La science-fiction a toujours été un genre littéraire d'une grande liberté permettant de se projeter dans l'avenir et d'imaginer de quoi il sera fait.
L'année dernière paraissait, Demain le travail - Au bal des actifs, une anthologie aux éditions de La Volte.
Un an après, quel est le bilan ?
Découvrez les retours de Norbert Merjagnan, Li-Cam, Sabrina Calvo et Anne Adàm.
Actusf : Demain le travail est sorti maintenant il y a un an. Est-ce que vous pensez que quelque chose a changé depuis ?
Norbert Merjagnan : Il y a eu des rencontres, nombreuses avec des milieux et des gens qui n'attendaient vraisemblablement pas que la sf s'empare de la question du travail. Ces rencontres doivent beaucoup à Anne, l'anthologiste du recueil, qui a déployé son talent, son énergie et ses réseaux pour que ce livre soit lu partout. Ces rencontres se sont aussi inscrites dans le sillage d'EXTRAVAILLANCES, l'exposition sur les mutations du travail qu'avec Alain Damasio, Didier Faustino, Floriane Pochon et des auteurs du collectif Zanzibar, nous avions réalisée pour la Biennale du design de Saint-Étienne 2017. Bref, entre les conférences et les invitations d'alternatifs, d'associations ou de professionnels, entre les radios et les échanges sur les places publiques, nous avons eu très régulièrement l'occasion de décaper et c'était nécessaire : il y a 2 siècles de couches de peinture au plomb sur le monument Travail.
À titre personnel, J'ai rencontré beaucoup, beaucoup de gens passionnants et déterminés, convaincus que l'organisation du travail est sur sa fin, qu'il nous faut collectivement inventer des nouvelles formes de coopération et de mise en commun d'enjeux et d'énergies. C'est extrêmement rassurant car, derrière l'inertie crasseuse des grands média dont le but est évidemment l'anesthésie et l'atrophie des cerveaux, des gens réfléchissent et se battent. La société est moins dupe que ce qu'en croit le pouvoir. Il y a de l'espoir. Et Demain le travail est un focalisateur d'espoir parce que le recueil raconte, je crois, à chaque nouvelle, que le travail est une impasse.
Actusf : Suite à la polémique soulevée par les propos de la ministre Muriel Pénicaud, quel futur imaginez-vous pour le travail ? Votre vision a-t-elle été modifiée en un an ?
Norbert Merjagnan : Muriel Pénicaud a demandé que la sf s'empare de la question du travail ! Très fort ! Elle a eu une phrase malheureuse - peut-être que pour une fois elle n'a pas lu ses fiches ! - caractéristique de l'ignorance de cette élite contemporaine qui s'écoute elle-même, en boucle, en bulle, et qui ne connaît rien d'autre du monde. Ces gens sont les gardiens du temple d'une idée et d'une forme mourante : ils sont aussi morbides que ce qu'ils défendent.
Le travail est devenu un monde pathologique. La plupart des gens confondent le travail, en tant que mode d'organisation, et ce qu'ils font, leur action, laquelle peut-être utile, nécessaire, magnifique ! C'est cette association qu'il convient de défaire. Ça ne se fera pas d'un claquement de doigt. Je crois que le premier pas est celui d'une prise de conscience. Pierre Cattan - avec qui je travaille à la création d'une bande défilée qui s'appellera "Osmose - parle de "travaillisme". Le travaillisme, c'est, comme l'esclavagisme ou le colonialisme, un mode d'organisation socio-économique dominant durant une longue période et qui apparaît, après qu'il a enfin disparu, inacceptable aux générations suivantes. C'est ma conviction : nous sommes en plein travaillisme. Le rôle de l'anticipation, c'est de faire apparaître que le sentiment de l'inacceptable sera un jour majoritaire, et qu'il n'est pas interdit de le ressentir aujourd'hui : au contraire ! L'anesthésie du cerveau passe par la déqualification d'une idée : dire que le travail est une servitude non-acceptable te fait passer immédiatement pour un inadapté social. En fait, il s'agit d'un symptôme ! Si ça fait si mal d'appuyer là, c'est que le système va plus mal encore que ce que l'on pouvait penser. Que ce soit un travail organisé et finalisé via un système hiérarchique et vertical, ou un travail réalisé avec une plateforme client-service horizontale, le travail est déjà mort !
