Lem a écrit :[
Sur la question du genre, je colle ci-dessous les extraits du papier de Renard qui me semblent significatifs. Tu remarqueras que Renard utilise "genre" à propos du merveilleux-scientifique comme du roman policier, c'est à dire qu'il inaugure l'acception générale dont on se sert encore aujourd'hui quand on parle de la SF ou du polar comme genres (ce qui est peut-être erronné mais c'est un autre problème) :
S’il n’est pas prématuré de discuter des choses à la minute où elles achèvent seulement d’affirmer leur existence », écrit Renard au début de son article, « le roman merveilleux-scientifique est mûr pour l’étude critique. Produit fatal d’une époque où la science prédomine sans que s’éteigne pourtant notre éternel besoin de fantaisie c’est bien un genre nouveau qui vient de s’épanouir et dont L’île du docteur Moreau de Wells et Le peuple du pôle de Derennes peuvent nous fournir deux exemples assez typiques.
(…)
Je dis bien que c’est un genre nouveau. Jusqu’à Wells, on en pouvait douter. En effet, avant l’auteur de La guerre des mondes, les rares ouvriers de ce qu’on devait nommer plus tard le merveilleux-scientifique ne se sont livrés à son œuvre que de loin en loin, occasionnellement et, semble-t-il, par jeu. Tous l’ont traité comme une fantaisie sans lendemain ; aucun ne s’y est spécialisé ; la plupart l’ont combiné avec d’autres éléments : Cyrano de Bergerac en fait un support d’utopies ; Swift l’utilise comme armature à dresser des satires ; de nos jours, Flammarion lui demande de concrétiser un peu certaines métaphysiques trop abstraites pour le lecteur moyen ; quant à Edmond About, il le prend à l’envers, le tourne au comique et fait ainsi, avant la lettre, la parodie d’un genre à venir. (…) La série de ces productions bâtardes, mixtes, est d’ailleurs loin d’être close ; les utopistes qui ont “besoin d’un monde” possèdent là un moyen de dépaysement trop précieux pour l’abandonner, et les satiriques ne sauraient se priver des ressources que leur offre un tel procédé d’allégorie et d’allusion.
(…)
Edgar Poe, avec deux contes seulement, La vérité sur le cas de M. Valdemar et Les souvenirs de M. Auguste Bedloe, fonda le roman merveilleux-scientifique pur, comme il instaura le roman policier avec trois autres nouvelles prototypes, mais celles-là si complètes et synthétiques, si absolument définitives, qu’en cette matière, il ne pouvait susciter que des imitateurs et pas un seul disciple. Par contre, dans le monde merveilleux-scientifique, il eut des apôtres célèbres puisque Villiers de l’Isle-Adam écrivit L’Eve moderne, Stevenson Le docteur Jeckyll et Mr Hyde et puisqu’enfin, voici H. G. Wells. Avec ce dernier, le genre qui nous occupe se déploie dans toute son ampleur intégrale, et ce mot composé, dont les hommes se prennent à le désigner, consacre sa vie et certifie son être à la manière d’un baptème. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Si la maîtrise de Wells à imaginer et à mettre en valeur des thèmes de merveilleux-scientifique a fait la gloire du romancier anglais, tous ses livres sont loin d’en être autant de types. Je ne retiens comme tels que cinq romans et quelques nouvelles. (…) Il y a aussi d’autres ouvrages – fort curieux du reste, et qui font de Wells un véritable novateur – où ce n’est plus la science, mais la seule logique (considérée non comme science mais comme habitude de l’esprit) qui vient se mêler au merveilleux. Je les écarte aussi et propose d’appliquer à ces fables l’épithète de merveilleux-logique, réservant celle de merveilleux-scientifique pour celles qui nous présentent l’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille ou d’une merveille envisagée scientifiquement.
Sur le problème plus général de la différence entre roman scientifique et sf, une remarque :
L'intertextualité, l'usage de références communes, de variations sur des thèmes ou des objets inventés par d'autres est observable dès Verne (
Le Sphinx des glaces est une "suite" de
Pym, comme plus tard
Les montagnes hallucinées de Lovecraft).
Ignis de Chousy est une parodie explicite de Verne, comme le
Fanradoul de Robida.
