Du sense of wonder à la SF métaphysique

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Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 2:20 pm

Erion a écrit :Ah, et ceci explique pourquoi Jules Verne n'écrit pas de science-fiction. Et d'ailleurs, tous les lecteurs qui ont aimé Jules Verne, n'ont par la suite, jamais écrit de science-fiction, du coup.
Pourquoi repartir là-dessus ? J'adore Verne et dans certains de ses textes, Voyage au centre de la Terre, ou Hector Servadac, ou Edom, d'autres encore, il parvient à des situations tellement extraordinaires et extrêmes que l'émotion sf est bien présente.

Mais tu sais comme moi que beaucoup de critiques font passer la ligne de partage non par Verne, mais par Wells, au motif que le premier est trop "sage". Je pense que sous ce mot se cache une petite déception (ou un soulagement, suivant le camp dans lequel on se range) de le voir rester strictement dans le champ du possible technique sans aller chercher les idées vertigineuses qui font la science-fiction.

Son rapport avec Poe, avec Gordon Pym, par exemple, est très parlant à cet égard. Dans son article sur Poe, Verne reproduit la fin hallucinatoire du voyage vers la grande figure blanche au pôle puis conclut : "Et le récit est interrompu de la sorte. Qui le reprendra jamais ? un plus audacieux que moi et plus hardi à s'avancer dans le domaine des chosesimpossibles" En fait, Verne reprendra bien le récit quelques décennies plus tard dans le Sphinx des glaces mais le résultat n'est pas très probant ; la rationalisation à tout prix "éteint" le mystère. Pour retrouver le vertige de Pym, il faudra attendre Lovecraft et les Montagnes hallucinées. Il faudra… des dieux, ce que Verne n'osera jamais faire.

Enfin, je n'épilogue pas, tu connais tout ça aussi bien que moi.
En définitive, ce que tu découvres, ce n'est pas un contenu propre à la science-fiction, mais un discours propre à la technique.
Peut-être. C'est plus ou moins ce que j'ai dit au Monde il y a deux semaines. Je doute cependant que cela épuise le problème.

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bormandg
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Message par bormandg » mer. oct. 13, 2010 2:23 pm

Lem a écrit :George >
La SF comme une branche de la littérature, c'est son origine et, à mon avis, son devenir. Ce qu'elle a été dans l'entre-deux, quand elle s'est vécue elle-même comme quelque chose de séparé et que la littérature elle-même a entériné, c'est trop compliqué (et trop inachevé dans ma tête) pour que j'en parle ici.

La SF comme régression, non.
Je précise: sur le premier point, nous sommes d'accord. Mais si je parle de progrès dans ma façon de la percevoir et de régression dans la tienne, c'est parce que je considère que faire entrer la science dans la fiction littéraire est un progrès, revenir à l'expression métaphysique serait une régression si, comme tu le prétends et je le nie, la littgen avait cessé d'employer ce procédé.
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 2:33 pm

bormandg a écrit :faire entrer la science dans la fiction littéraire est un progrès, revenir à l'expression métaphysique serait une régression si, comme tu le prétends et je le nie, la littgen avait cessé d'employer ce procédé.
Pas si cette expression donne à voir la vocation prométhéenne, mythique, métaphysique voire religieuse du projet technoscientifique. Après tout, Mary Shelley a sous-titré Frankenstein "le Prométhée moderne". Est-ce une régression pour une époque qui prétend se délivrer de la pensée mythique et religieuse ? Ou une intuition géniale que ladite époque n'est pas en train de se délivrer mais de prolonger cette pensée par d'autres moyens ? (C'est plus ou moins le point soulevé par Erion, d'ailleurs…)

