Lensman a écrit :Gérard Klein a écrit :
Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi. Et personne n'estime nécessaire ni même souhaitable de le retoucher à la façon de Viollet-le-Duc.
Je suis assez d'accord. (Encore que la cité de Carcassonne par Viollet-le-Duc, personne n'osera dire que ce n'est pas mieux que l'original!) Cependant, je me demande si l'ampleur du glissement de la langue est si bien perçue que cela. (Ul doit y avoir des travaux sérieux, je suppose).
Par ailleurs, il est assez étonnant de constater un cas comme celui de l'ancienne traduction de
Moby Dick. Comment une chose pareille a-t-elle pu avoir lieu a une époque prétendument beaucoup plus "littéraire" que la nôtre? (Il s'agit de
Moby Dick, pas d'un polar, ou d'un roman de SF, ou d'un écrivaillon parfaitement inconnu comme Lovecraft) . Le réponse à ma question est peut-être dans le "prétendument". Pourtant, je me demande si, même si ce forum, la réponse très majoritaire à la question "notre époque est est plus littéraire qu'en 1950", la réponse serait "non".
Mais le fait que la réponse juste est "oui" sera une bonne nouvelle pour tous nos amis!
Oncle Joe
(A moins, mais j'écarte cette hypothèse d'un revers de main et en riant, que le chauvinisme ait eu quoi que ce soit à voir avec la constitution des critères de qualité littéraire dans notre pays...)
Et tu oublies le château de Pierrefonds, une pure merveille de VLD.
Oui, je crois que notre époque est plus littéraire que les précédentes, au moins pour une élite. Elle s'est donné des critères scientifiques pour la traduction sous la pression de la philologie et des exemples allemands et anglo-saxons, notamment américains.
Il faut bien voir que la chose littéraire, aussi bien pour les traductions que pour la critique du reste, était avant la Seconde Guerre Mondiale, pour l'essentiel, et même avant 1960 ou 1970, la chose de gens plus ou moins réellement cultivés et surtout plus ou moins oisifs qui la considéraient comme un objet de décoration, une distraction de bon ton, au mieux une passion distinguée. Beaucoup de traducteurs "littéraires" étaient des amateurs ou des femmes de la bonne société qui visaient une certaine renommée. Pour eux, la langue va de soi, son usage est inné, nul besoin de l'approfondir.
Auparavant même, nombre des traductions de classiques grecs et latins des 18° et 19° siècle où toute personne un peu relevée était supposée pratiquer ces deux langues mortes sont terriblement et parfois grossièrement fautives. Et pourtant, elles sont parfois signées d'agrégés. Difficile de comprendre comment cela a pu se faire.
Il y a des exemples célèbres: Nerval ne connaissait guère l'allemand et il traduit très approximativement le Faust de Goethe, peut-être pour des raisons alimentaires. La traduction de Poe par Baudelaire, tant vantée non sans raisons du reste, est si infidèle qu'on la trouve parfois supérieure à l'original. Les traductions de Shakespeare de l'avant-dernier siècle sont des adaptations, parfois en vers, à peine déguisées.
Le chauvinisme, c'est tout un programme. Mais le choix des modèles, du corpus à promouvoir et étudier, de l'académisme, est constitué au 17° siècle avec une claire intention politique: souder la nation autour d'une langue unique, châtiée et précisée, voire enfermée. D'où les classiques, ce qu'on étudie en classe.
Les enseignants, y compris et surtout ceux du supérieur, servent toujours ce projet, même s'ils n'en ont pas conscience et s'ils le désavoueraient éventuellement. D'où leur timidité, pour dire le moins, à sortir d'un corpus qui s'enrichit quelque peu avec le temps, à considérer les "autres" littératures dont, entre autres, la science-fiction. Il s'agit toujours de défendre et illustrer la langue d'une élite, aujourd'hui celle de l'ENA pour dire simple, langue passablement compassée (terme qu'on peut utilement décomposer).
Il suffit de voir comment sont stigmatisés les écarts de langage souvent volontaires de notre bien aimé Président, Nicolas Sarkozy, pour voir comment cela fonctionne. L'idée est de le discréditer par comparaison implicite avec des parangons littéraires comme De Gaulle et Mitterrand alors qu'il s'exprime mieux que la plupart des journalistes et seulement comme la plupart des gens. Il y a là un clivage profond dans la société française entre ceux qui auraient l'empire du verbe, qui en maîtriseraient avec correction toutes les subtilités, et le vulgum pecus. C'est un clivage ancien, d'abord aristocratique (lire Paul de Gondi de Retz et Saint-Simon) puis bourgeois.
Cela n'est pas propre à la France du reste. Il suffit de voir comment chaque langue européenne (sauf à ma connaissance le Luxembourgeois, nation sans doute trop récente) a son héros fondateur, Goethe (et les frères Grimm) pour l'Allemand, Dante pour l'italien (encore que je suppose qu'un italien moderne a autant de mal à le lire qu'un français), Cervantes pour l'espagnol, Camoens pour le Portugais, etc.
Aujourd'hui, le clivage culturel le plus inquiétant ne me semble pas porter sur la culture littéraire mais sur la culture scientifique. Les "élites" politiques et administratives, et culturelles au sens classique, n'ont en général, à quelques exceptions notables près, aucune culture scientifique, et quand on voit un ancien ministre de l'enseignement avouer (voire se vanter implicitement de) son incapacité à faire une règle de trois, on a tout compris…
Mon immortalité est provisoire.