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L'Edito N°42
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L'Edito N°42

EDITORIAL BIFROST 42

Nous avons atteint l’âge de quarante-quatre centimètres. Pas moins.

Quarante-quatre centimètres et environ douze kilos, le tout divisé en quarante-deux numéros et deux hors série, soit 7240 pages publiées en pile-poil dix ans. Dix années de bouclages, c’est-à-dire de paniques parce qu’untel n’a pas rendu sa copie à temps, d’angoisses parce qu’il est impossible de tout faire soi-même et qu’on est bien obligé de s’en remettre à d’autres pour la prise en charge de tel ou tel problème, de crises devant la gestion monstrueuse que représente la vie d’une petite revue qu’on organise à la va comme j’te pousse parce qu’on est peu nombreux, qu’on a pas de sous et qu’il faut bien que le prochain numéro sorte… Comme me le faisait remarquer Gilles Dumay il y a quelques jours au téléphone : « En tout cas, on aura bien rigolé ! » Sûr. D’autant que des conneries, on en aura fait pas mal… Il faut dire que quand on a vingt-trois ans et des poussières, qu’on connaît rien de rien à l’édition et qu’on a pas approché en vrai le moindre petit bout de poil de barbe d’un écrivain de S-F, créer une maison d’édition pour y publier une revue consacrée à la science-fiction, c’est tout de même un drôle de truc. Idée dont on me demande d’ailleurs souvent comment elle m’est venue. Par frustration et méconnaissance, évidemment. Il faut vous dire qu’à cette époque, vers 1994/95, entre un boulot de libraire à la Fnac, des séjours à la fac de plus en plus touristiques, des allées et venues entre la France et l’Afrique et des soirées de jeux de rôle totalement allumées, bref, une vie de post-ado plus ou moins désœuvré, j’écrivais des nouvelles. Des nouvelles de S-F, comme il se doit, des nouvelles que j’aurais bien aimé voir publiées. Ben voyons… Sauf que des supports pour publier mes textes, je n’en connaissais pas (j’avais raté Fiction de quelques années). Jusqu’au moment où je découvre un entrefilet dans je ne sais plus quel quotidien évoquant une revue de science-fiction à la recherche de textes inédits. Hop hop ! J’envoie un récit, qui est accepté quelques semaines plus tard. J’imagine que n’importe quel auteur en herbe se voyant accepté un texte pour la première fois se figure déjà concurrencer Stephen King. En tout cas, c’est ce que je me suis dit. Jusqu’à ce que je reçoive la revue avec mon texte dedans. Là, il me faut aussi avouer qu’à cette époque, un fanzine, je savais même pas ce que c’était. Pour moi, une revue de S-F, c’était un gros truc épais qui ressemblait à un livre, doté d’une couverture couleurs, d’une impression offset (minimum !) et susceptible d’être trouvée dans toute librairie digne de ce nom. A la limite, je me serais contenté d’un magazine de type Casus Belli, tout en quadri sur papier glacé et diffusé dans tous les kiosques du coin. Bref, j’étais avec mon fanzine dans les mains (un support littérairement parlant tout à fait digne d’intérêt, d’ailleurs, mais ce n’est pas le problème), et pour le moins déçu, me disant que mon ambition de concurrencer King allait prendre un peu plus de temps que prévu, surtout diffusé à 150 exemplaires… Frustration, donc, de laquelle est née l’idée de créer une revue qui ressemble à une revue, avec du joli papier, un façonnage un peu plus élaboré qu’un agrafage central et une odeur de photocopies moins marquée. C’est alors qu’intervient la méconnaissance. Je l’ai dit, j’ignorais tout de l’existence de ces petites revues d’amateurs et surtout des amateurs, précisément, qui se trouvaient derrière ces supports. Je n’avais jamais entendu parler de la moindre Convention Nationale de Science-fiction, de la moindre manifestation, bref, du moindre semblant d’organisation visant à un tantinet regrouper les gens comme moi, lecteurs et fans de S-F. En un mot, j’ignorais tout du fandom. Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais, entre autres choses, su combien je me plantais sur tout un tas de trucs. A commencer par le fait qu’une revue comme j’en rêvais pour mes propres textes, il en existait une depuis deux numéros : CyberDreams. J’aurais également su qu’un autre support allait bientôt arriver : Galaxies. A coup sûr, si j’avais eu connaissance de l’existence de CyberDrams et de la naissance prochaine de Galaxies au moment où je mûrissais le projet de Bifrost en tapant famille et copains pour réunir un peu de fric, très franchement, Bifrost n’aurait jamais vu le jour. Frustration et méconnaissance, voici donc les deux mamelles un peu curieuses de cette gestation. Une méconnaissance qui allait me faire faire un sacré nombre de conneries. Je l’ai dit plus haut : moi et les doux dingues qui avons contribué à la naissance de Bifrost, on y connaissait pas grand-chose au métier d’éditeur. Début 1996, nous avions notre projet, un peu de sous (dans les 50 000 francs), des bureaux (chez un pote). Arrive l’heure de la réalisation, le moment de passer d’une idée un peu dingue, largement développée autour de soirées qu’on qualifiera de délétères, à un truc qui pèse dans la main et qu’on pourra exhiber en étant pas peu fiers. Donc, la fameuse question du tirage. J’ai dit 2000. Pas moins. Et encore, je me suis vraiment tâté pour ne pas tirer à 4000 exemplaires (le retour du « syndrome Stephen King » évoqué plus haut). 2000. Rien du tout. Pensez donc ! Je passais mon temps à la Fac dans des amphis plus peuplés que ça (j’ai fait beaucoup de premières années…). Arrive le camion avec les bouquins, qu’on installe dans notre bureau (les bouquins, pas le camion, mais il y avait tout de même deux étages sans ascenseur) dans un état de quasi-hystérie. Entre la décision du tirage et l’arrivée du premier numéro, les choses avaient quelque peu évolué. Nous comptions 35 abonnés, environ 50 pré-commandes et une poignée de librairies prêtes à nous prendre en dépôt, aussi je commençais à réaliser qu’après tout, 2000 exemplaires, c’était déjà pas si mal… Je crois me souvenir que ce premier Bifrost, nous en avons vendus 300 en l’espace de huit mois… La classe, quoi. C’était l’époque de l’autodiffusion, avec carte de France de 2 mètres sur 2 au mur et punaises bleues pour les libraires qui acceptaient de nous prendre en dépôt (nous n’en avons jamais eu plus de 35), vertes pour celles dont on sentait que ça serait peut-être possible mais qu’il allait falloir « sacrément forcer », rouges, enfin, pour les points de ventes dont il faudrait nous résoudre à plastiquer la vitrine… Le début de l’apprentissage, en somme, et les premiers bouclages homériques sur des numéros dont on ne savait même pas s’ils sortiraient parce qu’on avait pas un copeck pour payer l’imprimeur. Apprentissage, toujours. Nous nous sommes très vite associés avec des diffuseurs professionnels. Qui nous ont certes apporté de nouveaux points de vente (200 environ sur la France à l’heure actuelle), mais aussi des dépôts de bilan en série (deux en trois ans — un petit conseil à l’attention des éditeurs débutants : faites gaffe avec qui vous vous associez, et lisez bien vos contrats de distributions !), sans parler des incendies (l’essentiel de notre stock parti en fumé dans l’entrepôt des Belles Lettres en 2001, par exemple — second conseil à l’attention des éditeurs débutants : assurez votre stock !). Apprentissage, encore. Et nous voilà, dix ans plus tard… Le bilan ? Nous avons atteint l’âge de quarante-quatre centimètres en linéaire dans ma bibliothèque. Nous tirons toujours à 2000 exemplaires (comme quoi, finalement, avec le numéro 1, on avait pas si mal visé !), sauf les hors séries et certains numéros spéciaux (qui avoisinent les 3000). Sur un tirage de 2000 exemplaires, nous en vendons rapidement entre 1000 et 1200 en librairie et 600 en VPC (donc 520 environ pour les abonnés). Nous avons publié pas loin de 150 nouvelles et près de 60 interviews. Des milliers de critiques. Nous avons reçu deux ou trois menaces de procès en diffamation. Et je n’ai plus le temps d’écrire la moindre nouvelle. Comme le disait Gilles plus haut : « En tout cas, on aura bien rigolé. » Certes. Et c’est pas fini. Nous sommes encore loin de « l’âge de mille kilomètres » de Christopher Priest et son Monde inverti, mais centimètre par centimètre, comptez sur nous pour y travailler chaque trimestre.

