La vie littéraire de Jérôme Noirez commence en 2003 avec la publication de ses premières nouvelles dans les différentes anthologies des éditions l'Oxymore et Nestiveqnen. Pour ses débuts, il participe aux anthologies Chimères (L'Oxymore) et l'Esprit des Bardes (Nestiveqnen) puis devient un habitué des sommaires de l'anthologie thématique Emblèmes et de la revue Faeries. Très vite il enchaîne avec un premier roman en 2005 : Féerie pour les Ténèbres (Nestiveqnen), premier tome d'une trilogie éponyme d'une fantasy plutôt noire qui avait été saluée par de bonnes critiques au moment de sa sortie. Auteur prolifique et passionné, il aura également conçu et rédigé une Encyclopédie des Fantômes et des Fantasmes toujours chez l'Oxymore, remarquable tant par la forme et la qualité de sa plume que par son érudition. Leçons du monde fluctuant est son cinquième livre pour adultes en trois ans, auquel il faut rajouter depuis 2003 une dizaine de nouvelles et un roman pour enfants aux éditions Sarbacane. Pas mal pour un début de bilbiographie... Autrement il est également musicien, membre d'un duo de musique médiévale occitan.

Lewis Caroll et Alice

Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Caroll, est né en 1832 en Angletterre. On retiendra de lui une passion platonique pour les petites filles et les appareils photos (il fit plus de 3 000 clichés, des portraits d'enfants mais aussi de certaines de ses connaissances, ce qui pour le XIXème siècle est considérable), mais aussi un ouvrage devenu un grand classique : Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. Inspirée par la petite Alice Liddell, la première version imprimée est publiée en juillet 1865.

C'est donc sur ce personnage dont les motivations restent troubles par rapport aux fillettes qu'il côtoie que Jérôme Noirez a décidé d'écrire. Il l'imagine discrédité à cause justement de ses photos de petites filles dans l'Angleterre victorienne du XIXème siècle. Un parfum de scandale qui le contraint à accepter une mission sur l'étrange continent du Novascholastica accompagné de Jab Renwick. C'est son opposé. Charles begaie et paraît peu sûr de lui, malade même à l'idée de quitter Oxford et ses habitudes de professeur. Jab est lui un noir précepteur, un homme dur et cruel qui aime humilier son prochain et si possible le tuer en le faisant souffrir. C'est un esthète de l'horreur. Sur place, ils découvriront un endroit étrange et dépravé, bien loin de la rigoureuse Angleterre de la reine Victoria.

En parallèle on suit la jeune Kematia, une petite fille qu'une excision ratée a tuée. Accompagnée d'un chien fait de chiffons et d'un homme qui a avalé un cerf dont les bois sortent encore de sa bouche, elle entame une quête absurde sur un autre plan de réalité de Novascholastica. Un domaine qui par un étrange hasard permet aux trépassés de s'installer pour éviter de continuer le chemin vers le monde des morts. Une sorte de purgatoire improvisé...

Une ambiance, des personnages et des questions

Ce qui frappe en premier lieu dans ce roman, c'est son ambiance et ses personnages. On sent que Jérôme Noirez a pris plaisir à imaginer un univers où l'absurde est la clef de voute. Novascholastica est un monde étonnant du côté des vivants mais surtout des morts. Quant aux personnages, son héros principal Dodgson apparaît comme un homme faible et constamment ballotté par les événements, sans que jamais il n'ait la moindre prise dessus. Un homme qui ne fait qu'accepter l'humiliation du scandale alors qu'il n'a pas cédé à ses pulsions pédophiles et que d'ailleurs il ne les assume pas. Dans tout le livre, son seul ami est un oiseau exotique étrange qui a l'habitude de garder des charognes plusieurs jours sous son aile pour les lui offrir une fois faisandées. Bonjour l'animal domestique ! Les autres n'ont que du mépris pour lui.

Par opposition, Kematia, sorte d'Alice en inversé, apparaît comme déterminée, volontaire et farouche. C'est elle qui mène la danse pendant tout son parcours. Une héroïne qui a perdu toute sa naïveté d'enfant face à sa mort et qui a du mal à comprendre pourquoi les gens de son village lui ont imposé cette excision qui a conduit à sa perte. C'est une petite fille plutôt grave et courageuse, dont la condition même pose d'innombrables questions. A ses côtés, ses compagnons apparaissent plus légers même si chacun possède de lourds secrets. C'est là que la magie de Noirez agit parfaitement. On se délecte de cet homme qui a avalé un cerf dont les bois sortent de sa bouche. Il est devenu chez les morts une sorte d'être double, le cerf vivant toujours et prenant lui aussi part aux discussions et à l'aventure...

Il y a donc un certain plaisir à suivre les aventures de Dodgson et de Kematia, chacun étant dans une sorte de quête émaillée de clins d'oeils parfois jubilatoires à l'oeuvre du véritable Lewis Carroll (comme le lapin accro à toutes les drogues pouvant exister). Malheureusement l'histoire est en retrait. Occupé à nous dépeindre des personnages savoureux, l'auteur oublie un peu son récit et nous laisse sur notre faim. Le parcours de Kematia par exemple dans cet univers fou manque peut-être d'une épaisseur supplémentaire ou d'épreuves plus significatives. Là elle va d'une scène absurde à une autre scène absurde sans qu'à aucun moment on craigne véritablement pour elle.  

Le jugement est donc mitigé en refermant ce roman de Jérôme Noirez. Certes on a apprécié sa plume et sa capacité à créer un univers entre gravité et humour peuplé d'être tous plus fantastiques les uns que les autres, mais il manque ce petit plus supplémentaire qui en aurait fait un grand roman. Il n'en reste pas moins que cela confirme tout le bien qui était dit de Jérôme Noirez jusqu'ici et qu'il est un des auteurs à suivre actuellement. Il a une qualité d'écriture et un imaginaire qui appartiennent à lui seul et que l'on retrouvera avec plaisir dans le recueil de nouvelles qu'il nous annonce dans son interview. En attendant de prochains romans.