Le passé merveilleux, nouvelle d'Octave Béliard de 1909, est la première histoire de voyage temporel vers le passé avec circuit fermé et la machine de Wells est citée en tant que telle dans le corps du texte (comme si Wells avait entendu parler d'une machine authentique) de même que les martiens de
La guerre des mondes apparaissent dans
Le mystère des XV de La Hire. Renard en personne remarquera que Wells a fait une erreur dans l'extrapolation logique de
L'homme invisible (si un tel homme existait, il serait forcément aveugle car etc) et écrira pour donner corps à son objection
L'homme qui voulut être invisible. Théo Varlet, dans
La grande panne, confronte son héros à des entités extraterrestres en forme de globules rougeâtres, comme enflammés, et quand il les voit pour la première fois, dit quelque chose comme "on eût dit les fameux Xipéhuz de M. Rosny").Tout ceci est déjà typique du fonctionnement de la science-fiction et je crois qu'on observe la même chose dès les années 1900 aux Etats-Unis : Oncle, n'y a-t-il pas là-bas un roman intitulé
Edison conquers Mars où l'inventeur construit un vaisseau capable d'aller sur la planète rouge rendre la monnaie de leur pièce aux envahisseurs wellsiens ?
Intuitivement, je dirais ceci. La différence entre le roman scientifique (ou la scientific romance) et la sf n'est pas de nature mais de degré. L'apport de Gernsback, c'est la structure éditoriale dont il dote le nouveau genre et qui multiplie par mille les interactions entre auteurs et engage la SF dans son fonctionnement "quasi scientifique" (toutes les innovations thématiques sont comme déposées dans le domaine public, chacun part du principe qu'elles sont connues et n'ont plus besoin d'être ré-expliquées, quand une innovation est réfutée sur le plan logique, elle n'est plus considérée comme valide, etc.) C'est précisément en référence à ce système particulier que Campbell, plus tard, transformera Astounding en Analog : parce que la SF, de ce point de vue fontionnel, est "un analogue" de la science si je me souviens bien de la citation. Et cette idée est également dans les articles de Renard.
Mais par ailleurs, il est évident que la SF américaine a ses caractéristiques propres et que sa diffusion massive à partir de 1950 a instantanément ringardisé le roman scientifique qui n'avait pas su a) transformer son fond culturel commun en subculture, b) élargir son champ spéculatif à la "plus grande échelle" (espace et futurs lointains) à quelques exceptions près, c) s'affranchir des tropismes bien franchouilles de la belle écriture. Quant à savoir si c'était une limite intrinsèque du roman scientifique ou un effet des accidents de l'Histoire (deux guerres mondiales, à chaque fois survenues au moment où la mayonnaise était en train de prendre), c'est une autre affaire.
Enfin, il faut garder en tête qu'un certain nombre des caractéristiques de la SF US qui ont tant séduit et émerveillé le public français à partir de 1950 ne sont pas tant liées à la SF qu'à la
fiction américaine, au sens le plus large : rapidité et nervosité du récit (opposition quasi caricaturale entre deux formats éditoriaux : la nouvelle là-bas, le roman-feuilleton ici) ; absence de fioritures littéraires (la sociologie des auteurs joue un rôle, leur indifférence à tout acaémisme et leur professionnaisme aussi) ; simplicité naturaliste des descriptions, de l'action, des dialogues (alors qu'ici, les histoires sont souvent racontées ad post par un narrateur qui les a vécues ce qui "coince" l'intrigue) ; innovation sociologique dans le casting des personnages (bien des héros du roman scientifique français sont des nobles, des grands bourgeois ou des scienifiques fonctionnaires, avec tout ce que ça suppose de dialogues guindés), etc. Pour le dire en une phrase : dans la SF américaine, une part de la nouveauté relève d'une tradition fictionnelle différente de la nôtre, une tradition qui n'est pas spécifiquement SF mais le produit d'une littérature dont les deux sources sont le journalisme et le cinéma alors que la nôtre s'appuie sur la poésie et le théâtre (et est donc souvent théatrâle et poétique). Le saisissement devant la nouveauté du roman noir prend d'ailleurs sa source au même endroit. C'est pourquoi faire la part des choses objectives entre roman scientifique et sf est si difficile.