Bien entendu, cette idée génère tellement de peurs que l'on préfère collectivement s'accrocher à son cadavre plutôt que d'entamer la période de deuil qui, seule, nous permettra de passer à autre chose. C'est pourtant cet autre chose qu'il devient impératif de penser, d'anticiper, de documenter. Nous devons bosser là-dessus. On a lancé des pistes, avec Alain notamment : l'opéra, l'œuvre, l'agir, la coopération horizontale, l'autonomie, le fait-main... Il existe aussi des outils à notre portée, même s'ils sont intermédiaires, comme le revenu universel. On va explorer tout ça.
Actusf : Quel roman mêlant SF et travail, conseilleriez-vous ?
Norbert Merjagnan : Je pense que quand on s'attaque à un temple aussi puissant que celui du travail, il faut s'appuyer sur des classiques. Alors, je conseillerais Ubik, de Philip K. Dick, pour deux lignes de force. D'une part pour le lien entre la réalité la plus concrète et quotidienne (la vie dans un appartement) et le capitalisme, l'idée que des objets peuvent avoir une indépendance économique et demander à être payés pour fonctionner. On dénie actuellement ce droit à des humains, en rognant toujours un peu plus leurs revenus et, dans le même temps, on est en train de créer non seulement des intelligences artificielles, mais aussi des indépendances artificielles. C'est le signe d'une inversion de valeur, pour le capitalisme, où la force de travail humaine a de moins en moins de valeur profitable par rapport à la force de travail des machines. D'autre part pour la question fondamentale de ce qu'est ou n'est pas la réalité. Dans une société industrielle fondée sur une énergie carbonée abondante (les fondements de notre société actuelle) le travail est conçu, pensé et enseigné comme une réalité non contestable, nécessaire et non contingente. Mais comme toute réalité humaine collective, il s'agit d'une fiction. Qu'une nouvelle fiction, plus opérante, plus pertinente, advienne, et la réalité passera de l'une à l'autre avec la même pseudo-évidence. Ubik parle de nous, aujourd'hui et nous outille mentalement pour ne pas rester des prisonniers de nos réels. Pour évoluer.
Actusf : Demain le travail est sorti maintenant il y a un an. Est-ce que vous pensez que quelque chose a changé depuis ?
Li-Cam : Au Bal des actifs – Demain, le travail est sorti en mars de l’année dernière à La Volte, peu avant l’élection présidentielle.
À l’époque, l’avenir du travail avait été envisagé par presque tous les candidats dans la continuité d’un système de pensées avec pour axe central la valeur travail. Très peu de politiques avaient réalisé l’ampleur des mutations que nous sommes en train de traverser et leurs conséquences sur le travail.
Il était hors de question de dire que les nouvelles technologies suppriment plus de postes qu’elles n’en créent. Trop anxiogène ou pas assez vendeur, je suppose.
Un an après, la question de l’Intelligence Artificielle se pose enfin, mais elle n’est pas encore abordée en rapport avec le travail, seulement sous l’angle du retard de la France vis-à-vis d’autres pays dans la course technologique.
Il faudra prendre conscience que le système tel qu’il est aujourd’hui est en voie d’obsolescence, sinon nous courrons à la catastrophe. L’extrême droite et les modes de gouvernement autoritaires menacent nos vieilles démocraties. La cause de cette vague brune est la précarité grandissante des populations exposées au chômage de masse.
Nous avons grandement besoin de penser un nouveau paradigme économique et social. Un système basé sur la consommation de masse ne tient pas dans un paysage économique ravagé par le chômage de masse.
Il faut redéfinir la place et le sens du travail. Rapidement.
Actusf : Suite à la polémique soulevée par les propos de la ministre Muriel Pénicaud, quel futur imaginez-vous pour le travail ? Votre vision a-t-elle été modifiée en un an ?
Li-Cam : Ma vision n’a pas été modifiée. Le travail en tant qu’institution est largement remis en cause par la robotisation et l’automatisation inhérente aux algorithmes. Cette mutation pourrait bouleverser grandement notre façon de vivre. Le fameux « métro, boulot, dodo » n’en a plus pour très longtemps.
Cette réflexion doit aussi être menée en prenant en compte le coût écologique de la production et de la consommation de masse dont nous commençons à subir les conséquences.
Nous n’avons pas pris le temps d’imaginer d’autres solutions économiques, et nous risquons de le payer cher. Nous avons déjà commencé à voir où notre manque d’imagination peut nous mener.
