Game of Thrones et les préoccupations contemporaines

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Le Point.fr interrogeait Mathieu Potte-Bonneville, le directeur de l'ouvrage Game of Thrones Série Noire dont nous avons annoncé la sortie sur ActuSFchez les Prairies ordinaires.
 
Entre philosophie et analyses contemporaines, ce travail collectif s'appuie sur la série culte dérivée des romans de George Martin pour analyser la manière dont elle s'investie dans les préoccupations qui hantent à ce jour les sociétés américaines et plus largement occidentales. 
 
Une analyse du monde contemporain en rapport à la fiction.
Voici l'interview réalisée par Marion Cocquet.
 
 

 
 
Le Point.fr : Game of Thrones, depuis ses débuts, donne lieu à une multitude d'interprétations économiques, géostratégiques, politiques... Comment comprenez-vous cette prolifération ? 
 
Mathieu Potte-Bonneville : Elle témoigne, d'abord, de la capacité impressionnante et presque inquiétante qu'a ce type de fiction à focaliser l'attention publique. La force de frappe marketing de Game of Thrones est considérable. Il est d'ailleurs possible qu'elle se retourne contre la série : la promotion de la nouvelle saison a créé une attente difficile à satisfaire, d'autant que le tome auquel elle s'adosse est très contemplatif, et à peu près inadaptable. La série répond sans doute aussi à un désir d'objets de parole collective. Ça ne lui est pas propre : toutes les séries "adultes", comme Mad Men, Breaking Bad ou The Wire sont des objets de consommation au long cours, qui entrent dans l'intimité des spectateurs et deviennent des sortes de tests de la tache d'encre à échelle mondiale. Mais Game of Thrones a ceci de particulier qu'elle cristallise toutes les ambiguïtés possibles : une narration adulte qui devient objet d'une consommation de masse, un récit imaginaire qui se veut réaliste, la matérialisation d'une tension non résolue entre télévision, cinéma et littérature. 
 
Elle est donc susceptible d'accueillir tous les discours ?
 
On peut en effet en proposer des lectures très différentes. Il s'y trouve des dimensions extrêmement antipathiques. Pas nécessairement où l'on croit, d'ailleurs : bien que les femmes y soient malmenées, la série est beaucoup moins sexiste qu'on ne le dit. En revanche, elle porte un orientalisme assez dérangeant lorsqu'une princesse blonde vient libérer des esclaves basanés... 
 
Le prisme idéologique ici est très américain. Comment expliquer que la série suscite malgré tout un intérêt mondial ? 
 
Les États-Unis, et d'une certaine façon l'Occident, y témoignent de leurs problèmes. L'auteur le dit : il veut raconter les désastres militaires, la folie des luttes pour le pouvoir, la manière dont le peuple souffre des ambitions des grands. Par ailleurs, la série présente un monde profondément décentré, a-centré, où le lieu même du pouvoir n'est plus certain. On a affaire, dès le générique, à une sorte de "récit connecté", comme on parle d'"histoire connectée" pour les recherches qui sortent de l'histoire-pays ou de l'histoire-continent pour mettre par exemple en regard les archives occidentales et indiennes d'une même période. Les éléments d'idéologies existent donc ici, mais dans un bain curieux, qui les met en question. C'est ce qui intéresse le public : la série flatte ses bas instincts en le saturant de scènes de sexe et de violence, mais elle parie dans le même temps sur son intelligence. C'est l'une des plus difficiles à suivre dans son déroulement et ses enjeux. George R. R. Martin disait avoir voulu écrire un récit plus compliqué que les romans russes !
 
L'ouvrage que vous avez coordonné montre comment elle détruit la notion de progrès et de finalité dans la guerre, brouille les filiations, rompt les tabous. 
 
D'une manière générale, elle mène une forme d'exploration des limites. Des limites géographiques : Gabriel Bortzmeyer montre, dans notre ouvrage, comment elle étend la carte autant que possible, jusqu'à la déchirer. Des limites de ce qui est montrable : les incestes, les viols. Des limites, aussi, de la transgression que l'on peut faire subir aux codes du récit en général, comme le fait de tuer un personnage principal, et de ceux de la fiction sérielle américaine en particulier. Le milieu de prédilection de la série télévisée est la famille. Cela fait un moment qu'on la torture : Six Feet Under présentait une famille de croque-morts, dans Weeds ou Breaking Bad papa et maman dealaient pour subvenir aux besoins des enfants... Game of Thrones touche au point extrême de cette logique-là. Lorsqu'une famille est "bonne", comme celle des Stark, elle est massacrée. Quand elle est mauvaise, elle est massacrante : les parents dévorent leurs enfants, qui doivent les tuer en retour. Mais cette série qui veut briser tous les tabous garde tout de même des limites. 
 
