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par Gérard Klein » sam. déc. 26, 2009 8:52 pm
Parce qu’elle est inconsciente, préconsciente ou à peine consciente, il est difficile de dire si la crainte de l’avenir est le principal facteur du déni de la science-fiction. Je ne suis pas loin de le croire. En tout cas, dans mon expérience, l’appréhension à peu près rationnelle de l’avenir, ou plutôt des avenirs possibles, suscite des rejets d’une violence généralement insoupçonnée quand on ne les a pas subis. Le terme d’appréhension me semble ici convenable car il évoque à la fois l’effort pour appréhender l’avenir et l’appréhension, pour ainsi dire la terreur quasiment numineuse, qui en saisit beaucoup à son évocation. Et pas seulement le groupe médiatico-élitaire dont on a déjà parlé, mais quasiment toute la population à l’étroite minorité près que nous représentons.
Et qu’on ne m’oppose pas l’observation que bien des gens recourent à des mantiques plus ou moins charlatanesques pour interroger leur avenir. De leur avenir, ils ne veulent surtout pas entendre parler mais seulement du destin de leurs désirs, ce qui n’est pas du tout la même chose.
En raison du caractère peu conscient de cette peur profonde, j’aurais du mal à présenter ici, à l’appui de mon opinion des témoignages précis, des arrêts de tribunaux et que sais-je encore. Il faudra vous contenter d’indices mais croyez-moi, ils sont nombreux. Et de mon opinion.
J’en ai une certaine expérience car, outre la science-fiction que j’ai un peu pratiquée, j’ai beaucoup œuvré, en tant que socio-économiste dans le domaine de la prospective sans du reste l’avoir trop cherché. Dessein ou destin, l’avenir est mon métier comme il est indiqué sur ma carte de visite fantaisie. En amateur.
Deux de mes premiers articles furent publiés dans la revue de prospective Futuribles, fondée et alors dirigée par Bertrand de Jouvenel. Ils portaient sur un sujet éminemment conjectural, l’avenir des commerces en centre ville. J’ai fait partie du Laboratoire de Prospective Appliquée, créé et dirigé par André Decouflé, lui-même disciple du Jouvenel déjà cité. J’ai été l’un des fondateurs du Groupe de Prospective de la Caisse des Dépôts qui fonctionna entre 1971 et 1986. J’ai créé et dirigé la principale, pour ne pas dire la seule, collection d’ouvrages de prospective, chez Laffont, puis chez Seghers. J’ai fait partie des années durant du comité des doctorants en prospective du CNAM, présidé par Michel Godet. Je publie de temps en temps des articles dans la revue Futuribles, à présent dirigée par Hugues de Jouvenel, fils du précédent, à savoir des compte-rendus de livres de science-fiction. Ce qui montrerait que prospective et science-fiction font assez bon ménage même si, un temps, les prospectivistes considéraient d’un regard tors cette cousine un peu folle. Ce n’est plus le cas.
Un spécialiste des plus éminents, Bernard Cazes, a consacré à l’anticipation littéraire et à la science-fiction une partie non-négligeable de son ouvrage recommandable, Histoire des futurs, que j’ai initialement publié en 1986 chez Seghers et qui a enfin été réédité dans une version mise à jour chez L’Harmattan en 2008 (un indispensable). Même Georges Minois qui ne les prise guère et les connaît encore moins leur a fait une place dans son livre assez fouillis, Histoire de l’avenir (Fayard 1996) qui traite surtout de superstitions diverses.
Tout ça pour vous dire que le métier de Cassandre, je connais un peu. D’abord on ne vous croit pas, ensuite on vous craint (enfin ce que vous énoncez), et on ne vous écoute pas. Et dès que possible, on vous ignore même si l’on a payé cher l’avis de l’oracle.
Et j’ai tout lieu de penser qu’il en va exactement de même pour la science-fiction qui n’a jamais été lue que par une minorité de lecteurs et que par une minorité entre plus mineure de lectrices (les meilleures). Sur la résistance de la plupart des femmes à l’endroit de l’avenir et en particulier de son exploration dans la science-fiction, j’ai proposé ma petite théorie dans une préface : elles savent que l’avenir les mutilera. Les hommes, un peu idiots comme on sait, parce qu’ils ne sont menacés que par un déclin et non par une stricte limite physiologique, ont tendance à se croire immortels. Mais la plupart d’entre eux détestent tout autant que les dames l’avenir et son évocation sous quelque forme que ce soit. Cette détestation s’exprime par une forte prédilection pour les descriptions des avenirs absolument et en somme métaphysiquement pessimistes et de préférence impossibles.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais de temps en temps, des journalistes consacrent un article ou même un livre aux analyses et prédictions des prospectivistes et des science-fictionnistes. J’en ai toute une petite bibliothèque. C’est toujours pour relever les prédictions les plus farfelues, en tout cas celles qui ne se sont pas réalisées, afin de bien souligner que l’avenir ne se prévoit pas. Il n’appartient qu’à Dieu. Le regarder en face, c’est regarder la mort, sa mort. Ils ont un flair extraordinaire pour éviter de mentionner les hypothèses et anticipations qui se sont révélées bien venues et qui sont pourtant nombreuses même si la prévision de leur datatation est incertaine. Mais leur propos est surtout de dire qu’on ne peut rien dire de pertinent sur les avenirs et surtout qu’il ne faut rien en dire. L’avenir n’a pas bonne presse. Comme la science-fiction, toujours dépassée par l’actualité et menacée de disparition. Ce qui pourrait bien arriver mais pour d’autres raisons. Dont la haine de l’avenir.
