marypop a écrit :Mais pour moi "le rejet de la SF" dont il était question faisait référence au rejet par le public.
Hors, je ne crois pas que le rejet éventuel par les 0.000001% de français qui s'adonnent à la philosophie contemporaine ait un rapport.
Tu fais une erreur déjà commise sur ce fil. Un objet culturel peut très bien être massivement consommé et subir un rejet/déni (dans la préface, j'ai plutôt employé le second terme) de la part des élites et des prescripteurs. Ce fut le cas de la bande dessinée, par exemple, jusqu'à ce qu'ait lieu la légitimation des années 80. Depuis cette date, la BD reste un succès éditorial mais est admise comme une forme d'expression légitime, ce qui prouve que les deux termes ne s'impliquent ni ne s'excluent : ils sont indépendants et toutes les combinaisons sont possibles (la poésie est légitime mais inexistante éditorialement).
La SF (écrite) n'a certes jamais été "massivement consommée" ici comme ont pu l'être le polar ou le roman sentimental. Elle a connu ses heures pleines et ses heures creuses. Mais enfin, depuis l'apparition du label au début des années 50, elle n'a jamais cessé d'exister (contrairement par exemple au roman d'espionnage ou au roman de guerre qui ont disparu en tant que catégories éditoriales avec système de collections dédiées). La bibliographie post-1950 doit comporter quelque chose comme 4000 romans et peut-être le double de nouvelles. La question que je pose dans la préface n'est pas celle du rejet par le public mais du déni par les élites et les prescripteurs (déni dont je postule qu'il est en train de s'achever aujourd'hui ; mon étonnement est donc essentiellement rétrospectif). Je connais plusieurs histoires de la littérature française au XXème siècle qui font une place au roman policier et même à la BD mais où la SF n'apparaît pas. Le mot n'est même pas cité, comme si le genre n'existait pas. Je considère que c'est une sorte d'énigme ou d'anomalie et j'essaie de la comprendre. Pour ce faire, je reprends un instant les raisons déjà listées il y a dix ans dans la préface d'
Escales sur l'horizon, par exemple :
– La haine des sciences et des techniques qui a saisi les intellectuels français après la première guerre mondiale et poussé à une disjonction complète science/littérature. "S'il y a de la science, ça ne peut pas être de la littérature".
– L'antiaméricanisme des mêmes. "Que ce soit de la littérature ou non, de toute façon, c'est américain".
– La réputation problématique de la SF comme texte (sa mauvaise qualité littéraire).
Rien qu'avec ces trois raisons, on devrait pouvoir élucider l'inexistence culturelle de la SF : une forme perçue comme douteuse sur le plan littéraire et de toute façon américaine n'a aucune place dans les histoires de la littérature française, ni dans son dispositif courant (médias, critique, théorie, prescription).
Mais je remarque aussi que ces raisons pourraient être retournées.
– Certes, il y a haine des sciences et des techniques. Mais un personnage aussi central dans l'histoire des lettres et de l'édition française que Raymond Queneau (qui a à la fois dirigé la Pléïade et contribué à introduire la SF moderne en France), la présence à ses côtés de gens comme Vian et Le Lionnais (mathématicien, comme l'a rappelé Gérard), la constellation pataphysique/oulipo où évoluaient des figures comme Calvino, Perec, Roubaut suggère que la légitimation était possible ; qu'il existait un lieu de conciliation, certes excentré (la SF peut difficilement être
centrale) mais réel, que du point de vue culturel, la SF aurait pu être perçue au minimum comme un jeu un peu étrange, problématique peut-être mais pas intrinsèquement indigne. Pas au point de n'apparaître
nulle part.
– Certes, il y a antiaméricanisme. Mais il y a tout aussi bien américanophilie. La littérature américaine a été ici autant décriée qu'elle a été adorée. Le roman noir (reconnu dès les années 70) et le cinéma américain (souvent vénéré) prouvent que l'origine supposée américaine de la SF ne constituait pas non plus un obstance décisif à la reconnaissance. (Cela dit, les choses seraient plus faciles si on arrivait à surmonter la coupure et l'amnésie collective qui a frappé toute la SF française d'avant-guerre, à se réapproprier
notre histoire de la SF au lieu d'entériner nous-mêmes l'idée qu'elle est née aux USA, ce à quoi j'essaie d'apporter d'autres réponses, en remettant le papier de Renard en circulation et les textes chimériques).
– Certes, la SF est souvent mal écrite (mal traduite). Mais pas toujours. Et sans doute pas plus que les autres "genres". Qui plus est, l'étrangeté de son texte (inclusion de néologismes, usage du paradigme absent, refus des métaphores au profit des descriptions techniques, refus (ou incompétence assumée au niveau-) de la psychologie ne ne la condamnait pas forcément à l'inexistence. Le bref flirt du Nouveau roman avec le genre au motif que leurs programmes littéraires (pas de métaphores, pas de psychologie) étaient partiellement convergents prouve là aussi qu'une conciliation était possible. "A jeu bizarre, forme bizarre". Au minimum, la SF aurait pu recevoir cette légitimation-là et quand on regarde la place faite dans les histoires littéraires contemporaines à des mouvements comme le Surréalisme et à des auteurs comme Artaud ou Michaux, on se dit qu'il y avait la place, au moins une petite place.
D'où vient donc ce
pas de place du tout ?
Puisque les raisons susmentionnées ne semblent pas à elles seules suffisantes, puisqu'elles auraient pu être retournées, il faut donc qu'il y ait un facteur supplémentaire. Une variable cachée.
Ce sont mes prémisses, un peu plus développées que dans la préface mais la substance est exactement la même. Vous m'allumez tout de suite ou je continue ?