I. NAISSANCE ET MORT DU FILM D'HORREUR
Bien des films ont montré des crimes ou des monstres ; mais il s'agit le plus souvent de repousser les crimes et les monstres. C'est le spectacle d'une réaffirmation, dans le feu du combat, de nos valeurs, et de nos espérances, et de notre foi dans la vie. Le film d'horreur, lui, franchit la frontière pour épier les crimes et les monstres. Il passe sur la face obscure du monde, et le spectacle est alors celui de l'abjection, de la cruauté et du désespoir. C'est une chose étrange à la fin que le film d'horreur.
L'abjection. Par exemple : Pour Shane et Coré, victimes d'une expérience scientifique désastreuse, la passion sexuelle désormais débouche sur la dévoration du partenaire. La femme de chambre fragile qui cède aux avances impérieuses de Shane comprend vite que la bouche sur son sexe ne la fera pas crier de plaisir (Trouble every day, de Claire Denis, 2001).
La cruauté. La jeune Pam resplendit de la beauté de ses 20 ans. Elle est infiniment désirable dans son short rouge et son haut de maillot de bain, au soleil d'été du Texas. Pourquoi se retrouve-t-elle plantée par le dos sur un croc de boucher, telle un quartier de bœuf, vivante et souffrante d'une douleur inouie, tandis que sous ses yeux son petit ami est découpé à la tronçonneuse sur une table de boucherie ? (Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper, 1974).
Le désespoir. Mary vient de rejeter le gentil étudiant qui avait voulu l'épouser, elle la catin des bas-fonds d'Edimbourg. Mais pourquoi fallut-il qu'en plus elle l'humilie en public ? Elle a tué l'amour et l'espoir. Alors lorsque Burke et Hare, deux ordures notoires du quartier, lui proposent d'aller boire un verre ou deux chez eux, elle accepte, car après tout elle n'a plus rien à perdre. Oh que si, pauvre Mary. Tu vendais ton corps ; ainsi feront-ils (L'impasse aux violences, de John Gilling, 1960).
L'horreur de ces films est gratuite et révoltante. Fantasmes d'esprits malades. Fantasmes ? La trame de nos vies est de loin en loin déchirée par des éclairs d'horreur. Cette femme habillée pour une soirée, immobile et face contre terre sur l'autoroute, sous les flashs des véhicules d'intervention d'urgence ; sur son lit d'hôpital ce bon vieux Stéphane, dont les yeux phosphorent dans son visage couleur d'argile, signe d'un foie détruit ; la mère Martin qui s'est pendue dans son grenier alors qu'elle était seule à la maison ; Martine que je croisais en footing, violée puis éventrée au couteau de chasse à 20 kilomètres de chez moi ; les enfants-soldats du Congo qui à douze ans ont vu autant de pillages, de viols et de meurtres qu'un vétéran de deux guerres. Perturbations marginales de l'ordre du monde ? Certes. Votre longue dégénérescence causée par l'alzheimer ne perturbera pas l'ordre du monde.
L'horreur est de ce monde, savez-vous. Le philosophe André Glucksman recommandait même de lui accorder toute notre attention : « que rien de ce qui est inhumain ne te soit étranger ». L'inhumain est le domaine du film d'horreur.
Le projet de cette série d'articles est de recueillir ce que le film d'horreur a à nous dire. Ce ne sera donc pas une histoire du genre. Ceci nous dispensera de nous attarder à notre tour sur tel petit maître qui s'illustra dans l'équarrissage à vif d'êtres humains.
Ce sera, peut-être, recueillir les paroles d'un mourant. Le film d'horreur agonise. Il eut ses cinéastes-vedettes dans les années 70 et 80, devenus célèbres au-delà des cercles d'amateurs : les John Carpenter (Halloween), David Cronenberg (La mouche), George Romero (La nuit des morts-vivants), etc. Aucun nouveau nom n'est venu depuis se hisser à leur hauteur. Le film d'horreur vit sur de vieux souvenirs et de vieilles recettes. Mais vit-il encore ? Le magazine Mad Movies, chapelle du genre, titrait en octobre 2012 : « Le cinéma d'horreur : mort ou vif ? »
Examinons le corps.
