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par Gérard Klein » sam. janv. 16, 2010 10:43 pm
Qu’il est difficile de se faire comprendre même quand on fait de grands efforts pour utiliser des mots simples et une syntaxe classique? La prochaine fois, je vous écrirai ça en Lacanien, ce qui vous rendra peut-être plus attentif.
Shalmaneser:
Je n’ai jamais écrit qu’une œuvre d’art récente était supérieure à une plus ancienne. J’ai même pris la précaution, sachant le lecteur inattentif, de préciser que j’éprouvais un intérêt comparable pour la Vénus de Lespugue et pour un tableau tout récent, quelques quinze mille ans devant les séparer.
S’inquiéter d’une hiérarchie aussi absurde reviendrait à se demander lequel est le meilleur du texte fameux de Galilée sur la relativité du mouvement des corps sur un bateau en translation uniforme et de celui de Werner Heisenberg proposant le calcul matriciel pour noter les résultats des observations en microphysique. À mon avis, le texte de Galilée est le plus brillant. Mais ils sont d’égale importance novatrice.
Ce que j’ai écrit, c’est que l’univers, la sphère, l’ensemble culturel (employez le mot que vous voulez) et ses sous-ensembles dans l’art, la littérature, la philosophie, sont plus riches et plus complexes de nos jours qu’à l’époque de la Vénus ou de Platon, et qu’à ce titre, il y a progrès. Aucun être humain individuel ne peut percevoir de tels ensembles dans le champ de la culture, sauf loci très particuliers, si bien que pour la plupart des gens cela se ramène, bêtement, à la confrontation d’œuvres singulières.
Nous pouvons aujourd’hui confronter une immensité de points de vue, plus qu’hier et moins sans doute que demain, encore que l’avenir ne soit jamais sûr. C’est là que se situe, à mon aune, le progrès. Mais le percevoir, au moins dans le principe, demande une certaine intelligence. Et introduit du reste à de l’inquiétude.
(Accessoirement, Lalande ne me semble pas une référence prise très au sérieux par les philosophes que je connais; mais pour les pharisiens qui s’attachent au texte plus qu’à l’esprit, je suppose que cela leur suffit.)
MF:
J’ai écrit que dans les domaines de la recension et de l’analyse lexicale et stylistique, de grands progrès (algorithmiques) avaient été faits et que certains, récents et à venir, promettaient même, paraît-il, de révolutionner l’histoire littéraire. On verra. En tout cas, je n’en doute pas et ma compétence en la matière est des plus limitées.
Le signifiant et le signifié, on connaît.
Mais la sémantique, c’est à dire le sens, la signification, c’est autre chose. Ni les psychologues ni les neurologues ni les philosophes ne savent ce que c’est que comprendre une proposition, ce qui fait que nous comprenons, pas toujours très bien comme on en a des exemples sur ce fil, ce qu’on nous dit. Ils n’ont même pas le début d’une idée sur la question. Saussure lui-même a tout juste évoqué la question du sémantique, sans s’y aventurer. Pour de très bonnes raisons. Ses élèves et successeurs ont beaucoup batifolé mais rien apporté sinon des questions sur le sens même de leur quête. Et n’insistons pas sur les précieuses ridicules de la stylistique et de l’”actuance” et autres fariboles plus ou moins structuralistes qui ont surtout perturbé des générations de collégiens
La question de la sémantique est directement liée à celles de l’intelligence et de la conscience. Dans l’état actuel des choses, pour ce que j’en sais, ce n’est pas algorithmable sauf peut-être en q-bits et encore. De très grands esprits, par ailleurs rationalistes, comme Roger Penrose, pensent que ça ne le sera jamais, et cela le conduit à proposer l’hypothèse audacieuse d’effets quantiques dans les microtubules neuronales. Ils le pensent, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une croyance, d’une conjecture, et que rien n’est prouvé ni dans un sens ni dans l’autre. S’il existait un algorithme authentiquement sémantique, le problème de Turing serait résolu. On simule assez bien un tel algorithme, pas exemple dans la robotique vocale mais on ne fait que susciter une illusion.
Turing s’est du reste amusé, avec son ironie perverse habituelle, à taquiner la question dans son célèbre article, et John Searle, je crois, lui a répondu avec le thème de la chambre chinoise. J’ai toute une bibliothèque de textes philosophiques sur la question, que j’ai plus ou moins lus.C’est un thème métaphysique.
Alors, certes, il doit y avoir une grande satisfaction à taxer de balourdise le Commandeur en statue et Dieu sur le net.
Ne t’en prive surtout pas.
Et c’est très mal de dénigrer en commettant un vulgaire contre-sens anachronique The Girl in the Golden Atom, de Ray Cummmings, (1919, publication de la première partie) qui reprend l’idée alors toute neuve du modèle planétaire de l’atome (Rutherford 1911, Bohr 1913). D’accord, Bohr y a renoncé en 1918 mais il ne devait y avoir que quelques milliers de personnes au plus dans le monde entier à en avoir jamais entendu parler.
Alors, devant Cummings qui passe pour avoir été un assistant et confident d’Edison, chapeau bas. C’est un écrivain exécrable, soit, mais personne n’est parfait.
