Michel Houellebecq, La carte et le territoire

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Hoêl
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Message par Hoêl » mer. oct. 13, 2010 5:35 pm

kibu a écrit :Bzzzz !
Ca , c'est plus marrant que le reste !
Merci Kibu !
"Tout est relatif donc rien n'est relatif !"

Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:25 pm

La carte et le territoire: une approche

Le monde est un collage. Plus précisément, la représentation illusoire, transitoire et nomade que nous nous faisons du monde, dans les temps modernes, et que nous appelons réalité, est un collage. Le monde moderne et contemporain dans la perception que nous en avons est un collage. Telle est l’une des clés principales, voire la seule, du roman de MH. Non sans raisons, Michel Houellebecq semble écarter ici la distinction des marchands d’art entre moderne (1890/1950) et contemporain (ultérieur) sans pour autant fixer de point de départ précis (encore que…, j’y reviendrai) à la modernité et à l’aplatissement du monde.
La carte est un collage. Elle est plate comme un collage et elle juxtapose plus qu’elle ne superpose des éléments empruntés à diverses représentations et disciplines. Elle n’a pas d’épaisseur. Le territoire, lui, qui correspond à notre réalité empirique, a une épaisseur, une profondeur, implique des classifications hiérarchisées mais il a disparu pour l’essentiel derrière la carte qui est, elle, lisible alors que le territoire ne l’est pas: il peut seulement faire l’objet d’une sensation.
Le collage est constitué par associations, juxtapositions. Son procédé réside dans la copule “et” tandis que l’approche scientifique, par exemple de la réalité empirique, implique une classification et une hiérarchisation qui introduit à la relation “parce que”. MH a compris et, je crois, explicitement dit quelque part que toute œuvre d’art procède d’associations, la plupart du temps affectives et sensorielles. Incidemment cela permet de comprendre ce qui en déroute plus d’un, la différence fondamentale dans le temps entre des œuvres d’art et des résultats et théories scientifiques : à des époques différentes, les œuvres d’art introduisent des associations différentes mais il n’y a pas d’accumulation d’expériences, de progrès à proprement parler; au contraire, les approches scientifiques enrichissent et remodèlent les classifications et les hiérarchisations et il y a un progrès historiquement observable.

En ce sens, La carte… est un roman sur l’état de l’art (et du monde ou du moins du monde comme sa représentation) et non pas sur des vies ou des destins comme s’obstinent à le croire la plupart de ses lecteurs. Ce n’est pas non plus un roman sur l’art et les artistes (il est surprenant et caractéristique que des formes d’art très contemporaines (installations et créations sur ordinateur) en soient radicalement absentes (sauf peut-être sur la fin), ni sur l’écrivain et l’édition mais bien un roman sur le monde contemporain, ou bien plutôt sa représentation, dont les symptômes sont l’état de l’art et de la littérature.
(à suivre)
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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:27 pm

Il se peut que je pousse un peu loin mon interprétation de la démarche de MH parce que j’ai été frappé par la convergence entre son exploitation de la platitude de la carte, du collage et du monde contemporain, et l’analyse subtile de Paul Jorion dans « Comment furent inventées la vérité et la réalité » (Gallimard 2009) qu’il n’a peut-être pas lu. Ce qui n’aurait aucune importance sauf à souligner ici la rencontre peut-être contingente à un moment donné entre un romancier et un anthropologue et économiste qu’à priori rien ne réunit.
Le monde comme collage. Du coup, reprocher à MH d’avoir fait des emprunts à la Toile et en particulier à Wiki, comme certains l’ont fait, est parfaitement risible. MH pointe la façon dont nous percevons le monde, notamment sur la Toile mais aussi dans l’actualité, en général sur des écrans, en juxtaposant les données les plus impertinentes. Le lui reprocher, ce serait comme reprocher à Max Ernst d’avoir prélevé les éléments de ses collages dans Le Tour du monde et Le Magasin pittoresque. Bizarrement du reste, la décollation de MH et celle de son chien dans la troisième partie du roman m’ont évoqué aussitôt La Femme 100 têtes (la femme sans tête). À noter que Ernst détruisait des incunables alors que MH n’entame rien du tout. Difficile aussi de ne pas penser à la tête parlante de Celui qui chuchotait dans les ténèbres, nouvelle de H.P. Lovecraft que MH ne peut pas ignorer.

