nous avons été tous les deux très impliqués dans cette histoire.
Roland Lehoucq :  Certes, mais la structure de l’intrigue doit quand même beaucoup à Claude…
 
Actusf : Le livre est une mine d’idées et d’informations. Comment avez-vous choisi les thématiques scientifiques que vous vouliez aborder ?
Roland Lehoucq :  Pour faire un vaisseau interstellaire il faut traiter et maîtriser un nombre considérable de problèmes : c’est comme faire une Terre en miniature. Nous avons dressé la liste des principaux en les cochant au fur et à mesure de leur apparition dans le roman. Claude désirait établir des connexions entre les plus évidents. Il s’agissait de savoir quels points aborder en premier, sans déflorer trop tôt le projet dans son ensemble. Ces vertueuses intentions n’ont que moyennement fonctionné, car certains thèmes déboulaient beaucoup trop rapidement dans le propos, et il était difficile de les cacher sans donner l’impression de tricher avec le lecteur ; d’autres avaient du mal à s’insérer naturellement dans la conversation et risquaient de tomber comme un cheveu sur la soupe. La liste de départ a donc surtout servi de check list, à laquelle nous avons ajouté quelques items au fil de la narration. Et ceux-ci étaient plutôt nombreux !
Claude Ecken : A présent qu’il ne s’agissait plus d’une expérience de pensée supposant les volontés politiques et les questions financières résolues, impossible d’ignorer les traités de l’espace, les positionnements géopolitiques des uns et des autres, les questions liées au climat et aux ressources énergétiques dans un avenir proche, etc.. Moi qui pensais que nous bouclerions l’intrigue en 200 pages, j’ai vu débouler des sujets inattendus, qui nécessitaient des recherches accrues. Par exemple, nous nous sommes basés sur les perspectives cavalières sorties des cabinets d’architectes pour ancrer le récit dans la ville de Masdar, dont la construction a à peine commencé à l’heure actuelle. Même les ahurissants choppers de la police d’Abu Dhabi n’ont rien de fictif. Au fur et à mesure que nous entrions dans les détails, des problèmes se présentaient. Et mes inévitables erreurs scientifiques, tant dans la compréhension que la formulation, amenaient Roland à les corriger, explications à la clé, explications si lumineuses qu’il me fallait les intégrer au récit pour en faire profiter le lecteur, ce qui nous entraînait encore plus loin, etc. Le même jeu de ping-pong que lors de la conception du vaisseau de l’exposition se répétait.
 
Actusf : Est-ce que toutes les idées abordées sont réalisables techniquement ?
Roland Lehoucq :  Non ! Mais toutes sont « pensables ». Autrement dit, il ne faut pas de physique « extraterrestre » pour élaborer un vaisseau interstellaire : la physique actuelle suffit mais l’ampleur du projet est tout simplement titanesque, tant du point de vue de sa durée que des problèmes techniques qu’il soulève. Mais je pense que la difficulté majeure est surtout humaine : comment choisir les passagers ? Comment organiser la vie dans le vaisseau ? Comment faire vivre le projet sur plusieurs générations ?
Claude Ecken : Je pense quand même que sur certains points, nous serons un jour capables de faire mieux. Mais il est difficile d’en faire état quand ce ne sont que des probabilités. Il faut déjà présenter et assimiler les étapes intermédiaires, c’est-à-dire ce qui est techniquement réalisable dès à présent.
 
