Clifford D. SIMAK - Dans le torrent des siècles

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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. déc. 04, 2010 11:38 pm

Lensman a écrit :Tiens, une question à tous, qui me taraude depuis un moment, et qui n'est pas sans rapport avec la critique de Nébal.
Je pense que si on relisait le roman de Simak traduit par Gallet, on n'aurait pas de difficulté à se convaincre tous qu'il mériterait d'être mieux traduit. OK.
Cependant, je ne sais pas si vous avez remarqué la nouvelle tendance qui est de "retraduire" des livres étrangers, pas seulement la SF traduite "à la va-vite" en 1950, mais des textes dont, à l'époque, personne ne s'était plaint de la traduction, mais que l'on juge nécessaire de retraduire, parce que le "ton" du français de 1920 n'est plus celui du français de 2010 (je schématise). Que pensez-vous de ce phénomène? Que veut-il dire au niveau de l'appréciation du "style"?
Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?

Oncle Joe
Je ne crois pas que les bonnes traductions vieillissent tellement ou si mal. Mais avant disons 1970, les critères des traducteurs, enfin de la plupart, étaient très approximatifs. Ou ils connaissaient mal la langue d'origine du texte (So long Carter… ou le roaming des Chroniques Martiennes rendu par ramer !!!) ou ils se satisfaisaient de broder autour du texte, considérant que l'essentiel était la pureté de leur langue, ce qui était la théorie avant disons 1945 (Voir les traductions élégantes mais infidèles des Wells).. Si l'on examine par exemple la traduction de Moby Dick attribuée à Giono qui ne connaissait pas un mot d'anglais (enfin, pas mieux que moi le mandarin), on voit que l'ordre des chapitres n'est même pas respecté. Donc ces traductions sont en effet à refaire et pas seulement à réviser. C'est également vrai pour des traductions de latins et de grecs classiques, voire de philosophes plus récents sans évoquer les mânes de Freud.
Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi. Et personne n'estime nécessaire ni même souhaitable de le retoucher à la façon de Viollet-le-Duc.
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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » sam. déc. 04, 2010 11:53 pm

Lem a écrit :
Lensman a écrit :[L'écriture fonctionnelle (on le dit) d'Asimov est-elle la même que l'écriture fonctionnelle (dixit Nébal) de Greg Egan?
A mon sens, non.
À mon sens, la notion d'écriture fonctionnelle est vide de sens. Ce serait une écriture sans fioritures. Celle par exemple du Code pénal qu'admirait tant Stendhal. Ou l'écriture blanche préconisée par Blanchot, Barthes et quelques autres. Mais alors, c'est un style très pur.

Quant aux articles scientifiques, ils ont des styles très variables, de l'exécrable à l'excellent, et leurs lecteurs professionnels qui en principe se moquent de la forme le savent très bien.
J'ai rédigé et dirigé ou corrigé des milliers de pages de rapports socio-économiques et il y a de bons rédacteurs et de mauvais, indépendamment de leur compétence technique et de l'intérêt de leurs conclusions. Je me flatte qu'on ait lu certains de mes rapports pour le texte, et je me suis toujours efforcé de convaincre mes collaborateurs qu'ils devaient raconter une histoire, quel qu'en soit le sujet. Avec un succès inégal.
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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 9:24 am

Gérard Klein a écrit : Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi. Et personne n'estime nécessaire ni même souhaitable de le retoucher à la façon de Viollet-le-Duc.
Je suis assez d'accord. (Encore que la cité de Carcassonne par Viollet-le-Duc, personne n'osera dire que ce n'est pas mieux que l'original!) Cependant, je me demande si l'ampleur du glissement de la langue est si bien perçue que cela. (Ul doit y avoir des travaux sérieux, je suppose).
Par ailleurs, il est assez étonnant de constater un cas comme celui de l'ancienne traduction de Moby Dick. Comment une chose pareille a-t-elle pu avoir lieu a une époque prétendument beaucoup plus "littéraire" que la nôtre? (Il s'agit de Moby Dick, pas d'un polar, ou d'un roman de SF, ou d'un écrivaillon parfaitement inconnu comme Lovecraft) . Le réponse à ma question est peut-être dans le "prétendument". Pourtant, je me demande si, même si ce forum, la réponse très majoritaire à la question "notre époque est est plus littéraire qu'en 1950", la réponse serait "non".
Mais le fait que la réponse juste est "oui" sera une bonne nouvelle pour tous nos amis!