Les deux héros (si l’on ose risquer le terme par habitude) du roman, le peintre (enfin plus ou moins) Jed Martin et l’écrivain Michel Houellebecq, pratiquent le collage et l’aplatissement. Jed est d’abord un photographe, la photographie étant un collage par la lumière, avec une première démarche curieuse qui nous rappelle quelqu’un, ou plutôt deux de ses héros: « rien n’échappait à son ambition encyclopédique, qui était de constituer un catalogue exhaustif des objets de fabrication humaine à l’usage industriel. » (page 41) et qui renvoie plus anciennement à la Grande Encyclopédie, relation sur laquelle je reviendrai ou non. De là, il passe à la photo de cartes qui lui vaudra amour, gloire et fortune. Éloge de la platitude, dit ici sans aucun mauvais esprit. Du reste, la photographie est un art de l’instant, de l’instantané, en somme de l’éphémère, témoin de notre époque de magazines et d’écrans qui se juxtaposent et se succèdent à l’accéléré.
Puis Jed transpose sur la toile sa « série des métiers simples » qui semble procéder simplement d’une nostalgie pour l’époque des vrais gens, du souci encyclopédique déjà relevé et au fond d’une technique photographique. Enfin son art culmine avec une sorte de retour explicite au collage faisant se rencontrer sur la toile plate de grands hommes du siècle ainsi Bill Gates et Steve Jobs, ou, ce qu’il n’achèvera pas, le souriant Jeff Koons et le sinistre Damien Hirst.
Michel Houellebecq, pour sa part, en tant que second héros, finira complètement aplati, ramené à la production de quelque chose d’artistique (et qu’apprécierait certainement Damien Hirst) que Jed interprète comme une espèce de Jackson Pollock.
(à suivre)
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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:29 pm

C’est le moment de dire ici quelque chose de l’intervention de MH dans un roman de MH. Certains critiques y ont vu l’expression d’un narcissisme exacerbé. Or, c’est à l’évidence tout le contraire. MH dénarcissise complètement l’écrivain, non pas tant en en donnant une interprétation assez peu flatteuse qu’en dénonçant le narcissisme plus ou moins caché de tout artiste qui sans s’exhiber directement d’ordinaire (aux auto-portraits près, les peintres ont moins de pudeur) occupe toujours le centre de la scène, enfin du texte. On se souvient du fameux « Emma Bovary, c’est moi » qui, bien plus qu’une boutade, exprime le désir profond de Flaubert d’être une Emma, de ressentir ce à quoi elle aspire et qu’il ne peut pas éprouver sauf à l’exprimer dans l’œuvre. De même, Flaubert est Bouvard et Pécuchet, les fameux encyclopédistes, dans son désir de tout savoir, tout englober, qu’il sait tragiquement dérisoire. Comme Jed.
En se mettant en texte, ce qu’à ma connaissance très peu d’écrivains ont fait (à l’exception notable de Franz Werfel dans L’Étoile de ceux qui ne sont pas nés où le visiteur de l’avenir est désigné par ses initiales, FW. Il y a Philip K. Dick aussi, plus ou moins explicitement.), MH non seulement expose ce que tout le monde devrait savoir mais il complète sa carte où, comme sur toute carte, les noms doivent être vrais (passons sur les cartes de Fantasy qui n’ont pas de territoire). D’où logiquement, cette pratique d’un name(s) dropping mal interprété par certains lecteurs qui y voient soit la marque d’un snobisme certain, soit la reprise d’un vieux truc des auteurs de best-sellers qui multiplient les noms de marques pour faire vrai. MH est seulement cohérent avec son propos.
Ce name(s) dropping auquel nous sommes presque constamment soumis est celui de la presse (et pas seulement people) et évidemment celui de la Toile où quiconque jouit d’une petite notoriété est aussitôt « googelisé » sous une forme généralement inexacte, incomplète voire mensongère, mais qui laisse de lui une trace autrement répandue voire durable que tout ce qu’il a pu commettre dans sa vie.
Et du coup, MH n’est pas non plus, quand il assassine telle figure du contemporain, un moraliste comme le disent d’aucuns. À mon avis, il s’en fout complètement. On en lit de bien plus vertes sur la Toile ou dans la presse éventuellement people, ce qui explique qu’il n’ait guère eu à redouter les foudres en diffamation de ses victimes. Il n’est pas plus moraliste que le cartographe de chez Michelin ne se fait esthète quand il signale une curiosité, un point de vue, un château ou une chapelle. Si j’avais à qualifier sa démarche, je la dirai non pas moraliste ni sociologique mais philosophique en ce sens qu’elle cerne (sans même le dénoncer) le mode moderne de l’aperception du monde, sa métaphysique en somme.