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 2:47 pm

Dans les dernières pages de Cleer, le très bon fix-up des Kloetzer sur une firme qui a élevé le management au rang d'art (martial éventuellement) et de pouvoir psi, la trajectoire professionnelle, physique et psychologique d'un des personnages s'infléchit de la seule manière possible quand on veut dire ces choses :
[b]SPOILER[/b] a écrit :Il est temps.
Il franchit le pas, passe dans l'ascenseur de verre. La porte se referme. Aucun indicateur. Il n'a plus peur. Il prononce le mot clef. Board. La cabine s'élance vers le ciel et pourtant l'accélération est à peine perceptible, juste le temps pour le cœur de se gonfler dans la poitrine, de créer une légère surpression aussitôt dissipée. Une vibration continue emplit maintenant ses oreilles aux limites de l'audible, la porte s'ouvre sans que le volume de son en paraisse affecté. Il s'avance, le sol et les murs visibles devant lui sont ceux d'une salle immense, resplendissante, saturée. Les détails sont noyés, seul apparaît clairement, immense, flottant dans le vide, le logo du groupe.

CLEER
be yourself

Les lettres ont l'éclat du ciel, elles sont elles-mêmes source de clarté, de splendeur. La lumière s'accroît, l'amplitude de la vibration avec elle, il la ressent dans ses os, ses muscles, le son augmente, des milliers de courbes de fréquence s'accumulent, construisent des montagnes harmoniques. Il se souvient de la visite d'une pagode, de la cloche triangulaire tournant sur elle-même, du son du bronze ne cessant de se prolonger, à l'infini. La brillance le rend aveugle comme l'éclat grandit, ce souvenir est soufflé, d'autres mémoires s'envolent comme des feuilles dans la tempête… Des voix lui parlent, formulent son nom, son essence, sa nature même.
L'éclat devient insoutenable, le voile de la chair tombe, les anciennes peaux se déchirent pour laisser jaillir la lumière. Son cri de douleur se fond dans une clameur immense qui est celle de la tour elle-même, des racines jusqu'au ciel. Et dans la blancheur universelle des formes apparaissent, blanc sur blanc, lumière sur lumière. Ses frères l'attendent.
Il s'engage sur un sol impalpable, sous des voûtes de lumière. Ses ailes innombrables se déploient, s'organisent en vitraux d'une cathédrale invisible. Il gagne sa place.

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Lensman
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Message par Lensman » mer. oct. 13, 2010 2:57 pm

Lem a écrit :
Ce que je ne comprends pas bien, c'est la raison pour laquelle il ne faudrait considérer que cette justification pseudo-scientifique comme facteur décisif. Comme si l'autre terme de l'équation – le monde MR annexé – n'avait aucune importance, aucun impact, aucun rôle à jouer dans le plaisir de lecture.

.
Il a certainement un impact, qui peut être fort, dans le plaisir de lecture.
Mais là, je pense (on peut ne pas être d'accord) que cela dépend entièrement du point de vue du lecteur sur le statut de la "croyance religieuse" et plus largement de la "métaphysique".
Si le lecteur pense que, derrière la religion, il y a "autre chose" qu'un simple (si j'ose écrire) phénomène socio-psychologico-physiologico- culturel et tout ce que l'on veut, qu'il y a effectivement une sorte de "deuxième monde" ou "monde supérieur", quel que soit le nom qu'on lui donne, où se trouverait les "Réponses" au pourquoi de tout, alors, il pourra tirer un certain intérêt particulier à la lecture (qui sera en harmonie avec ce que veut faire ressentir l'auteur, si ce dernier est dans la même disposition d'esprit que son lecteur, ou au moins, essaie d'écrire pour cette disposition d'esprit).
Mais si le lecteur est une espèce de mon genre, qui voit bien que la religion existe et occupe un place considérable, que, sans parler de "pure" religion, les questionnements "métaphysiques" taraudent des tas de gens, mais qui n'y est pas sensible, l'approche du texte n'est pas la même. Il ne prendra pas "au sérieux" les aspects qui pouraient être vus comme métaphysiques, sauf si, bien sûr, il voit que l'auteur les prend au sérieux (et à mon avis, et tu ne seras sûrement pas d'accord, ces sujets sont rarement pris au sérieux en SF, en ce sens qu'il n'y a généralement pas d'enjeu de conviction religieuse ou métaphysique, il y a jeu, parfois, mais pas enjeu).
De plus, même pour un lecteur comme moi, il existe un "héritage" culturel lié à la religion, qui fait que des termes, des images d'origine sont connues et utilisées, sans pour autant que cela veille dire qu'elles conservent leur sens initial. Ce sont des éléments culturels, mais plus des éléments... de culte. Cela fait partie de la culture, c'est une manière de s'exprimer.