Oncle Joe
(A moins, mais j'écarte cette hypothèse d'un revers de main et en riant, que le chauvinisme ait eu quoi que ce soit à voir avec la constitution des critères de qualité littéraire dans notre pays...)

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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 9:39 am

A propos de traduction, je rappelle que beaucoup de textes de Conan Doyle été été traduits deux fois en français, et pas mal trois fois (je crois qu'il y en quelques-uns qui ont été traduits quatre fois!)
Un beau travail comparatif serait à faire (et a sans doute été fait? Quelqu'un aurait des références?)) entre les traductions immédiatement contemporaines aux textes de Conan Doyle, dans l'"ambiance" et l'"environnement" de l'époque (l'Angleterre et la France du temps), et les traductions plus "modernes".
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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 9:57 am

Gérard Klein a écrit : On se trouverait ici un peu dans le cas de la littérature religieusement édifiante: on sait qu'elle est médiocre mais elle convoie utilement des valeurs indispensables à l'élévation de l'âme.
En revanche, il sera difficile de dire que la musique, ou la peinture, ou l'architecture religieuses même édifiantes (Bach est édifiant, les anonymes des musiques rituelles orthodoxes russes sont édifiants, etc) sont médiocres.
C'est à se demander, pour provoquer un peu, s'il ne manque pas quelque chose à la littérature pour être vraiment de l'art, à savoir une possibilité de perception (je dis possibilité, je ne dis pas que cela doit être exclusivement cela) plus "directe", disons (sans exagérer ce caractère "direct", bien sûr, qui est lui aussi largement conditionné par un contexte et un conditionnement, mais enfin, en remarquant qu'il est singulièrement absent de la littérature).

Oncle Joe
PS: en quelque sorte, la littérature serait presque exclusivement conceptuelle (même si on ne s'en aperçoit pas, amusant paradoxe), alors que beaucoup d'autres arts ne le seraient qu'à un degré moindre (tout en s'imaginant, parfois, être exclusivement conceptuels!)

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Message par Cachou » dim. déc. 05, 2010 10:32 am

Lensman a écrit :A propos de traduction, je rappelle que beaucoup de textes de Conan Doyle été été traduits deux fois en français, et pas mal trois fois (je crois qu'il y en quelques-uns qui ont été traduits quatre fois!)
Un beau travail comparatif serait à faire (et a sans doute été fait? Quelqu'un aurait des références?)) entre les traductions immédiatement contemporaines aux textes de Conan Doyle, dans l'"ambiance" et l'"environnement" de l'époque (l'Angleterre et la France du temps), et les traductions plus "modernes".
Oncle Joe
J'ai trois traductions d'"Orgueil et Préjugés" de Jane Austen en plus d'avoir la version en anglais. Et c'est fou ce qu'elles peuvent être différentes (sans parler de la première, celle de Marabout, qui a carrément sucré des passages). Juste pour le fun, voici la première phrase (archi connue pour les amateurs de littérature anglaise classique) et ses différentes traductions:

"It's a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife"

Marabout (pas de date mais vu la couverture - qui reprend l'affiche du film -, ça doit dater des années 50):
"Un célibataire qui possède une certaine fortune doit absolument se marier. Voilà un axiome universellement admis."