La détestation de l’avenir a bien des choses en commun avec la détestation de la science que j’ai déjà évoquée. C’est que la science et les techniques changent le monde, et que la science-fiction décrit plus ou moins bien ces changements. Le groupe dominant n’aime pas trop ces changements car ils risquent de mettre en danger son pouvoir. Mais le reste du genre humain non plus, car tout changement est menaçant. L’espèce humaine, vous l’avez peut-être remarqué, est profondément conservatrice. Et parfois innovatrice. C’est une contradiction un peu difficile à assumer.
Côté innovation, il s’est produit depuis environ quatre cents ans une petite révolution avec l’extension de la méthode scientifique dont on ne peut pas dire qu’elle n’existait pas du tout auparavant mais qu’elle avait tendance à roupiller.
On sentait bien qu’elle risquait de faire bouger les lignes et donc qu’il valait mieux s’en passer. Cette extension a rapidement, puis de plus en plus rapidement, produit de l’inattendu et des effets dont des images et des représentations inédites de la nature. Ces images et représentations ainsi que leurs instruments ont d’abord été plutôt bien reçus dans les cabinets de curiosités de l’élite. Ils sont par là devenus des objets esthétiques.
Curieusement, cette esthétique ne s’est pas étendue, même de nos jours, pour l’essentiel, aux arts nobles de la représentation, peinture et sculpture. Si l’on met de côté quelques rares sculpteurs comme Gabo et son demi-frère Pevsner, voire quelques photographes expérimentalistes, les sujets de l’art, aux abstraits près, n’ont guère changé depuis des millénaires, le corps humain, surtout féminin, la nature, des chevaux, des architectures de préférence anciennes. Bref, de l’art. (Il y a des représentations artistiques d’objets techniques, navires, avions, automobiles, barrages hydroélectriques, et même robots et astronefs, mais elles sont reléguées dans des annexes faiblement muséales et imperméables à la critique dite artistique.)
Sauf en littérature où, allez savoir pourquoi, les images et représentations issues des technosciences ont excité des imaginations et donné naissance à une petite littérature marginale que nous appelons aujourd’hui, enfin depuis quelques décennies, science-fiction. Certes, elle aussi un peu reléguée, c’est notre sujet.
Et à peu près en même temps a été inventée, on ne sait pas exactement par qui ni quand même si Pierre Versins a un peu travaillé le sujet, est apparue, sur la fin du 17° siècle ou au cours du 18° siècle, une invention littéraire promise à un brillant avenir, l’anticipation.
Je prie une fois de plus les universitaires spécialistes de ces époques, de se pencher sur la question. Elle mérite leur attention.
Bon, d’accord, j’ai eu un débat avec Darko Suvin sur la question de cette invention. Darko ne parvenait pas à admettre qu’avant une certaine date, à définir, personne n’anticipait. Puis après quelques heures et quelques bouteilles, en présence, je crois de Marc Angenot, Darko a fini par admettre que ce n’était pas simple. Je ne sais pas où il en est.
Pour moi, cette invention qui ne fait pas de doute a tout changé. Elle a déplacé les promesses de la science du non-lieu, l’utopie, vers l’avenir. Elle a introduit, ou coïncidé avec, pour le meilleur et pour le pire, la notion de progrès. Et renouvelé celle de regrès, vieille, elle, comme l’expression: c’était mieux avant.
Donc, si vous avez absolument besoin d’une définition de la science-fiction, essayez celle-ci, extrêmement malléable: c’est une littérature très spéciale en cela qu’elle s’est emparée d’une esthétique propre aux objets de la science, parfois lointainement et seulement peu à peu, et que, bien évidemment, elle n’a pas cessé d’évoluer avec eux. Ce que, bizarrement, les autres arts académiques ne semblent pas avoir encore fait.
