Gérard Klein a écrit :SILENCE
Il subsiste une lourde question et une sérieuse énigme après qu’on a invoqué les trois principaux facteurs du déni ou du rejet de la science-fiction, à savoir la Dissidence (la sf n’est pas de la littérature), la Science et l’Avenir.
Cette énigme, c’est celle de la persistance du déni dans le temps long, pratiquement depuis un siècle et demi, peut-être plus, persistance que rien ne semble devoir entraver sauf peut-être la fin de la chose qui pourra être enfin embaumée par les instances médiatiques, universitaires et académiques, entre autres.
On a vu que d’autres genres littéraires, comme le fantastique classique et le roman policier avaient fini par être admis dans l’Empyrée. Mais la science-fiction demeure à la porte.
J’en entends déjà qui vont persifler mon temps long et la longueur du déni. Mais il suffit de se pencher sur l’histoire du genre pour en trouver des traces et même des confirmations. Bizarrement, Mercier et son An 2440 (mais aussi le reste de son œuvre) furent rayés de la mémoire littéraire jusqu’à il y a très peu d’années alors que c’est un très remarquable écrivain. Rétif, moindre auteur, bénéficia de sa réputation sulfureuse, comme Casanova. Bodin n’est pas entendu. Avec Verne, la science-fiction archaïque est reléguée dans le domaine de la littérature pour la jeunesse, ce qui n'était pas son ambition initiale. Rosny et Renard ne feront pas école comme ils l’avaient manifestement souhaité (et peu importent ici leurs divergences et disputes, aussi dérisoires avec le recul que celles qui émaillent ce fil). Lorsque Rosny obtient sans le moindre doute que le premier prix Goncourt soit décerné à La Force ennemie, il espère sans doute ouvrir une voie au roman. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne sera guère exaucé. Robida est presque oublié, n’était la robuste association qui le défend, et il faut aujourd’hui le lire en anglais. Wells lui-même finit par abandonner la science-fiction dont il a créé l’expression moderne, pour écrire des romans réalistes sans doute dans l’espoir d’être pris au sérieux. Cas curieux, il veut bien être un prophète de l’avenir, mais il espère que la postérité s’en souviendra comme d’un romancier ordinaire, pourtant devenu assez insipide. Pour la suite, vous savez.
Au demeurant, ce déni, ce rejet, ne sont pas strictement hexagonaux. Contrairement à bien des légendes, il n’en va pas fondamentalement autrement dans le monde anglo-saxon. Et depuis aussi longtemps.
Une si longue et si générale malédiction peut-elle être ramenée aux trois facteurs précités?
J’en doute fort. La Dissidence n’est pas suffisante puisque d’autres espèces littéraires ont fini par y échapper. Même Sade a rejoint le giron académique, certes au bout de près de deux siècles encore que discrètement, bien avant, Bataille et d’autres lui avaient ménagé une place à l’ombre.
La Science est un bon candidat mais elle n’est pas toujours un péché capital. Elle ne l’était pas au dix-huitième siècle avec les cabinets de curiosités. Au dix-neuvième, les tenants du progrès lui font bonne figure. Mais ils n’encouragent pas pour autant la littérature qui la chante. Par ailleurs, la science-fiction archaïque est souvent anti-scientifique: ça n’augmente pas ses chances, n’est-ce pas pauvre Villiers.
Reste l’Avenir. Mais l’anticipation explicite n’intervient que tardivement, sauf exceptions, dans le développement de la science-fiction. Si, au vingtième siècle, nous avons eu et avons toujours au suivant, l’impression que l’anticipation a absorbé pratiquement toute la science-fiction, il n’en était pas de même au moins jusque vers 1930 sans que là comme ailleurs on puisse poser une limite nette. J’ai eu la curiosité de consulter les sommaires des premiers Amazing pour ce feuilleton. Ils ne contiennent longtemps aucune anticipation explicite, c’est-à dire située dans un avenir certain même s’il n’est pas daté. Donc, aux dire de certains, Amazing, ce ne serait pas de la science-fiction. Bigre.
Je n’attache guère d’importance à l’idée scholastique de l’anticipation implicite. C’est Versins qui l’a inventée, sans du reste en tirer grand chose, pour ses propres besoins impérialistes: il décrète que Lysistrata est une anticipation puisque les femmes ne se sont pas encore révoltées (ce en quoi il est optimiste). À persévérer dans cette voie, on va établir Balzac et Hugo comme auteurs d’uchronies ce qui ne va pas arranger les affaires du camarade Henriet. Je ne récuse pas l’idée d’anticipation implicite qui a un grand intérêt, considérée de l’intérieur du genre et d’un point de vue interne. Mais on peut douter qu’un lecteur, critique ou autre, se prenne la tête et se dise; voyons, Le Péril bleu, ça pourrait être de l’anticipation masquée, donc évitons.
Alors, y-a-t-il un autre facteur qui ne réduise pas à néant l’influence des trois autres (et de tels autres qu’il vous plaira d’imaginer)?
Il y en a un, c’est l’inhumain.
La science-fiction, proto, archaïque et moderne, est la seule littérature que je connaisse qui fasse continûment une large place à l’inhumain, ce qui relativement à la Littérature la pose comme dissidente, et l’amène à considérer la science et l’avenir comme d’inépuisables ressources.
L’inhumain peut s’entendre de deux façons au moins, le non-humain, et ce qui est insupportable parce que contraire à l’humanité au sens des mœurs. Le microbe et Mengele. L’atome et Hiroshima. J’aurais pu employer aussi le terme d’abhumain, introduit je crois par Jacques Audiberti (qui a écrit, après tout, La Fin du monde et La Poupée et semble avoir fleureté avec des thèmes de science-fiction) sans doute pertinent puisqu’il voulait rompre avec l’humanisme.