10/18 (1939 pour la traduction française - et il manque aussi quelques passages ici, mais moins que dans le Marabout):
"C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, [...]"
(la phrase continue ici)

Folio (traduction de 2007):
"Chacun se trouvera d'accord pour reconnaître qu'un célibataire en possession d'une belle fortune doit éprouver le besoin de prendre femme."
(j'adore "prendre femme", c'est délicieusement suranné)

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Message par Eons » dim. déc. 05, 2010 12:15 pm

Lensman a écrit :Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?
Ce qui est sûr (enfin, au moins AMA), c'est que les bouquins de BW auraient bien besoin d'être traduits en vrai français sans attendre.
Les beaux livres, c’est aussi par ici : www.eons.fr

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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 1:30 pm

Cachou a écrit :
Lensman a écrit :A propos de traduction, je rappelle que beaucoup de textes de Conan Doyle été été traduits deux fois en français, et pas mal trois fois (je crois qu'il y en quelques-uns qui ont été traduits quatre fois!)
Un beau travail comparatif serait à faire (et a sans doute été fait? Quelqu'un aurait des références?)) entre les traductions immédiatement contemporaines aux textes de Conan Doyle, dans l'"ambiance" et l'"environnement" de l'époque (l'Angleterre et la France du temps), et les traductions plus "modernes".
Oncle Joe
J'ai trois traductions d'"Orgueil et Préjugés" de Jane Austen en plus d'avoir la version en anglais. Et c'est fou ce qu'elles peuvent être différentes (sans parler de la première, celle de Marabout, qui a carrément sucré des passages). Juste pour le fun, voici la première phrase (archi connue pour les amateurs de littérature anglaise classique) et ses différentes traductions:

"It's a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife"

Marabout (pas de date mais vu la couverture - qui reprend l'affiche du film -, ça doit dater des années 50):
"Un célibataire qui possède une certaine fortune doit absolument se marier. Voilà un axiome universellement admis."

10/18 (1939 pour la traduction française - et il manque aussi quelques passages ici, mais moins que dans le Marabout):
"C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, [...]"
(la phrase continue ici)

Folio (traduction de 2007):
"Chacun se trouvera d'accord pour reconnaître qu'un célibataire en possession d'une belle fortune doit éprouver le besoin de prendre femme."
(j'adore "prendre femme", c'est délicieusement suranné)
De toute évidence, le malheureux qui se risque à parler du style de cet auteur en lisant une traduction risque de faire quelques... contresens...

Oncle Joe

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Message par bormandg » dim. déc. 05, 2010 1:32 pm

Eons a écrit :
Lensman a écrit :Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?
Ce qui est sûr (enfin, au moins AMA), c'est que les bouquins de BW auraient bien besoin d'être traduits en vrai français sans attendre.
S'il n'y avait que BW... :twisted:
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 1:32 pm

Eons a écrit :
Lensman a écrit :Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?
Ce qui est sûr (enfin, au moins AMA), c'est que les bouquins de BW auraient bien besoin d'être traduits en vrai français sans attendre.
Tu es vraiment sûr qu'ils en ont besoin? Ne vaudrait-il pas mieux les laisser comme ils sont?
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Message par bormandg » dim. déc. 05, 2010 1:38 pm

Gérard Klein a écrit : Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi.
C'est là que je me pose des questions: le glissement de la langue ne s'est-il pas acceléré? le nombre de termes qui me paraissaient connus de tous il y a cinquante ans et qui sont désormais considérés comme peu courants, démodés, ou, souvent, remplacés par des anglicismes, est important. Je vois souvent un jeune bloqué devant un mot qui me paraîtrait ordinaire. Quasiment obligé d'aller regarder un dictionnaire...
Sans parler de la quantité de termes qui ont acquis une douzaine d'usaages supplémentaires, histoire de rendre inutiles les termes corrects: "grave" par exemple, employé "à toutes les sauces", :twisted:
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Message par Gérard Klein » dim. déc. 05, 2010 1:58 pm