Actusf : Une partie des idées présentées font rêver. Aviez-vous envie de redonner à la science et à la SF leur pouvoir d’émerveillement ? La SF et la Science font elles aujourd’hui encore rêver les lecteurs et le public ?
Roland Lehoucq :  Inutile de redonner un pouvoir que la SF n’a jamais perdu à mon sens. Et la SF fait plus que faire rêver : elle interroge. De son côté, la science ne fait plus autant rêver, elle fait aussi peur depuis la première guerre mondiale et ses armes chimiques, ou pire encore avec la seconde et la bombe nucléaire, et que dire maintenant des OGM, des manipulations génétiques, du clonage, des nanosciences…
Claude Ecken : C’est dû au marasme actuel. Curieusement, on rêvait plus fort et plus loin quand moins du dixième des postulats étaient réalisables avec la science de l’époque. Mais comme le dit Roland, la SF n’a pas pour seule vocation de faire rêver. Le fait de se demander si SF et sciences font encore rêver montre bien que le public en a une perception faussée. Elle les considère sous la perspective utilitaire ou comme objets de consommation, ce qui est pour le moins réducteur.
 
Actusf : Comment pourriez-vous décrire Gregory Forbie ? On a l’impression d’un scientifique de haut vol, un peu rêveur parfois, évidemment très instruit dans son domaine mais aussi soucieux des financements. Il semble aussi très intéressé par l’interdisciplinarité...
Roland Lehoucq :  Forbie est l’exemple du scientifique qui fait de la recherche théorique mais en ayant toujours en tête que ses travaux peuvent aboutir à des applications pratiques. Il doit donc se tenir au courant des besoins des industriels et de ce qui se passe dans les disciplines voisines. Il est aussi conscient que la recherche coûte cher et qu’il faut désormais faire de plus en plus souvent appel à des financements privés ou militaires (inutile de s’en cacher).
Claude Ecken : A présent, ce n’est plus à nous de dire comment nous voyons Forbie mais au lecteur. Chacun s’en fera sa propre opinion, qui différera de celles de ses voisins.
 
Actusf : La CIA l’enlève et l’accuse de trahison. Est-ce qu’il est selon vous à l’image des scientifiques d’aujourd’hui, à la fois sans frontière, obligé de multiplier les contacts dans tous les domaines mais aussi de se soucier des financements ? Et est-ce que les Etats sont un problème pour la science ?
Roland Lehoucq :  La science moderne est très souvent faite par des collaborations internationales, notamment autour des grands instruments (comme le CERN par exemple). Le fait que la science soit sans frontière n’est pas nouveau : au XVIIe siècle, les grands savants européens correspondent déjà régulièrement entre eux. Aujourd’hui, les techniques de communication électronique ont considérablement accéléré les échanges et la diffusion des publications scientifiques, dont la production s’accroît exponentiellement. Les domaines à la frontière de disciplines (physique/biologie, ou mathématique/biologie, ou chimie/physique) doivent avoir une vision particulièrement large de l’actualité de la recherche. La recherche est un domaine où la curiosité est de mise. Comme les savants du XVIIe siècle, le financement est un problème que les laboratoires modernes doivent traiter en permanence. En général, les États financent la recherche (avec des hauts et des bas). Problème : les échelles de temps d’un gouvernement (de l’ordre de l’année) s’accommodent mal de celles de la recherche fondamentale (10 ans, voire 20 ans pour de gros projets internationaux). Les coups de frein/accélérateurs sont souvent dommageables à la qualité de la recherche.
Claude Ecken : Les États constituent un problème dans la mesure où ils sont les prescripteurs, en finançant ce qui les intéresse, et les empêcheurs de chercher tranquillement, ou à fond, avec une pression toujours accrue en termes d’objectifs, de résultats, de délais. Ils cherchent toujours à s’accaparer les découvertes essentielles, surtout celles qui offrent des débouchés immédiats, ce qui peut nuire aux échanges internationaux (et coûte plus cher quand les labos font la course au lieu de se partager la tâche). Je pointerais un troisième frein : la médiatisation. A partir du moment où la presse veut du sensationnel, on a vite fait d’exagérer un résultat ou de triompher avant vérifications et contre-vérifications. Cet empressement et cette course aux honneurs sont tout aussi nuisibles que la course aux brevets ou le mode de financement des recherches.
 