Cette métaphysique de la platitude est évidemment exempte de toute transcendance, ce qui devrait séduire nombre d’habitués de ce site (ActuSf). Toutefois je ne me risquerai pas à prétendre que MH exclut toute transcendance, même in petto et de toute éternité, parce que je n’en sais rien, mais simplement qu’il dit qu’avec l’aplatissement moderne du monde, d’autres diraient son désenchantement, il n’y a plus la moindre place pour de la transcendance. Non seulement Dieu est mort comme disait l’autre, mais son deuil n’est plus à la mode ni de mise. Au mieux, il suscite la rigolade sur les plateaux de télévision. Il fut un temps où l’évacuation de la transcendance avait laissé un vide dont le regret marquait la trace: nous n’en sommes plus là. (Dans le meilleur des cas, la science a comblé ce vide non pas tant en raison de ses succès réels mais limités que de son ambition métaphysique à étendre à tout l’univers le champ de la connaissance rationnelle, ce qui est pour le moins audacieux.)
Cependant, il apparaît dans La carte… comme une trace de ce regret. Le père de Jed Martin, qui avait rêvé d’être un artiste de l’architecture avant de réussir financièrement comme promoteur immobilier, a laissé des dossiers remontant à sa jeunesse dans la maison familiale, des projets immobiliers parfaitement utopiques, inhabitables et inconstructibles (pp 404 et 405). Et ces projets dérivent plus ou moins directement de l’admiration que ses pairs et lui ont éprouvé pour Charles Fourier et pour William Morris et dont il s’explique longuement lors de sa dernière rencontre avec son fils (pp 220 et sq). Deux tenants de certaines formes de la transcendance (c’est à dire du dépassement du sujet individuel), la transcendance du désir pour Fourier qui doit assurer l’harmonie universelle, celle pour Morris d’une société médiévale organique complètement fantasmatique. Le choix de Fourier et de Morris n’est pas innocent. Ce sont à la fois deux utopistes authentiques, et ils partagent quelque chose de pathétique dans leur incapacité à se faire entendre et dans le côté inaccompli, en quelque sorte raté, de leurs œuvres. Fourier croit au bonheur général par l’accomplissement du désir et Morris à une espèce de marxisme artisanal des cathédrales. Déjà, de leurs temps, ils n’avaient pas d’avenir, coincés entre des formes anciennes de transcendance en voie d’élimination et l’absence de transcendance du monde en voie d’aplatissement. Nostalgiques et impuissants, un peu ridicules, ils ont encore défendu des valeurs mais ce temps est révolu.

