Alain Damasio, Cioran, Murra et Nietzsche

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fabrice a écrit:

Réponse très intéressante, Alain et qui, c'est marrant, me fait penser à certains textes de Philippe Muray : "[La littérature sert] à nous dégoûter d'un monde que l'on n'arrête pas de nous présenter comme formidablement désirable. [...] Notre univers actuel se remplit à toute vitesse de choses qui ont la prétention d'aller de soi et qui ne vont pas du tout, à mon avis, de soi." et, plus loin : "L'ennui, c'est que le réel, maintenant, est en proie à un mouvement d'escalade absolument stupéfiant. Le réel n'arrête pas d'inventer sa propre fiction. Le réel ne cesse de surenchérir dans le clownesque et le bouffon. [...] Le réel a inventé quelque chose qui est un défi vertigineux aux écrivains : l'autogestion de sa propre caricature." voire, enfin : "Les livres qui ne sont pas, d'une façon ou d'une autre, le tombeau d'un ou plusieurs des dieux de notre nouveau monde ne m'intéressent pas beaucoup." Te retrouves-tu dans ce genre de charges et, à certains égards (appauvrissement culturel et intellectuel, éloge de la surface étendue au détriment de la profondeur ciblée), acceptes-tu de te ranger dans ce que Systar nommerait, plus ou moins, le camp des "réacs de gauche" ?


Salut Fabrice,

Ah, ça commence très fort ce matin par une question qui me fend en deux dans le sens longitudinal. Ma sensation est double : ce qu'écrit Murray est très beau et rhétoriquement enthousiasmant et en même temps, je ne peux que sentir ce qu'il y a dessous, une odeur et un goût de mort, de repli, de désenchantement amer qui m'éloigne et me répugne secrètement. On croit que la philosophie est une écriture neutre, conceptuelle mais il n'y a pas plus expressif et révélateur qu'un style philosophique, pas plus claire trahison des âmes. Et c'est toujours étrange quand, comme chez Cioran ou Murray, l'écriture est aussi jouissive, témoigne d'une telle puissance de vie, d'une telle virtuosité — mais mise au service du crépuscule, du vespéral, d'un goût évident pour un passé glorifié, hissé haut, duquel on toise un présent nécessairement décadent, délitescent, catastrophique. Beaucoup d'intellectuels ont perçu dans ce mouvement un véritable lieu commun de la pensée et il est aisé de retrouver ces approches au 17e, 18e, 19e, 20e, 21e siècle, chez un chapelet d'auteurs annonçant l'effondrement final de l'histoire, de la culture, du réel, de l'intelligence, de notre monde… Sauf que depuis le 18e et 19e et ses Cassandres, une pluie d'artistes et d'aérolithes brillants a illuminé la culture et continuera à le faire !

Bien sûr je suis atterré par Twitter par exemple, et l'extraordinaire bouillie d'auto-expression narcissiste dans laquelle on nage. Bien sûr je ricane hautement à l'enthousiasme technophile de l'immédiateté, de la connection généralisée, de FourSquare, du situisme pas situ pour un rond (coucou, je suis là, toi t'es où ?). Bien sûr. Mais je sais aussi que quel que soit le monde dans lequel on doit vivre, quel que soit ses limites, sa stupidité, ses excès, l'expansion de sa médiocrité qui est une conséquence très sûre de la démocratie et de l'égalitarisme outrancier et vulgaire qui dissout la pensée des différences, qui ne sait plus du tout évaluer, comme dirait Nietzsche, c'est-à-dire saisir ce qui est noble de ce qui est vil, ce qui est vivant (la grande santé) de ce qui suinte le morbide (les forces réactives), il existera toujours ds groupes, des individus, des forces, qui sauront empoigner ce monde, le retourner, prendre à plein corps la boue et en extraire des pépites. C'est la force de l'homme et du vivant.

Alors je ne crois pas à une décadence plus accentuée aujourd'hui qu'hier, je ne crois pas à une médiocrité supérieure de notre occident, mais je crois à une vigilance accrue, que la Sf, comme d'autres disciplines, doit activer, autour d'un amollissement des instincts vitaux qui viendrait à mon sens d'une perte (douce, tranquille) du rapport à l'étrange, à l'étranger, au hors de soi, au non-humain, au pas-de-chez-nous, au pas-comme-moi.

Je crois que la grandeur et la noblesse de l'humain s'est toujours maintenue grâce à sa confrontation permanente au hors-humain : la nature, l'environnement hostile, le climat difficile, les autres cultures, l'incompréhensible, l'inconnu, la guerre parfois.
Et que nos sociétés, lentement, continument, sont en train d'effacer cette confrontation, de l'éloigner, de la dissoudre dans une bulle agréable et protégée, médiée et filtrée par la technique. Et mes assauts technophobes, parfois, mes bouffées technophobes, viennent de là : du sentiment qu'on anthropise à l'excès nos vies quotidiennes, qu'on les enveloppe dans une carapace d'intercafes qui coupent et empêchent un rapport direct et secouant au monde, à l'autre et même à soi-même. D'où une perte de vitalité. L'homme est fondamentalement ce qui, sur une base à peu près stable et sécurisante, doit sans cesse être percuté, électrifié, secoué, mis en face de ce qui n'est pas lui : c'est ainsi qu'il se dresse, pense, crée, s'ouvre, devient un humain respectable.

Alors oui, peut-être suis-je un réac de gauche en ça : je reste un vrai Nietzschéen, quelqu'un qui croit que l'homme peut devenir plus noble que ce qu'il est, qu'il peut tendre vers une surhumanité où les forces de vie domineraient sur l'instinct réactif et la facilité du confort, des fatigues (on oublie à quel point le racisme est avant tout fatigue, fatigue devant l'effort de comprendre l'autre et sa culture). je suis réac au sen soù je me méfie des enthousiasmes forcés d'une technologie qu'on nous impose non parce qu'elle enrichit nos vies, mais parce qu'il faut alimenter la croissance et vendre. Apple est extraordinaire à ce petit jeu là !
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