Si une part grandissante de la population ne trouve plus de travail, nous devons imaginer d’autres façons de contribuer à la société. Il ne faut plus se contenter de rémunérer le travail, il faut soutenir la consommation, une consommation raisonnable et durable, une consommation envisagée en terme de coût écologique et plus seulement en terme de coût financier, cela implique de ne pas compter sur le système pour s’autoréguler. Cela implique aussi de changer les règles et d’éduquer tout un chacun. La valeur d’un être humain ne se limite pas à la liste de ce qu’il possède.
Sans ça, nous prenons le risque que les « déclassés » et les « laisser pour compte » de plus en plus nombreux se tournent vers des partis autoritaires et réactionnaires, qui, au lieu de distinguer les vrais problèmes, désignent des boucs-émissaires.
J’aimerais que pour une fois dans l’histoire du genre humain, nous soyons capables d’anticiper, que nous n’attendions pas que le sang coule pour agir…
À l’heure où les dystopies ont le vent en poupe (et pour cause), les auteur.trices de science-fiction sont aussi à même d’imaginer des mondes désirables.
Actusf : Demain le travail est sorti maintenant il y a un an. Est-ce que vous pensez que quelque chose a changé depuis ? Actusf : Suite à la polémique soulevée par les propos de la ministre Muriel Pénicaud, quel futur imaginez-vous pour le travail ? Votre vision a-t-elle été modifiée en un an ? Actusf : Quel roman mêlant SF et travail, conseilleriez-vous ? Actusf : Demain le travail est sorti maintenant il y a un an. Est-ce que vous pensez que quelque chose a changé depuis ?
Sabrina Calvo : Eh bien j'ai épousé l'anthologiste.
Si je reste sur le sujet que j'ai abordé dans mon texte, la condition de l'auteur.e qui tente de vivre de son travail, les choses ont pris pas mal d'ampleur, car la pression est énorme et nous sommes dans une période de profonde remise en cause des notions de culture, de création, de travail. Entre la réforme de la RAAP, qui oblige à payer une retraite hors de prix dont personne ne profitera jamais, à la façon dont les artistes sont traité.e.s sur les divers salons et par des organismes prestigieux, j'ai vu la mise en place simultanée d'un discours de normalisation de la création et d'un appel au secours. On fait de plus en plus face à l'idée que les auteur.e.s sont considéré.e.s comme privilégié.e.s de faire ce qu'ils font et qu'ils devraient se contenter de satisfaire leur ego. Un bon nombre d'artistes, à succès ou affamé.e.s, continuent de jouer le jeu de la représentation, et on est à deux doigts de se taper la résurgence d'une forme de culture d'état. L'attitude d'une partie du public, et de certain.e.s auteur.e.s, qui objectent à la "contamination" de l'entertainement par une forme de questionnement sur les politiques sociales actuelles, affaibli considérablement notre capacité à agir et réfléchir. L' émergence d'une classe créative, encouragée par les politiques actuelles tout en étant sanctionnée fiscalement, termine de polariser l'exercice créatif, mettant dos à dos qui créer et qui consomme. Il y a quand même de la lumière, dans ce bordel. On a vu l'émergence de nombreux collectifs, comme #payetonauteur qui défend le droit à une juste rémunération égalitaire en cas d'intervention publique, les actions efficaces du SNAC, la bonne santé, en tout cas morale, des éditeurs à véritable politique d'auteurs, de distributeurs indépendants à la recherche d'une vie dans la boue, et de l'auto édition. L'élection de gens bien à la tête de certaines institutions sont de bons signes, mais le fond du problème ne change pas : on reste dans la relation marchande.
Sabrina Calvo : En tout cas, cette affaire de ministre a eu le mérite de faire bouger les lignes dans le petit milieu de la SF francophone, et c'est toujours bien quand ça remue.