Le cas de Farmer est très intéressant. Pour moi, c'est un auteur qui a sans doute été "croyant" au sens croire "sincèrement" à la vérité d'une religion. Il l'est peut-être resté, croyant, à un certain niveau (nous ne sommes pas dans sa tête) mais de toute évidence, il a changé, par rapport à la croyance "naïve", disons au "premier degré", très "factuelle", de sa jeunesse.
Dans pas mal de ses textes, il s'amuse (et je fais exprès d'employer le terme "s'amuse") à rationnaliser des thématiques religieuses, en faisant justement comme si le religieux parlait du "factuel". Son défi est: "Comment justifier l'apparence physique de ce que dit la religion (par exemple, le Christ sort d'un tombeau, avec des trous partout, alors qu'il devrait être mort) en respectant les lois du monde physique? comment procéder à une résurrection comme c'est dit dans les textes religieux, mais en employant des moyens physiques?" La réponse est TOUJOURS la même chez Farmer: à chaque fois qu'on croit y arriver, ce n'est qu'une apparence, ce n'est pas une vraie résurrection avec ce qu'elle implique du point de vue de la religion, ce n'est pas une vraie immortalité (elle est tout de même limité par quelque chose, la durée physique de l'univers, par exemple, dont on ne peut pas se débarasser, rien à faire...).
Je pense qu'il a été très marqué par une forme de croyance "naïve", très terre à terre (ce qui est dans la Bible est factuelle vrai, à la virgule près), forme de croyance à laquelle nous ne sommes pas habitués, sous nos climats, mais courante aux USA.
Regarde sa fameuse nouvelle Faire voile, où il essaie de faire fonctionner un univers comme si des croyances religieuses pouvaient servir de lois physiques... Cela ne marche pas "vraiment", mais la tentative est passonnante à suivre.
J'ai tendance à penser que Farmer est beaucoup plus apprécié par les lecteurs "mécréants" que par les lecteurs qui "s'interrogent" (comme on dit..) qui cherchent un Sens au monde, ou un Pourquoi, parce que les solutions que Farmer propose sont toujours, en définitive, spectaculaires, imaginatives, touchantes, MAIS en même temps ringardes.. Que d'efforts, pour ce qui n'est que de la prestidigitation un peu ratée.....Mais il fallait s'y attendre: comment pourrait-il en être autrement? (en tout cas, pour les lecteurs comme moi...)
Il est difficile (à mon sens, hein), d'être plus éloigné de la métaphysique que Farmer... sauf à supposer que le prestigitateur qui sort un lapin de son chapeau, c'est le même tour que le Christ qui multiplie les pains et les poissons.