Leurs époques respectives fournissent une indication sur le moment historique où pour MH le monde est devenu un collage, où la carte a recouvert le territoire. Fourier (1772/1837) se situe à la charnière entre le Siècle des Lumières et le siècle de l’utilitarisme. Morris (1834/1896) prend le relais. C’est donc juste avant eux qu’a commencé l’aplatissement du monde. Et l’on songe à cet espèce de précurseur de la Toile, de Google et de Wikipedia, la Grande Encyclopédie. Comme la Toile, comme tous les dictionnaires et encyclopédies (et même auparavant, comme toutes les bibliothèques), elle favorise l’exploration superficielle par contiguïté, par association fortuite. Ce n’est pas son but mais c’est son destin.
Et bien que le rapprochement soit peut-être impertinent, je ne peux échapper à celui qui me vient à l’esprit entre Stanley Kubrick et MH. Plusieurs films de Kubrick semblent indiquer qu’à la fin du 18° siècle, l’humanité (au moins occidentale) a pris un mauvais tournant: dans 2001, les extraterrestres logent Dave dans l’habitat qui leur semble le mieux adapté à cet humain, inspiré d’un cadre dix-huitième ; dans Barry Lindon, on sent bien que quelque chose est en train de mal tourner et le Chevalier est une figure emblématique de la culture et de ce que Talleyrand appelait « la douceur de vivre » de cette époque; dans Eyes wide shut, la cérémonie érotique semble une parodie du libertinage de ce siècle; et les films dont les cadres nous sont plus ou moins contemporains condamnent férocement la barbarie de notre temps, ainsi Docteur Folamour, L’Orange mécanique, Full metal jacket.
En somme, pour Kubrick et, me semble-t-il, pour MH, quelque chose s’est détraqué à la fin du Siècle des Lumières avec la guerre totale, l’industrialisation à outrance, la déshumanisation de la production, la cupidité et la vulgarité de la bourgeoisie, le triomphe du capitalisme et la conquête brutale de la planète. Je n’insinue pas ici que Kubrick et MH sont réactionnaires en ce sens qu’ils voudraient revenir à une situation révolue ni même qu’ils se fassent beaucoup d’illusion sur elle mais qu’ils suggèrent que ce siècle là fut le dernier porteur d’une véritable culture, ou plutôt de l’espoir d’une culture humaniste, à la fois progressiste (L’Encyclopédie en témoigne) et porteuse problématique de valeurs qui ne se conserveront qu’à travers des utopies et des nostalgies sans avenir. Puis-je ajouter que H.P. Lovecraft était convaincu d’une telle décadence de l’Occident, « bien avant Spengler » précise-t-il.
Il nous est parfois difficile de mesurer la distance qui nous sépare de cette époque bien que la rupture me semble aussi profonde que celle qui sépare le Moyen-äge de l’Empire Romain. Je donnerai deux chiffres qui me semblent significatifs: alors qu’au fond l’exploration lunaire est tout à fait pensable pour un homme des Lumières, le fait qu’en un siècle la production automobile mondiale soit passée de presque rien à environ quatre-vingt millions de véhicules par an lui serait parfaitement inintelligible, de même que cet autre fait que le nombre d’ordinateurs individuels en circulation soit passé de zéro il y a trente ans à probablement un milliard à ce jour, plus qu’il n’y avait d’humains en 1800.
(à suivre)
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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:30 pm

