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par Gérard Klein » sam. oct. 16, 2010 4:29 pm
C’est le moment de dire ici quelque chose de l’intervention de MH dans un roman de MH. Certains critiques y ont vu l’expression d’un narcissisme exacerbé. Or, c’est à l’évidence tout le contraire. MH dénarcissise complètement l’écrivain, non pas tant en en donnant une interprétation assez peu flatteuse qu’en dénonçant le narcissisme plus ou moins caché de tout artiste qui sans s’exhiber directement d’ordinaire (aux auto-portraits près, les peintres ont moins de pudeur) occupe toujours le centre de la scène, enfin du texte. On se souvient du fameux « Emma Bovary, c’est moi » qui, bien plus qu’une boutade, exprime le désir profond de Flaubert d’être une Emma, de ressentir ce à quoi elle aspire et qu’il ne peut pas éprouver sauf à l’exprimer dans l’œuvre. De même, Flaubert est Bouvard et Pécuchet, les fameux encyclopédistes, dans son désir de tout savoir, tout englober, qu’il sait tragiquement dérisoire. Comme Jed.
En se mettant en texte, ce qu’à ma connaissance très peu d’écrivains ont fait (à l’exception notable de Franz Werfel dans L’Étoile de ceux qui ne sont pas nés où le visiteur de l’avenir est désigné par ses initiales, FW. Il y a Philip K. Dick aussi, plus ou moins explicitement.), MH non seulement expose ce que tout le monde devrait savoir mais il complète sa carte où, comme sur toute carte, les noms doivent être vrais (passons sur les cartes de Fantasy qui n’ont pas de territoire). D’où logiquement, cette pratique d’un name(s) dropping mal interprété par certains lecteurs qui y voient soit la marque d’un snobisme certain, soit la reprise d’un vieux truc des auteurs de best-sellers qui multiplient les noms de marques pour faire vrai. MH est seulement cohérent avec son propos.
Ce name(s) dropping auquel nous sommes presque constamment soumis est celui de la presse (et pas seulement people) et évidemment celui de la Toile où quiconque jouit d’une petite notoriété est aussitôt « googelisé » sous une forme généralement inexacte, incomplète voire mensongère, mais qui laisse de lui une trace autrement répandue voire durable que tout ce qu’il a pu commettre dans sa vie.
Et du coup, MH n’est pas non plus, quand il assassine telle figure du contemporain, un moraliste comme le disent d’aucuns. À mon avis, il s’en fout complètement. On en lit de bien plus vertes sur la Toile ou dans la presse éventuellement people, ce qui explique qu’il n’ait guère eu à redouter les foudres en diffamation de ses victimes. Il n’est pas plus moraliste que le cartographe de chez Michelin ne se fait esthète quand il signale une curiosité, un point de vue, un château ou une chapelle. Si j’avais à qualifier sa démarche, je la dirai non pas moraliste ni sociologique mais philosophique en ce sens qu’elle cerne (sans même le dénoncer) le mode moderne de l’aperception du monde, sa métaphysique en somme.
Cette métaphysique de la platitude est évidemment exempte de toute transcendance, ce qui devrait séduire nombre d’habitués de ce site (ActuSf). Toutefois je ne me risquerai pas à prétendre que MH exclut toute transcendance, même in petto et de toute éternité, parce que je n’en sais rien, mais simplement qu’il dit qu’avec l’aplatissement moderne du monde, d’autres diraient son désenchantement, il n’y a plus la moindre place pour de la transcendance. Non seulement Dieu est mort comme disait l’autre, mais son deuil n’est plus à la mode ni de mise. Au mieux, il suscite la rigolade sur les plateaux de télévision. Il fut un temps où l’évacuation de la transcendance avait laissé un vide dont le regret marquait la trace: nous n’en sommes plus là. (Dans le meilleur des cas, la science a comblé ce vide non pas tant en raison de ses succès réels mais limités que de son ambition métaphysique à étendre à tout l’univers le champ de la connaissance rationnelle, ce qui est pour le moins audacieux.)
