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L'interview de Sylvie Denis
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L'interview de Sylvie Denis

Nous : Comment voyez-vous la réédition de votre recueil Jardins Virtuels dans une édition plus "grand public" qu'est Folio SF ?
Sylvie Denis : Comme une excellente chose. Mais si on veut être précis, ce n'est pas une réédition, c'est une édition révisée et augmentée, ce qui signifie que tous les textes ont été revus, et qu'il y a un inédit.

Nous : Vous êtes écrivain, mais aussi anthologiste, critique. Ces deux activités ne parasitent-elles pas votre propre création ? Ou au contraire alimentent-elles votre écriture?
Sylvie Denis : J'ai pas mal appris en traduisant et en composant des anthologies. Ça m'a permis de voir beaucoup de textes différents sous des angles différents. Ça n'est donc pas du tout un parasitage. Je ne dirais pas que ça "alimente" mon écriture, pas au sens ou le fait de sélectionner des textes me donne des idées, mais au sens où faire ce travail permet de les considérer d'un autre point de vue que celui de l'auteur.

Nous
: Vous êtes d'accord si l'on vous dit que Jardins Virtuels évoque La Schismatrice de Bruce Sterling ?
Sylvie Denis : Je suis surtout flattée car Bruce Sterling est un de mes auteurs favoris, et un type dont j'admire le talent et l'intelligence. Il faut aller voir son site de temps en temps, ça vaut vraiment le coup.

Nous : En quoi le regard féminin que vous portez sur elles diffère-t-il de celui d'un Sterling par exemple ?
Sylvie Denis : Ce n'est pas vraiment à moi de répondre à cette question, si question il y a, puisqu'on ne demande jamais à mes collègues masculins s'ils portent un regard d'homme sur le monde.

Nous : Quels sont les auteurs qui vous ont le plus influencée ? Ceux qui sont à la source de votre désir d'écrire dans un genre où les femmes sont si peu représentées ?
Sylvie Denis : Il y a tout de même pas mal d'auteurs femmes en langue anglaise. C'est en français que la proportion cloche. Le fait que les auteurs soient des hommes où des femmes ne m'a pas directement influencée. Je n'apprécie pas les livres en fonction du sexe de leurs auteurs. Mais lorsque j'ai commencé à lire et à écrire de la SF, lire des auteurs femmes, comme Joëlle Wintrevert, ou Ursula Le Guin, ou Leigh Brackett était une sorte de signal positif qui disait, oui, c'est possible, des auteurs femmes, ça existe. Mais c'était tout et c'était en grande partie inconscient.

Nous : Comment expliquez-vous qu'il y ait aussi peu de femmes auteurs de SF ?
Sylvie Denis : Par les mêmes phénomènes sociaux, psychologiques et autres qui font que partout dans nos sociétés - qui ne sont pourtant pas les pires - plus on monte dans les hiérarchies et moins il y a de femmes.

Nous : Par l'intermédiaire de thématiques comme l'asservissement, par exemple, vous ramenez toujours votre fiction à l'échelle de l'humain. Pensez-vous que la SF a une fonction politique ?
Sylvie Denis : Je crois que la SF est une littérature intrinsèquement politique, oui. Elle a ses racines dans l'utopie et la satire, des genres qui interrogent le fonctionnement de la société. Pour moi, un bon roman de SF est un roman qui pose deux questions essentielles : "Qu'est-ce que c'est que ce monde ? Comment ça marche ?" et "Comment on y vit ?". Ça fait trois, tant pis. En tout cas, c'est ce décalage, cette création de quelque chose qui n'est pas notre monde, mais qui en parle, qui rend la SF si excitante.

Nous : Quelle est votre vision du développement technologique actuel ?
Sylvie Denis : On vit une époque formidable, non ? Non, je plaisante, nous avons l'extraordinaire malchance de vivre à un tournant de l'histoire de l'humanité - et là je ne plaisante pas. Il n'y a jamais eu autant d'êtres humains sur cette planète, surtout autant d'humains disposant de moyens scientifiques et technologiques qu'on n'imaginait même pas il y a un siècle à peine. Dans le meilleur des cas, nous sommes passés de civilisations agraires et préindustrielles à une civilisation post industrielle en deux siècles, et dans le pire, en cinquante ans. Pas étonnant que la plupart des gens aient du mal à se situer dans cet univers. Pas étonnant qu'ils ne sachent pas trop quoi penser du développement technologique, qu'ils en aient peur, qu'ils le rejettent, ou au contraire qu'ils soient fascinés. A l'échelle de l'humanité, c'est un truc tout nouveau et qui ne cesse de bouleverser les conceptions que nous avons de l'univers et de nous-mêmes, que ce soit en tant qu'espèce ou en tant qu'individus. Il y a de quoi se poser des questions ! Mais je suis d'accord avec Norman Spinrad : si nous ne le faisons pas, si nous ne prenons pas conscience du genre de civilisation que nous sommes en train de créer - soit volontairement, soit en laissant faire un certain nombre de forces qui croient pouvoir penser à la place des gens - nous courons à la catastrophe.