Oncle Joe

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 3:19 pm

Lensman a écrit :Mais si le lecteur est une espèce de mon genre (…) il ne prendra pas "au sérieux" les aspects qui pouraient être vus comme métaphysiques, sauf si, bien sûr, il voit que l'auteur les prend au sérieux (et à mon avis, et tu ne seras sûrement pas d'accord, ces sujets sont rarement pris au sérieux en SF, en ce sens qu'il n'y a généralement pas d'enjeu de conviction religieuse ou métaphysique, il y a jeu, parfois, mais pas enjeu).
Ce n'est pas que je ne suis pas d'accord. En fait, rien dans ce que tu écris avant ne me gêne et cette proposition-là non plus. C'est plutôt, comme je le disais en réponse à Silramil tout à l'heure, qu'il y a selon moi un terme intermédiaire entre "prendre au sérieux" et "pas au sérieux". Il y a "avoir spontanément recours à ces idées/images parce qu'elles sont seules capables d'exprimer l'échelle du problème, l'intensité de la situation qu'on veut décrire." Pour m'inscrire dans ta propre perspective, je me souviens avoir lu et relu au moins dix fois les deux Bester entre dix et trente ans, à une époque où tout ceci m'était totalement indifférent, où je me percevais moi-même comme un athée et un rationaliste pur et dur – et pourtant, à chaque fois, j'étais émerveillé et ébloui par le crescendo final, je me sentais littéralement transporté. J'ai fait et refait la même expérience bien des fois au tout début de 2001, quand monte Ainsi parlait Zarathoustra et que se dévoile la conjonction Terre-Lune-Soleil. Croire ou ne pas croire est absolument indifférent, à ce moment-là. J'ai toujours trouvé que c'était une expérience d'une puissance incroyable.
Or, des expériences de ce type, dans la science-fiction, il y en a des tonnes. J'aurais même tendance à penser qu'elles sont constitutives du genre, qu'elles sont l'une de ses formes propres – d'autant plus qu'on en chercherait en vain l'équivalent dans d'autres domaines culturels au XXème siècle. Qu'elles sont l'une des causes, sinon la cause principale, de l'état d'addiction que la sf a longtemps provoqué chez les lecteurs (après tout, fan est un diminutif de fanatique… haha).
Bref, je pense qu'il y a là quelque chose de très intéressant à étudier, indépendamment du fait que les lecteurs et les auteurs "croient" ou "ne croient pas". Qu'il s'agit d'un contenu objectif et très frappant de la sf elle-même et, qui plus est, d'un contenu spécifique, sans équivalent ailleurs.

Cela dit, je comprends tout à fait ta position et ton post, de ce point de vue, est aussi bon que clair. Simplement, il ne me convainc pas de ramener la chose à un pur tropisme culturel.

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silramil
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Message par silramil » mer. oct. 13, 2010 3:42 pm

Lem a écrit :Dans les dernières pages de Cleer, le très bon fix-up des Kloetzer sur une firme qui a élevé le management au rang d'art (martial éventuellement) et de pouvoir psi, la trajectoire professionnelle, physique et psychologique d'un des personnages s'infléchit de la seule manière possible quand on veut dire ces choses :
Pas pour pinailler, mais Cleer est de la fantasy (revendiquée comme telle me semble-t-il).

J'ai déjà indiqué dans l'antiquité du fil que les thèmes métaphysiques sont plus voyants encore dans la fantasy que dans la SF (et on pourrait défendre avec quelque force l'hypothèse d'un discrédit de la fantasy dû à cette évidence des questions "mystiques/magiques/métaphysiques), donc il n'y a rien d'étonnant à trouver un tel passage dans un roman de fantasy - il ne s'agit que de transcendance/ascendance, situation classique dans un monde où les dieux sont des réalités.

Pour réagir de manière un peu dégagée à tes remarques, précisions et objections, je dirais qu'il demeure nécessaire (du moins pour ma façon de penser les problèmes) de mettre en ordre de manière un peu systématique les axes d'analyses que tu défends, pour que ton argumentation porte autrement que comme une intuition.

La métaphysique et la physique (comprise en un sens large de "ensemble des objets connaissables du monde"/"méthode de connaissance du monde") sont deux faces d'une même pièce.
Une vieille image représente la science comme une lumière qui n'éclaire qu'un cercle limité : au fur et à mesure que s'étend la connaissance, le cercle lumineux augmente, mais le pourtour des ténèbres se fait toujours plus vaste. La physique est cette chandelle, tandis que la métaphysique peuple les ténèbres - il s'agit de spéculer et de parier sur ce qui échappe à la physique.