Me reste à vous entretenir quelque peu sur le sommaire de ce numéro anniversaire, 384 pages tout de même — on a pas tous les jours dix ans. L’idée de départ, et à laquelle je me suis efforcé de ne pas déroger, c’était dix auteurs pour dix ans. Tous francophones, histoire, une fois encore, de marquer notre intérêt à défendre nos genres de prédilection sous nos latitudes — d’autant que notre précédent numéro, le 41, était cent pour cent anglo-saxon. Dix auteurs, c’est finalement assez peu au regard de l’actuelle profusion de jeunes écrivains remarquables dont la S-F et la fantasy disposent à l’heure actuelle en France, sans même parler des « anciens ». Dix ans, ce n’est certes pas une génération. Mais il est pourtant peu de dire qu’au cours de la décennie 1996-2006, une génération d’auteurs a vu le jour. Une génération qui, pour certains de ses représentants, a même grandi dans les pages de Bifrost. Ces auteurs-là occupent la majorité de notre sommaire. Mais il était également important de faire le lien avec la génération précédente, et aussi, j’y tenais particulièrement, de proposer un texte d’un auteur n’ayant à ce jour jamais publié de fiction — notre vocation étant aussi de tenter de découvrir de nouveaux talents. Le choix fut difficile, et nous sommes systématiquement allés vers les auteurs qui nous correspondent tout particulièrement, ceux que nous considérons comme « bifrostiens », sinon de cœur, au moins d’esprit. Reste qu’avec dix auteurs, il y a nécessairement des absents, des écrivains comme Ugo Bellagamba, pour n’en citer qu’un. Que lui et les autres nous pardonnent, nous les retrouverons très vite dans nos prochains numéros. Enfin, je conclurai sur une constatation doublée d’un espoir. J’entends souvent dire, et encore aujourd’hui, que la S-F francophone est qualitativement à des années-lumière de la S-F anglo-saxonne. Cette comparaison n’a à mon sens pas lieu d’être, tout simplement parce que structurellement, les choses ne sont pas comparables. Si les anglo-saxons jouent au tennis, nous jouons au ping-pong. Il y a des raquettes, des balles, mais le terrain n’est pas le même. Le marché anglophone est dix, vingt fois plus important que le marché francophone. L’aura même de ce marché est considérable : qu’un succès se dessine sur un ouvrage et ce dernier sera immédiatement vendu dans quinze pays non anglophones. Face à un tel rouleau compresseur, nous sommes passablement désarmés. Et pourtant, dans ce contexte, et grâce aux initiatives de structures indépendantes comme Mnémos, Nestiveqnen, Les Moutons électriques, le Bélial’, Bragelonne ou encore l’Atalante, les littératures de l’imaginaire d’expression francophone existent encore, et plus que jamais. C’est à ces structures que nous devons notamment l’éclosion de la génération d’auteurs évoquée plus haut. Nous ne pouvons prétendre à la diversité de tons, de talents, d’inventivité anglo-saxonnes car nous n’avons tout simplement pas le nombre, faute de marché, et nous ne l’aurons jamais. Certes, les tout bons auteurs francophones sont moins nombreux que les anglo-saxons. Certes. Mais s’ils sont moins nombreux, ils sont à mon sens aussi bons qu’eux. Le sommaire de ce numéro anniversaire s’en veut l’exemple.

Dans dix ans, nous aurons peut-être atteint l’âge d’un mètre.

Alors, vingt auteurs pour nos vingt ans ? Rendez-vous est pris.


Olivier Girard


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