Frankenstein s'est échappé [1957]
Alors qu'on est tenté de prononcer le décès du film d'horreur, sa date de naissance est incertaine. Certains proposent 1968 et les zombies anthropophages de La nuit des morts-vivants (George Romero) ; d'autres jugent incontestable l'année 1963, avec la folie sanglante de l'obscur Blood feast (Herschell Gordon Lewis) ; d'autres encore penchent pour Alfred Hitchcock et son Psychose (1960) ; et pourquoi pas 1932 et le Freaks de Tod Browning, interprété par de vrais monstres de foire ? Ou encore 1906 et Les incendiaires de Georges Méliès, qui montre une exécution à la guillotine ?

Mentionnons le souvenir Des diaboliques, d'Henri-George Clouzot (1955), thriller psychologique au succès mondial, qui par une seule scène macabre et choquante laissa quelques cinéastes penser que le public était prêt … pour des choses qu'on n'avait encore jamais montré.
Mais il y a de bonnes raisons de dater la naissance du film d'horreur en 1957, avec la sortie de Frankenstein s'est échappé (Curse of Frankenstein), du réalisateur Terence Fischer, produit par la société de production Hammer.

En 1957 Frankenstein s'est échappé propose une nouvelle adaptation du roman Frankenstein de Mary Shelley (1818), dont les versions américaines des années 1930 étaient restées dans les mémoires. A nouveau l'histoire du savant dont l'ambition est de créer un nouvel individu à partir de cadavres. Mais Frankenstein s'est échappé crée un frisson nouveau dans le film fantastique. Il est en couleur, ce qui était inhabituel pour ce genre ; Ceci permit de constater sur grand écran que le sang, ça tâche. La manipulation permanente de cadavres, ou de leurs abats, rend l'atmosphère du film poisseuse. Mais la principale horreur est morale. Le docteur Frankenstein est un homme bien né, bien entouré (et interprété tout en finesse par Peter Cushing) ; Nous sommes entre gentlemans de l'époque victorienne. Mais le docteur rompt tous les amarres de l'humanité, versant dans la cruauté et la folie macabre. Le récit au début nous le montre encore adolescent, déjà étrangement calculateur, obsédé par une ambition scientifique qui prend alors des allures de perversion. Comme si la perversion pouvait s'épanouir dans la science... Question pas superflue en 1957 quand des savants déployaient beaucoup d'efforts pour mettre au point des bombes thermonucléaires, mille fois plus puissantes que celles d'Hiroshima et de Nagasaki.
Un vieux professeur qui rend visite au docteur note en tout cas un léger défaut de moralité chez les chercheurs :
« Notre défaut à nous, savants, est de nous lasser de nos découvertes. Nous les révélons à des gens qui ne savent pas s'en servir, pour repartir à la poursuite d'autres découvertes dont les hommes se serviront tout aussi mal. »
Mais il n'imaginait tout de même pas les extrémités où arrivera le docteur Frankenstein. A ce point qu'un critique anglais, Campbell Dixon, suggéra de créer pour le film une nouvelle classification : « pour sadiques uniquement. » Ce n'est pas qu'un préjugé d'époque : le film est bien entendu moins sauvage et démonstratif que ce qui peut se voir soixante ans plus tard, mais le regard fou et l'aspect ravagé de Peter Cushing à la fin du film, ses tentatives frénétiques pour dénier l'horreur de ses actes, face au prêtre qui recueille sa confession, ne s'oublient pas.
Les sadiques sont beaucoup plus nombreux que ne le pensait Campbell Dixon : le film fut un gros succès au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, devançant même la superproduction Le pont de la rivière Kwaï.
La revanche de Frankenstein [1958]
Forte de ce succès la Hammer creuse le sillon, dont l'année suivante est issu une suite à Frankenstein s'est échappé : La revanche de Frankenstein (1958). Le propos s'élargit.

Certes demeure la perversité du docteur Frankenstein, qui sous couvert de médecine se livre à une exploitation abjecte de la misère et de la souffrance. Le bon docteur prélève les organes utiles à ses expériences sur les patients de l'hospice qu'il dirige ; et le bossu qui l'assiste est prêt à se donner au docteur pour échapper à sa condition : la perspective est en effet la transplantation de son cerveau dans un corps crée de toutes pièces...
Mais le film se fait aussi grinçant lorsqu'il montre la cruauté sociale : l'hypocrisie et la manipulation dans les rapports sociaux ordinaires, les dangers qui guettent les candides et les idéalistes, l'âpreté des rapports de classe, avec un ordre des médecins qui se comporte comme une mafia et ne supporte qu'un contact lointain avec la misère qu'il devrait soigner, misère où d'ailleurs fleurissent toutes sortes de bizarreries répugnantes.