Est-ce le rejet plus ou moins explicite de notre modernité qui explique la virulence que semble susciter chez certains l’œuvre de MH?
Pourquoi tant de haine? Car il n’y a pas d’autre mot. Je comprends très bien que l’on demeure indifférent à ses romans, qu’on les néglige ou même qu’on les traite par le mépris. Mais j’ai beaucoup de mal à m’expliquer la violence des émotions qu’ils suscitent, jusque sur le présent fil, si ce n’est qu’ils toucheraient là où ça fait mal. Après tout, ce ne sont que des mots. Je me souviens d’avoir entendu dans un cénacle de scientifiques de haut niveau une réaction outragée aux Particules élémentaires: « Il ridiculise le CNRS. » Je me souviens aussi, après avoir étouffé une très forte envie de rire, d’avoir rétorqué au mathématicien vert de rage qui la proférait: « Mais ce n’est qu’un roman… » manifestement sans le convaincre ni l’apaiser. Cette détestation me surprend autant que le succès public de ces livres. Peut-être y a-t-il un lien.
La forme après tout la plus légitime de cette contestation consiste à dénier à MH la qualité de « grand » ou même de « bon » écrivain, d’affirmer qu’il écrit « mal », qu’il n’a pas de « style ». Ce qui pose toutes sortes de questions sur le bien ou le mal écrire et sur la notion de style. On en parle depuis Aristote au moins. Il me semble beaucoup plus facile de repérer quelqu’un qui écrit mal que celui qui écrit bien. Celui qui écrit mal malmène plus ou moins le vocabulaire et la syntaxe, et même s’il les respecte, écrit platement sans souci de trouver le mot juste: sa dialectique, au sens d’Aristote, c’est à dire sa capacité de séduction qui entraîne la conviction, est faible. Afin de ne pas évoquer ici celui dont le nom ne doit pas être prononcé, je désignerai simplement comme tel Marcel Priouret qui, le malheureux, n’avait pas le temps de se relire ni même de réfléchir à ce qu’il écrivait.
Selon ce critère, je dirai qu’à mon aune, MH n’écrit pas mal et même qu’il écrit bien. Il a le sens du rythme de la phrase et celui du mot qui porte. Il malmène rarement la ponctuation académique, ce qui fut à la mode, et quand il le fait, c’est afin de donner de la continuité et du souffle à la phrase.
Quant au style, même si certains disent ne pas savoir ce que c’est, il me semble que quiconque peut distinguer sans grand effort entre le style baroque des fins-de-siècle et celui disons dépouillé d’un Samuel Beckett. Celui de MH me semble sobre et efficace. Il a le style de l’emploi. Et je dois dire que j’ai été assez impressionné par la façon dont il parvient à évoquer l’effroi et l’horreur dans la troisième partie de La Carte… à partir des réactions de policiers et gendarmes qu’on penserait aguerris. Il a dépassé sur son propre terrain le Dantec des Racines du mal. Et quelques autres du néo-polar français même si le rapprochement peut sembler incongru. Il montre qu’il sait faire, ce qui me semble bien suffisant. Si j’avais un qualificatif à lui apposer, ce ne serait ni bon ni grand mais que c’est un écrivain soigneux.

Quoique j’ai lu assez peu de critiques sur le livre (mais celle de Roxana Azimi dans Le Monde supplément Argent du 16 octobre 2010 tient le pompon dans son incompréhension radicale du roman. Il est vrai que l’article de la même juste au dessus sur le marché de l’art parisien aurait pu être intégré in extenso dans La Carte… pour sa fatuité, son snobisme et sa… superficialité.), sa réception me fait un peu penser à celle des Choses, de Georges Pérec, qui fut au départ assez fraîche, beaucoup plus en tout cas que celle réservée au dernier opus de Houellebecq qui n’en est pas à son premier roman. Et il me semble aussi qu’il y a une filiation, au moins ténue, entre les deux livres. (On me chuchote que MH a manifesté son admiration et exprimé sa dette à l’endroit de Georges Pérec.) On reprocha en son temps à Pérec d’avoir mis en scène des personnages falots, sans épaisseur ni tragédie, tout imbus de leur tout neuf pouvoir de consommation. Il obtint tout de même le Prix Renaudot en 1965 (l’année où Fritz Leiber reçoit le Prix Hugo pour Le Vagabond). Au fond et sans aller plus loin, La carte… , comme Les Choses, est un roman sans personnages, tout en décor.
(à suivre)
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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:32 pm

Ce qui les rapproche d’une école à laquelle ni l’un ni l’autre n’a jamais appartenu, de loin comme de près, celle, un rien fastidieuse (ce qu’ils ne sont pas à mon sens) du Nouveau Roman. Le projet n’est plus de raconter une histoire mimétique de la réalité psychologique ou sociale mais d’entreprendre une expérience, littéraire si l’on veut, de pensée certainement. Pérec rejoint très vite l’Oulipo, et chacune de ses œuvres ultérieures échappe à tout mimétisme. Il en va de même à mon sens pour MH qui ne vise aucunement au réalisme et dont les intrigues (mais le terme est impropre) frisent allègrement l’absurde.
En très gros, le roman contemporain (hors de ce qu’on assez sottement appelle genres) s’est divisé en quatre branches, le roman de pur divertissement (Marc Lévy et alii), le roman de pseudo-psychanalyse avec l’auto-fiction (Christine Angot et alii), le roman historico-social évoluant entre journalisme et histoire contemporaine (ou du moins celle du vingtième siècle encore frais (Jonathan Littel et alii), et le roman d’expérience que j’évite d’appeler expérimental de peur de faire fuir des lecteurs et dont relèvent, entre autres, MH comme Pérec. Seule cette dernière branche m’intéresse.
Elle n’a pas pour vocation de faire s’évader le lecteur dans un étalagisme de pacotille, ni celle de lui imposer ses traumatismes et obsessions dans l’intention de s’en débarrasser voire de les lui refiler, ni encore celle de l’instruire des atrocités plus ou moins salaces du monde dans l’espoir de le rendre bien-pensant, mais elle a seulement pour vocation de jouer.

