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Nous n’avons pas encore parlé de ce choix – ou peut-être s’est-il imposé à vous en cours d’écriture – d’un héros narrateur, un regard porté pour ainsi dire la caméra sur l’épaule. Était-ce un choix ou quelque chose qui s’est révélé pendant l’écriture, parce que vous vous êtes rendu compte que ça ne fonctionnerait pas autrement ? Chez vous, Stéphane, il s’agit d’un journal intime, il y a donc deux choix narratifs, la première personne et le journal ; pouvez-vous nous expliquer comment cela s’est mis en place ? Stéphane Beauverger : Sur ma trilogie précédente, j’avais écrit à la troisième personne et je racontais une aventure chorale qui mettait en scène une dizaine de personnages à qui il arrivait différentes aventures. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le scénario du Déchronologue, deux raisons m’ont amené à parler à la première personne : d’abord, le personnage d’Henri Villon est un observateur de phénomènes étranges dont il va être le témoin, puis le complice et enfin la victime, donc il était important que ce soit lui qui relate cette information ; ensuite, c’est une forme classique de narration, surtout dans les récits maritimes, avec le journal du commandant qui relate ses aventures. On l’a un petit peu oublié mais si je me souviens bien, le Frankenstein de Shelley commence avec le capitaine du navire qui raconte qu’ils sont coincés quelque part en Arctique et qu’il y a une créature qui est en train de gémir sur la glace – et c’est le monstre. Bref, la figure du capitaine est souvent le narrateur qui parle à la première personne de ce qu’il vit, c’est celui qui relate les faits. La chance que j’avais aussi en choisissant cette période historique est qu’à cette époque-là, contrairement encore une fois à l’image classique du pirate, les flibustiers – ce ne sont donc pas encore des pirates, mais des libres butineurs – sont souvent des gens lettrés, des officiers, voire des gens de petite noblesse, la plupart protestants, qui prennent un navire et partent porter le fer contre les catholiques espagnols. Ils sont donc lettrés, ils savent écrire, ce qui me permettait de me dégager des contraintes de style et de donner des lettres à mon héros et à mon narrateur. Jean-Philippe Jaworski : C’est un peu différent pour moi, puisque le choix de la première personne pour ce roman a été un peu accidentel. Il a été déterminé par ce que j’avais écrit avant, Janua Vera, un recueil de nouvelles. Parmi les jeux auxquels je m’étais livré dans ce recueil, il y avait un jeu sur les archétypes, mais aussi sur les registres – je m’étais efforcé de composer chaque nouvelle dans un registre différent – et sur les genres. Lorsque j’avais choisi de traiter le personnage du truand, je m’étais dit qu’il fallait que j’adopte la voix narrative qui est efficace dans le roman noir : la première personne. Donc, de façon un peu exceptionnelle, puisque la plupart des nouvelles de Janua Vera sont écrites à la troisième personne, pour celle où apparaissait pour la première fois mon truand, Mauvaise donne, je lui avais donné la parole pour lui prêter le langage du roman noir. Dans la mesure où, dans Gagner la guerre, je reprenais ce personnage de truand, j’étais forcé de reprendre aussi la première personne. Là-dessus s’était ajouté autre chose : ce truand fait partie d’une guilde d’affreux, la Guilde des Chuchoteurs, qui sont des professionnels et qui ne laissent aucune trace écrite de leurs contrats. Un de mes lecteurs m’avait dit : Mais c’est étrange, il écrit, ce type, alors qu’il était bien spécifié dès la nouvelle qu’un Chuchoteur pris à balancer d’une manière ou d’une autre les membres de sa guilde n’est pas tué, mais subit un supplice affreux, le supplice des trois traits, qui consiste à lui arracher les yeux, à lui coudre les paupières, à lui trancher la langue et lui coudre la bouche, pour servir d’exemple. Et j’ai mon truand qui écrit. Ça a été un autre point de départ du roman, car j’ai trouvé cette question extrêmement pertinente : pourquoi ce type, qui a toutes les raisons de ne pas écrire, va-t-il écrire ? Cela m’a stimulé aussi d’écrire à la première personne. |