Michel Jeury enkysté dans l’éternité
Le grand romancier de la science-fiction française est mort à 80 ans
Michel Jeury, c’était le grand ancien de la science-fiction française. Un écrivain qui avait bousculé mes habitudes de lecture et qui m’habitua à une science-fiction totalement ancrée dans son temps, qu’elle prolongeait en le gauchissant, en accentuant ses travers, en caricaturant ses possibilités. Je me rappelle le choc de 1973. Le temps incertain était sorti en Ailleurs et demain, la collection aux belles couvertures argentées de Robert Laffont. C’était un mélange réussi de SF spéculative, un peu à la manière de Philip K. Dick, et de nouveau roman, genre Alain Robbe-Grillet, excepté sa dérive purement esthétisante.
Éblouissant, ce roman. Par la suite, il y en eut deux autres qui faisaient trilogie avec le premier : Les singes du temps et Soleil chaud, poisson des profondeurs. Des univers où la réalité devient intangible, où les drogues chronolytiques ouvrent la porte à des univers intérieurs, où les individus prennent une fuite schizophrénique vers une enkystation de leur identité. Superbes romans. Où les multinationales imposent des tyrannies industrielles. Où l’individu est broyé. où l’écriture éclatée reflète le morcellement de la société
Sous son vrai nom de Michel Jeury, l’auteur continua à produire romans et nouvelles de qualité : Les yeux géants, L’orbe et la roue, Le jeu du monde. Sous le pseudo d’Albert Higon, avec lequel il avait commencé à écrire, il donnait dans le roman plus aisé, plus immédiat, pour le Fleuve noir ou J’ai Lu : Les animaux de justice, Le sablier vert.
Puis, ce fut le silence science-fictionnesque, dès 1986. Ne reniant pas ses origines rurales, Michel Jeury a produit alors une série de romans réalistes enracinés dans la paysannerie, qui connurent un beau succès populaire. Mais il est revenu à la SF. En 2011, il publie May le monde. Ce fut un événement. Et une audace. Car Jeury, adulé pour son passé SF, applaudi pour son présent rural, n’avait rien à gagner à revenir à la SF. C’est que ça le titillait quand même de lancer une dernière fusée de son feu d’artifice.
Et cette fusée s’inscrit idéalement dans l’univers qu’il a déjà décrit. De moins en moins compréhensible, de plus en plus changeant, mosaïque, morcelé, aux réalités diverses, intérieures, rêvées. On est en 2022 pour May, mais les dates sont parfois incertaines pour les autres. Est-on d’ailleurs dans un univers réel ou dans un univers rêvé ? Ce roman a obtenu le Grand Prix de l’imaginaire 2011. Une belle consécration pour ce chantre des univers alternatifs.
Mais la réalité l’a rattrapé le vendredi 9 janvier. Il allait célébrer ses 81 ans le 23 janvier. Il est mort à Vaison-la-Romaine. Ses romans sont disponibles. Par eux, il reste profondément vivant.
JEAN-CLAUDE VANTROYEN