Tu parles de SF comme littérature en tension entre l'explication scientifique et les objets métaphysiques ; soit, je classerais volontiers les littératures du concret en fonction des cercles de la connaissance en mettant le réalisme dans le cercle du connu, la fantasy dans le cercle extérieur de l'inconnu/inconnaissable (du métaphysique assumé en somme) et la SF dans la zone intermédiaire, dans le gris de l'extrapolation.
néanmoins, la puissance évocatrice de la SF tient plus au fait de prêter une réalité quasi-rationnelle à des idées et images excédant pourtant notre réalité contemporaine, c'est-à-dire à faire du terre-à-terre avec du mystique, qu'à maintenir une forme d'incertitude.
En d'autres termes, la SF est ouvertement sur la face "physique" de la pièce, et elle transforme (fictivement) des zones métaphysiques en zones physiques.

(la fantasy, quant à elle, nous fait habiter dans des espaces métaphysiques, dans la 4e dimension - show qui est souvent plus proche de la fantasy ou du fantastique que de la SF...)

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silramil
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Message par silramil » mer. oct. 13, 2010 3:48 pm

Je comprends très bien l'expérience - que je dirais "lyrique" plutôt qu'autre chose - dont parle Lem - je l'ai également éprouvée bien des fois face à de la SF : on se sent transporté par une image ou une idée qui fait brusquement se toucher le ciel et la terre : c'est du sublime, en somme.
Et ce qui est bien avec la SF, c'est que c'est du sublime populaire, dans bien des cas.

(je reste perplexe devant la valeur ajoutée de la métaphysique pour expliquer ce sentiment).

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bormandg
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Message par bormandg » mer. oct. 13, 2010 3:58 pm

silramil a écrit : (je reste perplexe devant la valeur ajoutée de la métaphysique pour expliquer ce sentiment).
La métaphysique, se voulant science, aurait plutôt tendance à le rejeter, non?
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

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Message par silramil » mer. oct. 13, 2010 4:13 pm

bormandg a écrit :
silramil a écrit : (je reste perplexe devant la valeur ajoutée de la métaphysique pour expliquer ce sentiment).
La métaphysique, se voulant science, aurait plutôt tendance à le rejeter, non?
Question mal posée, pas de bonne réponse...

La métaphysique ne veut pas grand-chose, à mon avis.
Les gens qui spéculent sur la métaphysique ne vont sûrement pas perdre trop de temps à expliquer ce sentiment, mais il est à la racine de leurs interrogations : qu'y a-t-il d'autre que ce que nous pouvons voir.
Lem, pour autant que je puisse parler à sa place, se propose plutôt d'utiliser des catégories venues de la métaphysique pour rendre compte d'une esthétique de la SF (parce qu'il les tient pour pertinentes, car faites de la même matière que l'objet étudié). Que la métaphysique soit une science ou non n'a pas de rapport avec ce qu'il recherche.

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 4:16 pm

silramil a écrit :[Pas pour pinailler, mais Cleer est de la fantasy (revendiquée comme telle me semble-t-il).
A l'exception du récit Kinderszenen6, c'est de la pure SF. Mais peu importe.