Donc, la science, avec elle sa fille l’industrie, promet et même risque de tout changer. Pour beaucoup, quelle horreur! Il ne faut pas attendre très longtemps pour que l’avenir apparaisse cataclysmique: après l’ode enthousiaste de Félix Bodin au roman de l’avenir (1834) vient l’effroi d’Émile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera (1843/46). Sont-ils les premiers? Je n’en sais rien.
Mais l’on remarquera que les œuvres de fiction et d’anticipation qui proclament la catastrophe du fait des sciences et des techniques et du bouleversement des anciennes légitimités, culturelles et autres, sont celles qui obtiennent le succès et la légitimation. Verne élude le problème en détruisant systématiquement la merveille scientifique. Sans avenir. Inutile d’insister sur le succès ambigu du Meilleur des Mondes et sur celui, parfaitement clair, de Ravage. Dans la science-fiction elle-même, il y a donc clivage entre les anticipations problématiques et les anticipations condamnatrices. On pourrait multiplier les exemples.
Anticipations problématiques, ai-je écrit, car la science-fiction décrit certes très fréquemment des avenirs inquiétants. Mais il y a une grande différence entre inquiéter pour prévenir et décréter tout avenir épouvantable et par là-même recommander d’éviter d’avoir à le considérer.
Il y a du reste, une chose très intéressante, c’est la difficulté qu’a la science-fiction, en particulier française, à se doter de l’anticipation. Il y en a très peu au 19° siècle, et généralement apocalyptiques. Même au vingtième, ça tarde à venir. Maurice Renard, on l’a remarqué, malgré son immense talent, l’évite. La plupart des romans de Sciences et Voyages aussi. C’est dans le présent que le savant plus ou moins fou construit dans son jardin une fusée interplanétaire ou même prépare sa bulle relativiste. C’est de là qu’il voyage imprudemment dans le temps. C’est dans le passé qu’il vaut mieux loger La Fin d’Illa ou La Nuit des temps, ou même le tout récent Marc Lévy que je ne recommanderai pas.
C’est toute la distinction entre Futurians et Saventuriers.
Mais cela se retrouve ailleurs: il n’y a pas beaucoup d’anticipation chez E.R. Burroughs (alors qu’il y en a chez William) ni chez Merritt ni chez H.P. Lovecraft.
Il y a de cette crainte de l’avenir un exemple emblématique même s’il ne relève pas de la science-fiction malgré son titre et ce qu’en croit un intervenant. C’est le Scènes de la vie future, de Georges Duhamel. Il s’agit tout simplement du reportage d’un voyage en Amérique, décrite comme d’autant plus abominable qu’elle est à l’époque (et peut-être encore) la préfiguration de notre avenir. Cela, venant juste après l’éminente preuve de civilisation européenne qu’a donné le Grand Massacre de 14/18, mélange furieux de comportements archaïques et de capacités industrielles, est significatif.
On retrouve ce déni de tout discours sur l’avenir dans les lieux les plus inattendus. L’intention cachée mais détectable des intellectuels marxistes des années 1950, en condamnant la science-fiction était de dénier toute validité à toute représentation de l’avenir qui n’était pas communiste. Les socialistes n’ont pas fait mieux qui, sachant de science infuse ce que devait être l’avenir, ont pourchassé la prospective partout où ils ont pu. Je doute pourtant que l’avenir soit spécialement de droite.
Bref, l’avenir fait peur, et sa description comme habitable voire souhaitable, ou même problématique, est proprement insupportable à la plupart. J’opérerai toutefois ici une subtile distinction entre les domaines culturels français, britannique et américain. En France, il y a une vieille et solide tendance à considérer que la science est mauvaise et qu’elle pourrira l’avenir. En Grande-Bretagne, ce serait plutôt la société qui ferait un mauvais usage de la science et donc risquerait de pervertir l’avenir. Aux États-Unis, l’avenir peut être glorieux, il sera sûrement technoscientifique, il peut être angoissant, c’est selon réflexion et arrivage.
La relation et la réaction face à l’idée de l’avenir changent assurément avec les époques. Durant les années 1970, elles semblaient en France assez favorables. Ce qui m’inquiéterait aujourd’hui, c’est la fuite, en particulier des jeunes, devant l’avenir, dans la fantasy, cette atemporalité, et pas mieux dans la bit-lit, ce présent latéral désexué.
Le problème, c’est que si on tourne le dos à l’avenir, que ce soit sous la forme de science-fiction ou de prospective, lui ne vous rate pas.
Nous verrons la prochaine fois le quatrième et (provisoirement) dernier cavalier de l’apocalypse porteur du déni de la science-fiction.
En attendant une conclusion également provisoire.
(À suivre)
Mon immortalité est provisoire.