Je suis entrée dans une phase où je ne suis plus dupe de ce qui se passe, de la façon dont une certaine idée de la technocratie reformule et réorganise les symboles d'une réalité, déjà artificielle, pour détruire le tissus social sous couvert de conformité européenne et de pragmatisme économique. Nous sommes en train de vivre l'effondrement d'un projet de civilisation, arraché au cauchemar du 20ème siècle, pour ériger le rêve mouillé d'une cravate - oligarchie limite mafieuse que les conspirationnistes modérés appellent le Complexe Médiatique de l'Intelligence Industrielle et Militaire. Le travail a une place essentielle dans ce dispositif, qui vise à transformer cette planète en bagne sans issue. Je ne sais même pas qui est à l'origine de tout ça, je crains même que nous en soyons pleinement responsables, par peur d'essayer un autre mode de vie qui nous obligerait à sacrifier le confort que nous avons obtenu. Le travail, acte fondamental de transformation qui devrait nous permettre d'étendre la conscience de nous et de notre environnement, devient une aliénation suprême dans laquelle se désintègre tout nos valeurs. Je ne crois ni aux complots ni au destin, je ne crois qu'aux efforts collectifs. Pour moi, aucun système n'est parfait : je ne mesure la justice qu'à la façon dont un système gère les types d'exclusions qu'inlassablement il génère. Et nous vivons dans un système entropique qui ne survit qu'en bouffant d'autres systèmes et, ayant tout mangé, commence à s'auto-cannibaliser. C'est ce système que nous validons encore et encore, par sécurité et crainte, tout en croyant le changer de l'intérieur. Et aucun bullshit transhumaniste, né de l'intérieur du bien-être capitaliste, ne peut prétendre avoir le monopole du futur. A quoi bon la nanotechnologie si on n'a pas la sécu ?
Sabrina Calvo : Aucune originalité, je reste persuadée que 1984 a déjà tout dit sur le reformatage du réel par le travail du mot, et sur la place de l'intime dans le processus créatif. Ecrire pour survivre, dans l'angle mort du télécran.
Anne Adàm : Et bien, depuis, j’ai épousé l’auteure de ma vie.
Ensuite et en parallèle, il s’est passé beaucoup de choses en un an. L’élection présidentielle a définitivement consommé l’avènement de la startup nation et la subversion de la réalité sociale par le langage économique.
Nous vivons dans un environnement de plus en plus décomplexé vis-à-vis de la notion de performance économique et sociale. L‘injonction à la « réussite » emprunte de nouveaux chemins, un nouveau vocabulaire, de nouveaux visages et icônes. Et use de nouveaux croquemitaines.
L’injonction à l’employabilité n’en est qu’à ses prémices.
Il faut être « employable », sinon l’on n’est rien.
Être employable, c’est se soumettre aux nouveaux canons de beauté du marché du travail entretenu par nos élites : société de services, expérience client, satisfaction immédiate via l’humain devenu produit paramétrable, confiscation de ses données numériques au profit de l’évaluation individuelle, abandon de ces mêmes données aux gafa (Géants du Web).
Ce qui nous aurait choqué il y a un an est de plus en plus banalisé dans les discours du quotidien, institutionnalisé. C’est ce qui, à mon sens, a changé. Le fond reste le même. Une analyse approfondie des détournements de langage contemporains serait plus que salutaire, où l’on confond démocratie et confiscation de soi au profit de la satisfaction de tous.
S’adapter aux mutation de notre environnement ne signifie ni se soumettre, ni renoncer à soi et à ce qui fait de nous des sœurs et frères humains.
Il me semble que c’est l’un des principaux messages du recueil, pour peu que l’on puisse parler de message et que je puisse m’exprimer en lieu et place des auteurs.
Actusf : Suite à la polémique soulevée par les propos de la ministre Muriel Pénicaud, quel futur imaginez-vous pour le travail ? Votre vision a-t-elle été modifiée en un an ?
Anne Adàm : Depuis quelques années, tout le monde essaye d’imaginer un futur (au travail, aux technos, à la société.). C’est tendance. On met allégrement dans le même panier anticipation, SF et prospective. Avoir une « vision » semble être devenu la nouvelle injonction.
Mais une vision à partir d’où, depuis quel point de vue ??
Perso, pour ce 1er mai, j’irais plutôt relire les threads de Mathilde Larrère et le programme social des « jours heureux ». Et imaginer une suite à Demain le Travail.
De ce point de vue-là, mon approche n’a pas changé.
Actusf : Quel roman mêlant SF et travail, conseilleriez-vous ?
Anne Adàm : Tout récemment on m’a parlé de capital humain comme s’il s’agissait d’une banalité, et j’ai été me replonger avec un certain bonheur mêlé d’horreur dans la Liquidation, de Laurent Cordonnier.
Un auteur assez visionnaire, qui dédiait son livre, dès 2014, « A ceux qui ne comptent pas »….