Lensman a écrit :
Gérard Klein a écrit : Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi. Et personne n'estime nécessaire ni même souhaitable de le retoucher à la façon de Viollet-le-Duc.
Je suis assez d'accord. (Encore que la cité de Carcassonne par Viollet-le-Duc, personne n'osera dire que ce n'est pas mieux que l'original!) Cependant, je me demande si l'ampleur du glissement de la langue est si bien perçue que cela. (Ul doit y avoir des travaux sérieux, je suppose).
Par ailleurs, il est assez étonnant de constater un cas comme celui de l'ancienne traduction de Moby Dick. Comment une chose pareille a-t-elle pu avoir lieu a une époque prétendument beaucoup plus "littéraire" que la nôtre? (Il s'agit de Moby Dick, pas d'un polar, ou d'un roman de SF, ou d'un écrivaillon parfaitement inconnu comme Lovecraft) . Le réponse à ma question est peut-être dans le "prétendument". Pourtant, je me demande si, même si ce forum, la réponse très majoritaire à la question "notre époque est est plus littéraire qu'en 1950", la réponse serait "non".
Mais le fait que la réponse juste est "oui" sera une bonne nouvelle pour tous nos amis!

Oncle Joe
(A moins, mais j'écarte cette hypothèse d'un revers de main et en riant, que le chauvinisme ait eu quoi que ce soit à voir avec la constitution des critères de qualité littéraire dans notre pays...)
Et tu oublies le château de Pierrefonds, une pure merveille de VLD.

Oui, je crois que notre époque est plus littéraire que les précédentes, au moins pour une élite. Elle s'est donné des critères scientifiques pour la traduction sous la pression de la philologie et des exemples allemands et anglo-saxons, notamment américains.
Il faut bien voir que la chose littéraire, aussi bien pour les traductions que pour la critique du reste, était avant la Seconde Guerre Mondiale, pour l'essentiel, et même avant 1960 ou 1970, la chose de gens plus ou moins réellement cultivés et surtout plus ou moins oisifs qui la considéraient comme un objet de décoration, une distraction de bon ton, au mieux une passion distinguée. Beaucoup de traducteurs "littéraires" étaient des amateurs ou des femmes de la bonne société qui visaient une certaine renommée. Pour eux, la langue va de soi, son usage est inné, nul besoin de l'approfondir.
Auparavant même, nombre des traductions de classiques grecs et latins des 18° et 19° siècle où toute personne un peu relevée était supposée pratiquer ces deux langues mortes sont terriblement et parfois grossièrement fautives. Et pourtant, elles sont parfois signées d'agrégés. Difficile de comprendre comment cela a pu se faire.
Il y a des exemples célèbres: Nerval ne connaissait guère l'allemand et il traduit très approximativement le Faust de Goethe, peut-être pour des raisons alimentaires. La traduction de Poe par Baudelaire, tant vantée non sans raisons du reste, est si infidèle qu'on la trouve parfois supérieure à l'original. Les traductions de Shakespeare de l'avant-dernier siècle sont des adaptations, parfois en vers, à peine déguisées.

Le chauvinisme, c'est tout un programme. Mais le choix des modèles, du corpus à promouvoir et étudier, de l'académisme, est constitué au 17° siècle avec une claire intention politique: souder la nation autour d'une langue unique, châtiée et précisée, voire enfermée. D'où les classiques, ce qu'on étudie en classe.
Les enseignants, y compris et surtout ceux du supérieur, servent toujours ce projet, même s'ils n'en ont pas conscience et s'ils le désavoueraient éventuellement. D'où leur timidité, pour dire le moins, à sortir d'un corpus qui s'enrichit quelque peu avec le temps, à considérer les "autres" littératures dont, entre autres, la science-fiction. Il s'agit toujours de défendre et illustrer la langue d'une élite, aujourd'hui celle de l'ENA pour dire simple, langue passablement compassée (terme qu'on peut utilement décomposer).
Il suffit de voir comment sont stigmatisés les écarts de langage souvent volontaires de notre bien aimé Président, Nicolas Sarkozy, pour voir comment cela fonctionne. L'idée est de le discréditer par comparaison implicite avec des parangons littéraires comme De Gaulle et Mitterrand alors qu'il s'exprime mieux que la plupart des journalistes et seulement comme la plupart des gens. Il y a là un clivage profond dans la société française entre ceux qui auraient l'empire du verbe, qui en maîtriseraient avec correction toutes les subtilités, et le vulgum pecus. C'est un clivage ancien, d'abord aristocratique (lire Paul de Gondi de Retz et Saint-Simon) puis bourgeois.