Silmaril:
Je ne renoncerai pas facilement au terme de “progrès” pour qualifier ce qui s’est passé à la fois dans les sciences et dans les arts et lettres. Je sais évidemment combien le terme de progrès a un lourd passé. Mais beaucoup d’autres aussi, par exemple celui d’avenir. Chaque fois que j’entends le fameux mot d’Aragon: “la femme est l’avenir de l’homme”, j’hésite entre un rire hystérique et une terreur sacrée. Et je pense in petto: pauvres femmes. Encore heureux que Staline n’en ait pas été une, jusqu’où Aragon ne serait-il pas allé.
Donc, progrès. Le terme, subtil, de raffinement ne me convient pas parce qu’il me semble supposer une progressivité (bizarre retour du refoulé) continue.
Sur les techniques artistiques, localement, cela s’observe en effet, comme il est rappelé. On peut bien parler là de raffinement, comme en techniques et en mathématiques, du reste.
Mais en art, comme en littérature, en philosophie et en sciences, il y a aussi des ruptures. par exemple celle signalée entre les esthétiques du Moyen-âge européen et de la Renaissance, rupture qui n’est pas étrangère à des innovations techniques et mathématiques comme la camera oscura et la formalisation de la perspective. Plus tard, Cézanne représente pour moi une rupture artistique tout à fait comparable par son intensité et ses effets à celle de la physique quantique.
Donc le terme de progrès me permet de rapprocher, comme le font du reste plusieurs scientifiques éminents, ce qui se passe dans l’ordre des technosciences et dans celui des arts au sens le plus général (j’y inclus la philosophie et pourquoi pas la religion qui est un art conceptuel développé sur le très long terme (j’entends déjà des dents grincer)).
Les deux ordres ont même propos, interpréter et même tenter de comprendre le monde qui nous est donné, dans un sens qui nous permettrait de nous rapprocher du réel. Bien entendu, comme j’y ai insisté, les circonstances, les effets, les procédures de validation, les moyens d’observations (instruments dans un cas, subjectivités dans l’autre), les perceptions des résultats ne portent pas sur les mêmes champs exactement et ne sont pas rigoureusement superposables (ce qui se retrouve du reste entre des sciences dites exactes ou dures).
Mais le mouvement général me semble comparable, voire identique. Le moteur est le même et les processus psychiques profonds ne sont pas si éloignés, voire communs.
Si bien que parler de progrès dans un cas et de raffinement (terme que j’ai dénoncé comme réducteur) dans l’autre me semble introniser et perpétuer une opposition, voire un antagonisme, qui certes n’est pas nouveau mais qui devrait être enfin dépassé, non dans le confusionnisme (ce n’est pas mon genre) mais dans l’esprit de penser autrement le processus de la culture. Que cela ait à voir avec ce que j’ai appelé “subjectivités collectives” ne fait pas de doute.
Je te trouve bien optimiste par ailleurs, Silramil, quand tu avances que n’importe qui (ou même certain) peut lire sans introduction préalable des textes de science-fiction comme les Egan et autres. Il ne faut surtout pas confondre ici l’individuel et le collectif, le psychologique et le sociologique. la question ici posée, celle du déni ou du rejet par les élites médiatocratiques, est une question sociologique et c’est bien ainsi que Lem l’a formulée. Que certains, comme Ramanujan en théorie des nombres (c’est la tuberculose qui l’a tué, Oncle, pas le thé, encore que le Service…), puissent s’y mettre tout seul, personne n’en doute. Fort heureusement,des lecteurs jeunes et novices, voire novices mais pas jeunes, tombent dedans et ne s’en remettent pas. Pourquoi ceux-là, c’est une considérable énigme
Il paraît qu’à six ans je lisais avec passion la Vie de Saint-Louis, de Joinville, ce que personne dans ma famille n’a jamais compris, et moi non plus. Heureusement que je n’ai pas persévéré, sinon j’aurais risqué de tomber dans la fantasy et d’y demeurer empêtré. Donc tout se rencontre dans la vie. Certes.
Mais j’entends des gens, par ailleurs très intelligents et cultivés mais côté lettres, ou réputés tels, dire de Egan ou d’autres auteurs, “je ne peux pas, ça prend la tête”.
Et c’est là qu’on retrouve, par un raccourci assez abrupt, l’antagonisme entre les deux cultures. Je ne connais pas de scientifique éminent qui dise de Proust ou de l’écrivain que vous voudrez “je ne peux pas, ça prend la tête”. Ils diront éventuellement que ça ne les intéresse pas beaucoup ou qu’ils n’ont pas le temps (c’est mon cas en ce qui concerne Proust, commencé dix fois, abandonné onze) mais ils ne mépriseront pas. Beaucoup de ces scientifiques ont une culture littéraire, artistique et philosophique enviable. De l’autre côté je ne rencontre en général, au delà même de la pure ignorance, qu’une incuriosité invincible. Je renvoie ici à mon long post sur le scientifique comme cause du déni.
Bon, tout ça me prend du temps, je ne poursuis pas mon feuilleton et je ne parviens même plus à lire la thèse de Sil.
N’ayant que deux yeux, je ne peux pas lire plus de deux textes en même temps.
Mon immortalité est provisoire.