Tout ce que tu écris est bel et bon. En acceptant ta partition circulaire (qui reprend à peu près celle de Renard, si je ne m'abuse), ceci est également bon :
je place ]la SF dans la zone intermédiaire, dans le gris de l'extrapolation.
néanmoins, la puissance évocatrice de la SF tient plus au fait de prêter une réalité quasi-rationnelle à des idées et images excédant pourtant notre réalité contemporaine, c'est-à-dire à faire du terre-à-terre avec du mystique, qu'à maintenir une forme d'incertitude.
En d'autres termes, la SF est ouvertement sur la face "physique" de la pièce, et elle transforme (fictivement) des zones métaphysiques en zones physiques.
Dans cette analytique, le problème que je pose est celui-ci : la puissance de séduction des objets M (séduction esthétique, logique, cognitive) est-elle d'une nature différente après leur annexion par la face physique ?
Oncle et beaucoup d'autres ici répondront probablement : oui, si ces objets sont inscrits dans le champ du plausible, technicisés, rationalisés, ils ne peuvent plus produire le même effet qu'à l'époque où ils étaient des objets purement spéculatifs, métaphysiques et/ou religieux.
Ma réponse sera beaucoup plus circonspecte : se pourrait-il au contraire qu'en rationalisant ces objets, la sf ait rétabli leur portée esthétique/logique/cognitive ? (Je ne parle pas de leur signification originelle mais de leur pouvoir de saisissement).
Pour reprendre l'exemple de Faire voile, la belle nouvelle de Farmer, elle ne fait en aucun cas croire à la physique chrétienne médiévale. Mais elle permet – le temps d'un texte – d'en faire l'expérience comme d'une réalité vécue, sensible ; elle en fait autre chose qu'un truc rébarbatif et presque incompréhensible qu'on apprend en classe. En un mot : elle permet de la vivre comme, peut-être, la vivaient les hommes du Moyen-Age eux-mêmes (du moins ceux qui avaient des connaissances en physique), en transposant les entités actives à l'époque (la prière, les anges, par exemple) en entités auxquelles nous prêtons une activité (les ondes radio).

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 4:37 pm

silramil a écrit :Je comprends très bien l'expérience - que je dirais "lyrique" plutôt qu'autre chose - dont parle Lem - je l'ai également éprouvée bien des fois face à de la SF : on se sent transporté par une image ou une idée qui fait brusquement se toucher le ciel et la terre : c'est du sublime, en somme.
Et ce qui est bien avec la SF, c'est que c'est du sublime populaire, dans bien des cas.

(je reste perplexe devant la valeur ajoutée de la métaphysique pour expliquer ce sentiment).
Je cite un passage de la postface aux Terres Creuses d'Oncle & Costes où j'ai essayé de souligner cette connection :
la montée en puissance du sublime comme nouvelle catégorie de l’expérience esthétique fait écho à la transformation profonde des représentations de la nature qui s’opère, avec les Lumières, au cours de la seconde partie du XVIIIème siècle. Dans Le voile d’Isis, essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Pierre Hadot écrit que cette transformation produit deux attitudes contraires qui, entre autres, apparaissent chez Kant, « d’une part dans la Critique de la raison pure (1781), l’approche mécaniste, judiciaire, claire et violente : la raison, comme le voulait Francis Bacon, doit se comporter, devant la nature, “non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose” ; d’autre part, dans la Critique de la faculté de juger (1790), l’approche esthétique, remplie de vénération, de respect, de crainte, que Kant exprime ainsi : “on n’a peut-être rien dit de plus sublime ou exprimé une pensée de façon plus sublime que dans cette inscription du temple d’Isis, la mère Nature : “je suis tout ce qui est, tout ce qui était, et tout ce qui sera, et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile”. (…) Dans le même ouvrage, ajoute Pierre Hadot, Kant évoque “l’étonnement qui confine à l’effroi, l’horreur et le frisson sacré, qui saisissent le spectateur à la vue de montagnes s’élevant jusqu’aux cieux, de gorges profondes dans lesquelles les eaux sont déchaînées”. Le sublime, pour lui, n’est ressenti qu’à condition de se mettre en présence de la réalité nue, par une vision purement esthétique, en ne faisant intervenir aucune considération finaliste. » A ce titre, il représente un dépassement de la curiosité scientifique et de la fragmentation que celle-ci inflige à la nature « au profit d’une expérience affective qui envahit l’être et qui consiste à s’éprouver comme partie du Tout. (…) Cela n’exclut pas, d’ailleurs, l’existence de démarches claires et rationnelles. Les deux attitudes coexistent, par exemple chez Goethe. Et l’on peut dire que, de Schelling à Heidegger en passant par Nietzsche, cette expérience, accompagnée d’angoisse ou de terreur ou de plaisir ou d’émerveillement, va devenir partie intégrante de certains courants de la philosophie . »
Si tu mets ce condensé bien trop rapide, mais qui a quand même le mérite de poser les notions principales, en regard de ton propre découpage…
Une vieille image représente la science comme une lumière qui n'éclaire qu'un cercle limité : au fur et à mesure que s'étend la connaissance, le cercle lumineux augmente, mais le pourtour des ténèbres se fait toujours plus vaste. La physique est cette chandelle, tandis que la métaphysique peuple les ténèbres
…tu obtiens une explication. Le Sublime, c'est l'émotion esthétique de la ténèbre. Quand la SF fait passer un objet M de l'obscurité complète à la zone intermédiaire, quelque chose (je pense) se conserve de cette émotion originelle. C'est pourquoi Foyle, dans Terminus, connaît la synesthésie, le bouleversement des sens qui empêche toute perception claire. C'est pourquoi, dans 2001, rien n'est franchement expliqué, pas plus que dans Le temps incertain. C'est pourquoi Ubik se manifeste de manière aussi elliptique, etc. Tout ce qui est ramené en pleine lumière et clairement délimité "s'éteint" de ce point de vue.