Son rapport est évident avec la meilleure science-fiction, sur laquelle MH écrit dans Sortir du XXe siècle: «  je crois à peine exagéré d'affirmer que, sur le plan intellectuel, il ne resterait rien de la seconde moitié du siècle s'il n'y avait pas eu la littérature de science-fiction. C'est une chose dont il faudra bien tenir compte le jour où l'on voudra écrire l'histoire littéraire de ce siècle, où l'on consentira à porter sur lui un regard rétrospectif, à admettre que nous en sommes enfin sortis. J'écris ces lignes en décembre 2001 ; je crois que le moment est bientôt venu. »
La carte… relève-t-elle pour autant de la science-fiction? Par certains côtés oui, pour les grands amateurs du domaine. Mais MH joue avec ses conventions comme avec ses lecteurs. Le roman qui pousse jusqu’en 2050 est une anticipation par le calendrier sans anticipation. Que le monde ait aussi peu changé dans les quarante prochaines années à très peu de détails ironiques près dans les dernières pages (qui font d’ailleurs penser au Territoire humain de Michel Jeury ou, pour les dernières lignes, à Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon) est aussi peu vraisemblable que la fin esthétique du personnage de Michel Houellebecq. Mais comme dans la science-fiction, le lecteur a traversé une expérience, toute en surface.

Sur la superficialité du monde contemporain (et à venir), MH n’est pas le premier à s’étendre. On lira avec fruit les deux articles que lui consacrent Alessandro Barrico et Eugenio Scalfari dans La Reppublica (voir le Courrier International n°1038 du 23 septembre 2010, pages 57 à 59).
Comme le dit à une jeune journaliste Jed Martin, sénile et libre, à la toute fin de sa vie, pour ultime commentaire de son œuvre: « Je veux rendre compte du monde. Je veux simplement rendre compte du monde. » (page 420).
Tâche impossible et dérisoire. Le territoire n’a jamais de carte. Le territoire n’est pas la carte.

Gérard Klein
16/10/2010

FIN
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Erion
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Message par Erion » dim. oct. 17, 2010 10:02 am

Vu que la critique a eu l'air d'assommer pas mal de monde, je me permets de dire que je suis très impressionné, Gérard, par le travail que tu as accompli sur ce livre. Cela ouvre des pistes vraiment passionnantes.
"There's an old Earth saying, Captain. A phrase of great power and wisdom. A consolation to the soul, in times of need : Allons-y !" (The Doctor)
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Lensman
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Message par Lensman » dim. oct. 17, 2010 10:19 am

Gérard Klein a écrit :
Sur la superficialité du monde contemporain (et à venir) ]
On peut ajouter: "(et passé)", si l'on veut... on est peu de chose, allez...
Oncle Joe

Lem

Message par Lem » dim. oct. 17, 2010 2:28 pm

Lensman a écrit :On peut ajouter: "(et passé)", si l'on veut...
On peut, mais c'est manquer le nerf de l'argumentation :
En somme, pour Kubrick et, me semble-t-il, pour MH, quelque chose s’est détraqué à la fin du Siècle des Lumières avec la guerre totale, l’industrialisation à outrance, la déshumanisation de la production, la cupidité et la vulgarité de la bourgeoisie, le triomphe du capitalisme et la conquête brutale de la planète. Je n’insinue pas ici que Kubrick et MH sont réactionnaires en ce sens qu’ils voudraient revenir à une situation révolue ni même qu’ils se fassent beaucoup d’illusion sur elle mais qu’ils suggèrent que ce siècle là fut le dernier porteur d’une véritable culture, ou plutôt de l’espoir d’une culture humaniste, à la fois progressiste (L’Encyclopédie en témoigne) et porteuse problématique de valeurs qui ne se conserveront qu’à travers des utopies et des nostalgies sans avenir.
La limite fine entre conservateur et réactionnaire. Un beau sujet.

Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » dim. oct. 17, 2010 2:36 pm

Lem a écrit :
Lensman a écrit :On peut ajouter: "(et passé)", si l'on veut...
On peut, mais c'est manquer le nerf de l'argumentation :
En somme, pour Kubrick et, me semble-t-il, pour MH, quelque chose s’est détraqué à la fin du Siècle des Lumières avec la guerre totale, l’industrialisation à outrance, la déshumanisation de la production, la cupidité et la vulgarité de la bourgeoisie, le triomphe du capitalisme et la conquête brutale de la planète. Je n’insinue pas ici que Kubrick et MH sont réactionnaires en ce sens qu’ils voudraient revenir à une situation révolue ni même qu’ils se fassent beaucoup d’illusion sur elle mais qu’ils suggèrent que ce siècle là fut le dernier porteur d’une véritable culture, ou plutôt de l’espoir d’une culture humaniste, à la fois progressiste (L’Encyclopédie en témoigne) et porteuse problématique de valeurs qui ne se conserveront qu’à travers des utopies et des nostalgies sans avenir.
La limite fine entre conservateur et réactionnaire. Un beau sujet.
Il me semble que Kubrick et Houellebecq ne sont ni conservateurs ni réactionnaires. Ils auraient souhaité, implicitement, que les choses prennent un autre tour à partir du dix-huitième siècle. En ce sens, ce sont des uchronistes, comme on dit des utopistes.
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Message par JDB » dim. oct. 17, 2010 4:46 pm

Erion a écrit :Vu que la critique a eu l'air d'assommer pas mal de monde, je me permets de dire que je suis très impressionné, Gérard, par le travail que tu as accompli sur ce livre. Cela ouvre des pistes vraiment passionnantes.
+1.
J'ajoute que la remarque ultérieure de Gérard Klein sur le caractère uchroniste de Kubrick et Houellebecq rejoint ce qui, à mes yeux, explique la vogue steampunk = le souhait de repartir, sinon de zéro, mais du moins d'un certain point de divergence avec une histoire que l'on estime préférable.
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Message par kibu » dim. oct. 17, 2010 5:30 pm

Ce fil ne fait que confirmer ce que je pensais déjà : la lecture de certaines critiques apparaît beaucoup plus intéressante que la lecture de l'ouvrage lui-même.
Merci M. Klein.
A l'envers, à l'endroit

Ô Dingos, ô châteaux

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Message par Lensman » dim. oct. 17, 2010 7:18 pm

Lem a écrit : La limite fine entre conservateur et réactionnaire. Un beau sujet.
Un enjeu véritablement passionnant...
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Message par Lensman » dim. oct. 17, 2010 7:22 pm

Gérard Klein a écrit :
Il me semble que Kubrick et Houellebecq ne sont ni conservateurs ni réactionnaires. Ils auraient souhaité, implicitement, que les choses prennent un autre tour à partir du dix-huitième siècle. En ce sens, ce sont des uchronistes, comme on dit des utopistes.
Peut-être peuvent-ils (enfin, surtout Houellebecq, maintenant...) se rassurer en se disant qu'il y a des univers parallèles où le monde est plus conforme à leur vision... une ou deux fonctions d'onde qui s'effondrent ou non un peu différemment, et hop!
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Message par Lensman » dim. oct. 17, 2010 7:25 pm

kibu a écrit :Ce fil ne fait que confirmer ce que je pensais déjà : la lecture de certaines critiques apparaît beaucoup plus intéressante que la lecture de l'ouvrage lui-même.
Merci M. Klein.
Et on gagne du temps! (ce n'est pas négligeable, quand on sait que l'univers va peut-être finir dans 3,7 milliards d'années seulement ... aujourd'hui, on rigole, mais le temps passe vite, attention...)
oncle Joe

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