Nous
: Puisqu'on est dans le politique, vous êtes très engagée dans le monde associatif. Pensez-vous que cette vie associative contribue à sortir la SF de son ghetto éditorial, ou, au contraire qu'elle l'y conforte ?
Sylvie Denis : Ah, le ghetto (à la crème). La vie associative du petit monde de la SF contribue à la même chose que la vie associative des collectionneurs de timbres ou des amateurs de canaris. Je ne pense pas qu'il y ait de rapport direct avec la façon dont, par exemple, les médias traitent le genre. Ca, c'est le résultat d'une longue histoire littéraire et culturelle avec laquelle nous devons tous vivre, bon an mal an.

Nous : Comment voyez-vous le petit monde de la SF francophone ?
Sylvie Denis : Tantôt comme une superbe organisation anarchiste qui arrive à mettre sur pied des tas de manifestations et à produire des quantités de publications sans intervention d'une quelconque autorité supérieure. Tantôt comme des casse-couilles qui croient que la SF leur appartient. Tantôt comme une bande de gens que je connais et apprécie depuis vingt ans. Tantôt comme de drôles de petits jeunes qui posent de drôles de questions. Et ainsi de suite…

Nous : Avez-vous l'impression que les choses ont évolué de manière positive ces dernières années ?
Sylvie Denis : Les choses, j'imagine que c'est l'état de la SF ? Les choses se sont à la fois améliorées et détériorées. Elles se sont améliorées parce que nous avons au moins quatre revues, deux de SF et deux de fantasy où lire des nouvelles, des petits éditeurs qui ne font pas mal leur boulot, de nouveaux auteurs, des festivals à la pelle. Bref, beaucoup d'activité. Mais le hic, c'est que les chiffres de vente de l'édition en général ont considérablement baissé. Sans compter qu'il n'est peut-être pas si facile d'écrire de la SF par les temps qui courent - voir ma réponse à la question sur la technologie.

Nous : Vous y reconnaissez-vous toujours ? Vous sentez-vous plus proche d'une certaine famille d'auteurs ?
Sylvie Denis : Me reconnaître dans quoi ? Ça n'est pas ma préoccupation majeure. De manière générale, je me sens proche d'individus, rarement de groupes. Et comme je n'en suis pas à une contradiction près, plus je me sens proche, plus je suis capable de m'éloigner, alors…

Nous : Est-ce à cause de vos multiples activités éditoriales que vous n'avez jusqu'à présent publié qu'un seul roman ?
Sylvie Denis : Non, c'est parce que j'étais prof d'anglais et que je n'ai jamais réussi à concilier ce métier avec l'écriture d'un roman. Mais comme on me dit que les profs sont de grosses feignasses qui recyclent inlassablement leurs vieux cours, j'en conclus que je n'ai pas le sens de l'organisation.

Nous : Pourtant, au vu de la continuité d'univers de certaines de vos nouvelles, on pourrait pressentir une forte tentation ?
Sylvie Denis : Oui, on peut.

Nous : Votre style est très maîtrisé, très acéré. Quelle part justement le style prend-il dans vos histoires ?
Sylvie Denis : Mon "style", si style il y a, est le résultat d'un certain nombre d'arrangements avec moi-même. Il y a des choses que je n'aime pas faire, et d'autres que je ne sais pas faire. Je me débrouille avec et ça donne ce que ça donne.

Nous : Est-ce cet amour de la forme nette et ciselée que l'on ressent à la lecture de vos nouvelles qui vous pousse vers ce format d'écriture ?
Sylvie Denis : C'est d'abord la forme que je préfère en tant que lectrice. Les nouvelles et les novellas.
Quand j'étais ado et que je lisais des interviews d'auteurs, surtout d'auteurs anglophones, tous disaient avoir commencé par publier des nouvelles dans des revues. J'ai donc cru que c'était ça qu'il fallait faire, et comme j'aimais ça, ça ne m'a pas posé de problème. Le seul truc que je n'avais pas saisi, c'est qu'en France les revues sont une denrée rare (je parle des années quatre-vingt, là) et qu'on ne peut pas vivre de l'écriture de nouvelles…

Nous :Quand on lit certaines de vos critiques chez les confrères, on voit que vous avez une vision très précise de la SF. Qu'est-ce qui vous irrite le plus dans la production actuelle ?
Sylvie Denis : L'incapacité à écrire à partir de notre monde tel qu'il est, pas tel qu'on peut le voir à travers un certain nombre de clichés SF.

Nous : Et à l'inverse qu'est-ce qui excite le plus ?
Sylvie Denis : La capacité à écrire à partir du présent.

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