Le clou du film est l'irruption de la créature de Frankenstein dans une soirée mondaine, comme un retour monstrueux du refoulé, un poing dressé contre cette fatalité.
La Hammer produira d'autres Frankenstein (jamais aussi réussis que les deux premiers). Elle œuvrera avec opiniâtreté dans le fantastique et l'horreur et produira jusqu'en 1973 au moins 5 films par an relevant de ces genres. Ses réussites seront essentiellement dans le genre fantastique (Les deux visages du Dr Jekkyl ; Les vierges de Satan ; L'invasion des morts-vivants ; ...) Car ses incursions dans l'horreur seront beaucoup plus pataudes, comme si les créateurs-maison se faisaient violence pour rattraper une concurrence qui allaient très vite émerger et se faire virulente. D'ailleurs, l'œuvre de premier plan de l'horreur selon la Hammer sera produite par une maison concurrente...
L’impasse aux violences [1960]
L'acteur Peter Cushing et le réalisateur John Gilling, piliers de la Hammer, sont débauchés par la compagnie Triad pour ce film qui se présente comme une nouvelle adaptation d'une histoire bien connue au Royaume-Uni.

Le récit a pour base un fait divers monstrueux aussi fameux là-bas que celui de L’Auberge rouge l’est en France. En 1827 à Edimbourg, les dénommés William Burke et William Hare sont réputés avoir tués 17 personnes dans le but de revendre les corps à un professeur d’anatomie, Robert Knox, qui s’en servait à fin d’étude et d’enseignement. Seul William Hare sera condamné par la justice, et pendu.
Le film instille l’horreur par petites touches : d'abord le sacrilège de la profanation des sépultures et des corps, de l’impiété revendiquée du professeur Knox ; sa corruption morale progressive, son refoulement de la question de la provenance des corps amenés par Burke et Hare ; La crasse et la dureté des bas-fonds d'Edimbourg ; l’abjection ordinaire des deux tueurs, leur cynisme déguisé sous les apparences du bon sentiment ; assez semblables en cela, finalement, avec leur distingué client...
Trois meutres émaillent le film, brutaux, odieux, pénibles, conformes à la maxime d'Alfred Hitchcock : « il est difficile, pénible et long de tuer un homme ».
Il y a aussi un mélodrame dans le film, qui tient dans le récit des amours d'un étudiant du Dr Knox et d'une prostituée. Vont s'abattre sur eux la cruauté des règles non-dites et des déterminismes sociaux, pour aboutir au désespoir, qu'on appellerait aujourd’hui le trash, c'est à dire l'annihilation du beau, du bien, du vrai, de l'innocence.
Le film commence et s'achève par un questionnement éthique. Il relate d'abord le combat de la science contre les tabous moraux et religieux, et s'achèvent avec une petite fille, qui amène le Dr Knox à comprendre qu'il peut y avoir une corruption de la Raison, qu'on peut agir inhumainement au nom du progrès humain.
Mélodrame, tragédie, fable morale, réussi sur tous les plans, L'impasse aux violences est un chef-d'oeuvre. C'est moins brutal et sanglant que ce qui allait se faire ensuite, mais ça se déguste comme un bon vin : ça monte moins vite à la tête qu'un whisky-coca, mais c'est plus riche en arômes.
Freddie Francis, grand artisan de la Hammer lui-aussi, en réalisera une refonte en 1985, Le docteur et les assassins (avec Timothy Dalton en Dr Knox), intéressante en ce qu'elle développe le personnage du docteur et son combat ambigu, mais moins subtile et dense que l'original.
A noter qu'à l'heure actuelle le DVD français propose une version un tantinet édulcorée : quelques seins recouverts, une tentative de viol et des meurtres adoucis par des recadrages.
Dans le sillage des succès de la Hammer des concurrents émergent donc, il se créera bientôt une masse suffisante d’œuvres pour alimenter des salles de cinéma spécialisées et des magazine dédiés. Le genre naît. Nicolas Stanzick relate les circonstances particulières de cette naissance en France dans son livre Dans les griffes de la Hammer.
1960, l'année de L'impasse aux violences, c'est l'année horrible, qui verra éclore, se répandre à travers le monde et se diversifier le film d'horreur. C'est l'objet du chapitre suivant.