Cela n'est pas propre à la France du reste. Il suffit de voir comment chaque langue européenne (sauf à ma connaissance le Luxembourgeois, nation sans doute trop récente) a son héros fondateur, Goethe (et les frères Grimm) pour l'Allemand, Dante pour l'italien (encore que je suppose qu'un italien moderne a autant de mal à le lire qu'un français), Cervantes pour l'espagnol, Camoens pour le Portugais, etc.

Aujourd'hui, le clivage culturel le plus inquiétant ne me semble pas porter sur la culture littéraire mais sur la culture scientifique. Les "élites" politiques et administratives, et culturelles au sens classique, n'ont en général, à quelques exceptions notables près, aucune culture scientifique, et quand on voit un ancien ministre de l'enseignement avouer (voire se vanter implicitement de) son incapacité à faire une règle de trois, on a tout compris…
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Message par Gérard Klein » dim. déc. 05, 2010 2:00 pm

Eons a écrit :
Lensman a écrit :Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?
Ce qui est sûr (enfin, au moins AMA), c'est que les bouquins de BW auraient bien besoin d'être traduits en vrai français sans attendre.
Est-ce bien nécessaire?
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Message par bormandg » dim. déc. 05, 2010 2:04 pm

Gérard Klein a écrit :
Eons a écrit :
Lensman a écrit :Est-ce qu'il faut se résoudre à retraduire à peu près systématiquement toutes les oeuvres (intéressantes...) tous les demi siècles?
Ce qui est sûr (enfin, au moins AMA), c'est que les bouquins de BW auraient bien besoin d'être traduits en vrai français sans attendre.
Est-ce bien nécessaire?
Oui: si on ne veut pas que le BWesque remplace le français dans les habitudes des lecteurs, ce qui rendra la publication de romans écrits en français ENCORE plus difficile.
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Message par Lensman » dim. déc. 05, 2010 2:07 pm

bormandg a écrit :
Gérard Klein a écrit : Une fois une traduction établie selon des critères modernes, disons scientifiques, je ne crois pas que la langue glisse si vite qu'il soit nécessaire de les refaire tout les demi-siècles. Au demeurant, l'original se démode aussi.
C'est là que je me pose des questions: le glissement de la langue ne s'est-il pas acceléré? le nombre de termes qui me paraissaient connus de tous il y a cinquante ans et qui sont désormais considérés comme peu courants, démodés, ou, souvent, remplacés par des anglicismes, est important. Je vois souvent un jeune bloqué devant un mot qui me paraîtrait ordinaire. Quasiment obligé d'aller regarder un dictionnaire...
Sans parler de la quantité de termes qui ont acquis une douzaine d'usaages supplémentaires, histoire de rendre inutiles les termes corrects: "grave" par exemple, employé "à toutes les sauces", :twisted:
Sans être complètement en désaccord avec toi, je trouve tes exemples un peu simples. Beaucoup de gens, en lisant, ne s'inquiètent guère des mots qu'ils ne comprennent pas et leur trouvent (sans s'en apercevoir...) un sens donné par le contexte de l'histoire. Je me demande si la modification qui se fait peu à peu ,'est pas dans la structure même des phrases, et des tas d'éléments subtils du genre longueur de la phrase dans tel ou tel contexte, manière dont est rapporté un dialogue (je deviens trop précis, là), des tas de choses subtiles qui, point par point, ne sont pas problématiques, mais qui, prises dans leur ensemble, feront que le texte deviendra difficilement "lisible". Je ne dis pas difficilement "compréhensible", mais difficilement "lisible"; ce qui est tout différent. C'est un phénomène autrement plus puissant que le prétendu manque de vocabulaire, que je ne sens pas décisif.
Oncle Joe
PS: le problème se pose aussi très différemment si on parle d'essais, de fictions, etc. Il faut voir cas par cas. C'est sûrement plus aigu pour la fiction.

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