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Message par silramil » mer. oct. 13, 2010 4:40 pm

Lem a écrit :
silramil a écrit :[Pas pour pinailler, mais Cleer est de la fantasy (revendiquée comme telle me semble-t-il).
A l'exception du récit Kinderszenen6, c'est de la pure SF. Mais peu importe.
Mouaif. c'est surtout très très flou comme ontologie. J'ai bien aimé et trouvé ça bien écrit, mais l'effet de bougé dans la caméra m'a un peu énervé - et dans ces cas-là, je tranche pour la fantasy.
Dans cette analytique, le problème que je pose est celui-ci : la puissance de séduction des objets M (séduction esthétique, logique, cognitive) est-elle d'une nature différente après leur annexion par la face physique ?
Selon moi, oui, pour la simple et bonne raison que c'est de la fiction. Qui plus est, de la fiction qui se désigne comme telle, et pas une fiction jouant à brouiller les lignes comme dans le réalisme.
OK, c'est une évidence, mais les conséquences de ce caractère fictionnel valent d'être soulignées. Avant cela, j'incorpore ta réponse à toi :
Ma réponse sera beaucoup plus circonspecte : se pourrait-il au contraire qu'en rationalisant ces objets, la sf ait rétabli leur portée esthétique/logique/cognitive ? (Je ne parle pas de leur signification originelle mais de leur pouvoir de saisissement).
Nous pouvons trouver un terrain d'entente sur l'idée de "pouvoir de saisissement", mais pas sur le "rétablir leur portée etc."

L'immortalité, souvent citée dans ce fil, la toute-puissance, l'omniscience, et même des notions floues comme la transcendance (dans la singularité, le post-humanisme...) sont à la source d'émotions fortes quand elles sont bien mises en scène.
Toutefois, ces idées/images n'ont pas le même genre d'impact dans une fiction et dans un discours 'réel'.
Le lecteur d'un texte de science-fiction joue à y croire. Il accompagne une simulation, dont il sait qu'il s'agit d'une simulation. La portée métaphysique est pour partie neutralisée, et non rétablie, dans ce contexte. Le lecteur a en quelque sorte le plaisir et l'excitation, sans s'engager dans une réalité nouvelle, avec ses conséquences multiples.
L'immortalité promise par une religion ou espérée par un philosophe est une chose réelle - y croire engage, détermine des comportements. Prendre position sur n'importe quelle question métaphysique modifie profondément notre rapport au monde.
Un lecteur de science-fiction s'amuse à modifier superficiellement, et aussi souvent qu'il change d'univers fictionnel, ses cadres spatio-temporels. Quand des questions métaphysiques se profilent (souvent sans se présenter comme telles), il ressent un frisson particulier, OK (=pouvoir de saisissement) ; il ne se trouve pas, loin de là, dans la situation d'un métaphysicien spéculant sur la réalité.