Actusf : Avec le recul, comment voyez-vous ce livre maintenant qu’il est sorti ? Y’a-t-il depuis d’autres thématiques que vous auriez aimé aborder ?
Claude Ecken : À présent, je vois ce livre sur la tranche, dans ma bibliothèque.
Roland Lehoucq :  J’ai l’impression que nous avons abordé la plupart des thèmes qui nous paraissaient importants. Ce livre relève pour partie de l’exercice de style : parler de science de façon digeste et aimable, dans le cadre d’une véritable intrigue, en évitant comme la peste les « à-plats » techniques de plusieurs pages. L’idée est de donner envie au lecteur d’aller plus loin s’il est intéressé par un des thèmes abordés. Sur Internet il trouvera facilement des informations complémentaires sur la plupart d’entre eux (intelligences distribuées, écosystème spatiaux, voyage interstellaire…).
 
Actusf : Avez-vous prévu d’autres romans comme celui-ci ?
Claude Ecken : T’as vu, Roland, où nous mène le sensationnalisme que j’évoquais ? On nous demande déjà l’après. Notre roman appartient déjà au passé.
Roland Lehoucq :  Faut toujours que tu exagères ! Le sous-titre « Les tisseurs de rêve » laisse effectivement supposer que ce roman s’inscrit dans un cycle. La suite est encore à écrire, nous verrons si Claude et moi en avons le temps…
Claude Ecken : La suite sera l’occasion d’entrer dans les détails de certaines questions rapidement expédiées. Et aussi de valider des choix. A mon sens, un projet d’une telle envergure, étalé sur une période équivalente à celles des bâtisseurs de cathédrale, ne peut que connaître des avanies, subir des arrêts ou des changements d’orientation. Le projet tel qu’il est défini dans ce roman ne saurait se poursuivre tel quel jusqu’à son terme, même si on parvient à résoudre les crises ou les incidents de parcours. Les problèmes politiques et humains prendront le pas, sans occulter les aspects scientifiques. Reste à savoir quand nous aurons le temps de nous y atteler. J’ai déjà quelques idées bien précises sur la suite, qui sera forcément davantage romanesque, et Roland a déjà écrit en détail l’histoire de la planète expliquant son évolution géologique jusqu’à la date du récit, ainsi que le moyen de la rendre un peu plus accueillante.
 
Actusf : Quels sont vos projets personnels à tous les deux ?
Roland Lehoucq : A côté de mes travaux de recherche, je m’occupe beaucoup de diffusion des connaissances. Mes projets les plus immédiats sont un livre sur les extraterrestres à finir et un essai sur le « noir » en physique à écrire. Je dois pense publier le 2e recueil des articles que j'écris chaque trimestre dans Bifrost, probablement fin 2011/début 2012.
Claude Ecken : Les projets à quelle date ?... Dans l’immédiat, je travaille à des nouvelles en complément d’un court roman que publiera le Bélial en 2012, je pense, lequel roman a reçu la mention spéciale du prix UPC en 2009, à Barcelone. J’ai aussi entamé la rédaction de récits décrivant notre réalité sociale, série qui devrait pousser très légèrement le curseur vers le futur, pas trop pour ne pas effaroucher le lecteur non initié à la SF, mais suffisamment pour montrer les conséquences des dérives actuelles – et montrer aussi comment la SF traite du présent et du réel. J’aimerais publier ça avant un certain rendez-vous de 2012. Mais je cherche encore un éditeur. Pour le reste, je préfère ne pas m’avancer. J’ai plusieurs projets sur le feu, certains depuis un sacré bout de temps, en particulier un roman maintes fois évoqué qui me pose problème, à cause de sa taille et de certains choix d’écriture complexes, et ce sont ceux-là qui auront ma priorité désormais… Si les circonstances n’y ajoutent pas leur grain de sel. Parce qu’il y a aussi un projet BD qui pointe le bout de son nez.

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