Lesquelles ?
 
Elle est beaucoup plus sage que la saga littéraire, d'abord, comme le montre Yann Boudier dans notre livre. Tyrion Lannister, qui est censé n'avoir plus de nez à partir du tome II, porte dans la série une simple cicatrice, plutôt élégante. Dans le livre, la défloration de Daenerys n'a rien de flatteur pour l'homme, à l'écran on évite de trop toucher à la virilité du barbare. Surtout, dans ce jeu de perte des repères, on retrouve l'intérêt constant des séries américaines pour la manière dont les personnages décident d'habiter leur position ou leur disqualification sociale : être un bâtard, être un nain. La plupart du temps d'ailleurs, comme l'analyse Émilie Notéris, les monstres moraux ne sont pas les monstres physiques. Même, rejoindre la cohorte des éclopés, perdre une main ou un nez, permet d'acquérir une sagesse supérieure : le savoir vaut en quelque sorte son poids de chair. Il y a là quelque chose de très propre aussi à la fiction américaine : depuis le premier Rambo, le regard dessillé sur la guerre l'est par des personnages qui ont perdu leur intégrité physique ou leur capacité à jouer un rôle héroïque. 
 
Vous expliquez que Game of Thrones est hantée par l'idée d'un climat post-guerre interminable, d'un engagement sans fin. Est-ce en cela qu'elle reflète les angoisses contemporaines ? 
 
Elle fait davantage que les refléter. Elle s'en empare, au-delà du jeu des analogies. La vraie question qu'elle pose est celle de l'action : qu'est-ce que veut dire agir, à quelle condition est-ce possible, avec quelles difficultés ? La conquête du trône n'y est qu'un objectif lointain, précaire. Personne, au fond, n'arrive vraiment à faire quoi que ce soit. Daenerys, par exemple, passe le plus clair du cinquième tome en audience publique : elle est assise, et elle a mal aux fesses. C'est tout le drame de l'homme politique en représentation, qui se rêvait en héros conquérant et qui se retrouve à écouter les plaintes de ses administrés... La série prend en charge la question de la puissance ou de l'impuissance dans un monde complexe, c'est-à-dire dans un monde où on ne peut pas s'en sortir seul (le problème des alliances est permanent), et où on ne peut pas s'en sortir une fois pour toutes. Il ne suffit pas d'accéder au pouvoir, il faut le garder. Il ne suffit pas de le garder, il faut en faire quelque chose. C'est en effet une question très contemporaine. 
 
Est-ce la raison de votre titre, "série noire" ?
 
Il s'agissait pour moi de faire le lien avec la fascination qu'exerçaient dans les années soixante-dix les séries noires sur certains auteurs d'extrême gauche. Jean-Patrick Manchette, par exemple, qui les considérait comme supérieures politiquement aux récits d'émancipation, parce qu'en présentant l'horreur du réel elles pouvaient donner l'énergie de le refuser. C'est exactement ce que dit aujourd'hui Pablo Iglesias, le leader de Podemos, lorsqu'il offre Game of Thrones au roi d'Espagne... 
 
Quels sont les soubassements philosophiques de la série ? 
 
George R. R. Martin a lu Machiavel de très près, et très intelligemment. On retrouve dans ses livres beaucoup des problèmes que pose le philosophe. Pas uniquement ceux de l'exercice du pouvoir mais aussi, par exemple, la question de la focalisation. Machiavel considère qu'on ne peut lire une situation politique sans la rapporter au personnage qui la traverse et qui lui donne sens. Pour la première fois en philosophie politique, la question n'est pas celle de la cité mais celle du prince, de tel prince : César, Moïse, un homme particulier, doté d'une virtù particulière, la volonté et l'opportunisme qui, chez Machiavel, sont indissociables. Dans Game of Thrones, tous les chapitres sont portés par le point de vue d'un personnage. Le Prince, en outre, est un livre très ambigu : il propose, et c'est ce que la tradition a retenu, une description radicalement cynique de la conquête et de la conservation du pouvoir. Mais le propos se renverse dans le dernier chapitre, "Exhortation à délivrer l'Italie des barbares", où Machiavel lance un appel déchirant : "Notre pays est divisé, les grandes puissances s'y essuient les pieds... Que vienne enfin un prince qui, en essayant de se maintenir au pouvoir, arriverait à faire l'unité du pays et lui permettre de se défendre !" C'est intéressant pour Game of Thrones et son lien avec le monde contemporain : nous sommes pris, nous aussi, entre le cynisme et le désir de salut. Et je crois que cet inconfort n'est pas sans rapport avec le succès de la série.
 

 
 
 
 
 
En parlant de George Martin, rappelons que Le Volcryn est disponible chez les éditions ActuSF !
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