Le vertige métaphysique est une chose ; le vertige de la science-fiction en est une autre. Que parmi les émotions recyclées dans la SF, il y ait des morceaux de métaphysique, je ne le conteste pas. Qu'on retrouve la vraie métaphysique dans la SF (comme démarche intellectuelle ou comme interface avec le monde), c'est aussi destiné à l'échec que de s'efforcer d'y apprendre la physique ou l'informatique.

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Message par silramil » mer. oct. 13, 2010 4:50 pm

Lem a écrit : Le Sublime, c'est l'émotion esthétique de la ténèbre. Quand la SF fait passer un objet M de l'obscurité complète à la zone intermédiaire, quelque chose (je pense) se conserve de cette émotion originelle. C'est pourquoi Foyle, dans Terminus, connaît la synesthésie, le bouleversement des sens qui empêche toute perception claire. C'est pourquoi, dans 2001, rien n'est franchement expliqué, pas plus que dans Le temps incertain. C'est pourquoi Ubik se manifeste de manière aussi elliptique, etc. Tout ce qui est ramené en pleine lumière et clairement délimité "s'éteint" de ce point de vue.
Oui, j'avais Kant à l'esprit et ta présentation des idées romantiques me convient.
Je suis persuadé que, pourvu que tu fasses un bon boulot de défrichage (la notion de sublime est très piégeuse), tu pourrais trouver dans le sublime une position de départ plus satisfaisante que l'hypothèse métaphysique. Je ne parle pas de te renier là-dessus (on a dépassé cette question), mais d'identifier ce qui dans l'hypothèse métaphysique est réellement moteur pour tes analyses.
Plus j'y pense et plus l'idée d'un refus du sublime (avec ce qu'il contient de mystique) peut avoir un sens pour ton ajout à la question du déni de la SF.
néanmoins, il faudrait à mon avis que tu admettes que tes analyses fonctionnent mieux avec certains textes (Foyle, Ubik...) qu'avec d'autres - ce n'est pas pour dire qu'elles ne marchent pas sur certains textes (il faudrait analyser sérieusement), mais si on réfléchit à un continuum d'oeuvres de SF, et qu'on constate que certaines ont un fort coefficent de métaphysique/sublime, il faut bien nommer le reste, qui est dominant dans d'autres oeuvres et constitue d'autres pôles du continuum.

Lem

Message par Lem » mer. oct. 13, 2010 4:54 pm

silramil a écrit :Selon moi, oui, pour la simple et bonne raison que c'est de la fiction. Qui plus est, de la fiction qui se désigne comme telle, et pas une fiction jouant à brouiller les lignes comme dans le réalisme.
Il me semble que les lecteurs de fiction réaliste savent également très bien qu'ils lisent une fiction. Madame Bovary n'est pas plus réelle que Gilbert Gosseyn.
Le lecteur d'un texte de science-fiction joue à y croire.
Le lecteur de tout roman joue à y croire. Ce n'est pas un critère. En quoi la spéculation métaphysique dans les romans de Victor Hugo aurait-elle plus d'impact que celle de Philip K. Dick ? Et si c'était le cas, comment expliquer que Dick – ou Dantec pour prendre un exemple bien de chez nous – aient une telle aura "prophétique" ? Je ne dis pas qu'ils faillent prendre cela très au sérieux mais que pour une part de leurs lecteurs, ces auteurs ont délivré une pensée dont l'impact s'est prolongé au-delà de la fiction.
Que parmi les émotions recyclées dans la SF, il y ait des morceaux de métaphysique, je ne le conteste pas. Qu'on retrouve la vraie métaphysique dans la SF (comme démarche intellectuelle ou comme interface avec le monde), c'est aussi destiné à l'échec que de s'efforcer d'y apprendre la physique ou l'informatique.
Ce paragraphe, strictement, me convient. Sa première phrase a le mérite de poser le problème esthétique comme il faut (cf plus haut, sur le Sublime). On pourra travailler.

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