Cependant, il apparaît dans La carte… comme une trace de ce regret. Le père de Jed Martin, qui avait rêvé d’être un artiste de l’architecture avant de réussir financièrement comme promoteur immobilier, a laissé des dossiers remontant à sa jeunesse dans la maison familiale, des projets immobiliers parfaitement utopiques, inhabitables et inconstructibles (pp 404 et 405). Et ces projets dérivent plus ou moins directement de l’admiration que ses pairs et lui ont éprouvé pour Charles Fourier et pour William Morris et dont il s’explique longuement lors de sa dernière rencontre avec son fils (pp 220 et sq). Deux tenants de certaines formes de la transcendance (c’est à dire du dépassement du sujet individuel), la transcendance du désir pour Fourier qui doit assurer l’harmonie universelle, celle pour Morris d’une société médiévale organique complètement fantasmatique. Le choix de Fourier et de Morris n’est pas innocent. Ce sont à la fois deux utopistes authentiques, et ils partagent quelque chose de pathétique dans leur incapacité à se faire entendre et dans le côté inaccompli, en quelque sorte raté, de leurs œuvres. Fourier croit au bonheur général par l’accomplissement du désir et Morris à une espèce de marxisme artisanal des cathédrales. Déjà, de leurs temps, ils n’avaient pas d’avenir, coincés entre des formes anciennes de transcendance en voie d’élimination et l’absence de transcendance du monde en voie d’aplatissement. Nostalgiques et impuissants, un peu ridicules, ils ont encore défendu des valeurs mais ce temps est révolu.
Leurs époques respectives fournissent une indication sur le moment historique où pour MH le monde est devenu un collage, où la carte a recouvert le territoire. Fourier (1772/1837) se situe à la charnière entre le Siècle des Lumières et le siècle de l’utilitarisme. Morris (1834/1896) prend le relais. C’est donc juste avant eux qu’a commencé l’aplatissement du monde. Et l’on songe à cet espèce de précurseur de la Toile, de Google et de Wikipedia, la Grande Encyclopédie. Comme la Toile, comme tous les dictionnaires et encyclopédies (et même auparavant, comme toutes les bibliothèques), elle favorise l’exploration superficielle par contiguïté, par association fortuite. Ce n’est pas son but mais c’est son destin.
Et bien que le rapprochement soit peut-être impertinent, je ne peux échapper à celui qui me vient à l’esprit entre Stanley Kubrick et MH. Plusieurs films de Kubrick semblent indiquer qu’à la fin du 18° siècle, l’humanité (au moins occidentale) a pris un mauvais tournant: dans 2001, les extraterrestres logent Dave dans l’habitat qui leur semble le mieux adapté à cet humain, inspiré d’un cadre dix-huitième ; dans Barry Lindon, on sent bien que quelque chose est en train de mal tourner et le Chevalier est une figure emblématique de la culture et de ce que Talleyrand appelait « la douceur de vivre » de cette époque; dans Eyes wide shut, la cérémonie érotique semble une parodie du libertinage de ce siècle; et les films dont les cadres nous sont plus ou moins contemporains condamnent férocement la barbarie de notre temps, ainsi Docteur Folamour, L’Orange mécanique, Full metal jacket.
En somme, pour Kubrick et, me semble-t-il, pour MH, quelque chose s’est détraqué à la fin du Siècle des Lumières avec la guerre totale, l’industrialisation à outrance, la déshumanisation de la production, la cupidité et la vulgarité de la bourgeoisie, le triomphe du capitalisme et la conquête brutale de la planète. Je n’insinue pas ici que Kubrick et MH sont réactionnaires en ce sens qu’ils voudraient revenir à une situation révolue ni même qu’ils se fassent beaucoup d’illusion sur elle mais qu’ils suggèrent que ce siècle là fut le dernier porteur d’une véritable culture, ou plutôt de l’espoir d’une culture humaniste, à la fois progressiste (L’Encyclopédie en témoigne) et porteuse problématique de valeurs qui ne se conserveront qu’à travers des utopies et des nostalgies sans avenir. Puis-je ajouter que H.P. Lovecraft était convaincu d’une telle décadence de l’Occident, « bien avant Spengler » précise-t-il.
Il nous est parfois difficile de mesurer la distance qui nous sépare de cette époque bien que la rupture me semble aussi profonde que celle qui sépare le Moyen-äge de l’Empire Romain. Je donnerai deux chiffres qui me semblent significatifs: alors qu’au fond l’exploration lunaire est tout à fait pensable pour un homme des Lumières, le fait qu’en un siècle la production automobile mondiale soit passée de presque rien à environ quatre-vingt millions de véhicules par an lui serait parfaitement inintelligible, de même que cet autre fait que le nombre d’ordinateurs individuels en circulation soit passé de zéro il y a trente ans à probablement un milliard à ce jour, plus qu’il n’y avait d’humains en 1800.
(à suivre)
Mon immortalité est provisoire.