Mais je préfère ici conserver celui d’inhumain parce que c’est bien ainsi que beaucoup perçoivent ce qui est extérieur à l’humain, confondant les deux acceptions.
On connaît la chanson de Térence: rien de ce qui est humain ne m’est étranger. On pourrait presque la retourner pour remplir une impossible définition de la science-fiction: rien de ce qui est inhumain, robots, extraterrestres, machines temporelles, etc. ne me laisse indifférent. La liste est longue des thèmes et objets, proprement inhumains, qui alimentent la science-fiction et notre fascination pour elle. Et qui sont précisément autant de raisons de rejet par ceux qui ne tolèrent pas, ou mal, le non-humain et le tiennent pour inhumain. Pas nécessaire d’en donner de définition que ceux-là pourraient arborer comme un bouclier: subodorer l’étranger radical, la machine étrange, l’intelligence artificielle, deux mots leur suffisent, je ne comprends pas, ça fait peur.
On daube souvent, et même chez les amateurs, sur la propension des auteurs de science-fiction à décrire le fonctionnement de machines plus ou moins improbables. Nuts and bolts. Mais c’est à tort car cela procède précisément d’une interrogation très particulière et très ancienne chez certains, assez peu nombreux au final, comment ça fonctionne, sur quels boutons faut-il appuyer? Bien entendu, l’auteur de science-fiction ne décrit pas réellement sa machine. Mais il vise à placer le lecteur (et lui-même pour commencer) dans l’état d’esprit où le curieux se trouve en face d’une machine qu’il n’a pas encore démontée et dont il ignore, ne comprend pas le mécanisme. J’ai été de ceux qui ont détruit de merveilleux postes de radio antiques dans l’espoir inabouti de percer leurs secrets (Je plaide coupable, il y a prescription). De ceux aussi qui démontaient avec plus ou moins de bonheur le moteur de leur mobylette. C’est ce que j’ai retrouvé et retrouve encore chez un Van Vogt par exemple. L’avant du démontage. Des préliminaires, en somme.
Mais la plupart des gens n’aiment pas le non-humain, l’inhumain, et cela depuis des millénaires, pour une raison assez simple: on ne négocie pas avec l’inhumain. Vous pouvez toujours essayer de cajoler ou d’effrayer un poste en panne ou un ordinateur bloqué, ça ne marche pas. Donc, pour beaucoup, vaut mieux l’oublier. Je ne comprends pas. Ça fait peur.
Or la Littérature, hors science-fiction, c’est fondamentalement de la parole, un espace de négociation. Ça exclut cela avec quoi on ne peut pas négocier.
Cette distance au technique, et à ce qui va bien au delà du simple technique, a peut-être reculé mais j’en doute. Quand je faisais sciences po, je passais pour un drôle d’oiseau pour des tas de raisons mais la principale était probablement que je savais changer un plomb sauté, réparer un vélo et parfois dépanner une voiture alors que mes condisciples, pour la plupart non seulement ne savaient pas mais se faisaient une sorte de gloire honteuse de leur impuissance. Ces activités subalternes relevaient d’une autre classe, en plusieurs sens. Je ne crois pas que ça ait tellement changé et cela a même évidemment été aggravé par l’évolution des techniques: je suis incapable de réparer un circuit intégré ou même l’alimentation d’un ordinateur.
Il y a dans la science-fiction une jubilation, une jouissance quasiment permanente, de l’évocation de l’inhumain. La question qui se pose ici est de savoir pourquoi elle en enchante certains et en détourne d’autres. Les psychologues et psychanalystes ont des tas de théories sur la fascination du comment ça fonctionne et qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur qui conduit à l’éventration de poupées et au massacre d’horloges. Je vous les épargnerai. Mais il vaut de relever que certains d’entre eux ont établi la relation entre la science-fiction et certains aspects du psychisme humain, ainsi Harold Searles dans L'Environnement non humain (1960, Gallimard, 1986) qui cite Van Vogt et Bradbury à propos de l'angoisse du schizophrène: il a peine à trouver ses limites (sa définition?). Tobie Nathan, ethno-psychanalyste, et Marcel Thaon y reviennent aussi dans leurs articles publiés dans Science-Fiction et psychanalyse (Dunod, 1986).
La confrontation jubilatoire avec l’inhumain est aussi celle du scientifique évidemment, mais elle est aussi parfois et même souvent, celle du philosophe, tout spécialement dans le champ de la métaphysique. Personne, je crois, n’a ici contesté que la science-fiction aborde beaucoup de thèmes et de questions proprement métaphysiques.
Et c’est ici que je rejoindrai, en partie et prudemment, Serge Lehmann.
Je crois et je le lui dis en toute amitié qu’il a eu le tort de mal s’exprimer. Si, après tout, il avait parlé de questions métaphysiques et même été jusqu’à dire “beaucoup de gens ne supportent pas ces questions soit parce qu’ils les jugent oiseuses soit parce qu’elles leur font peur”, et donc ils rejettent la science-fiction parce qu’ils les y retrouvent sans avoir besoin d’un détecteur fondé sur des définitions aussi rigoureuses qu’introuvables, je pense qu’il aurait été mieux entendu. C’est à peu près ce que je dis JDB en substantivant le métaphysique.
(Quant à ceux qui prétendent obstinément ne pas savoir ce qu’est la métaphysique ou ce que sont des questions métaphysiques, j’hésite à les doter soit d’une ignorance entretenue soit d’une mauvaise foi à toute épreuve. Il n’est jamais interdit de s’informer, et la réclamation répétitive d’une définition procède d’une paresse: s’il y avait une telle définition, à supposer qu’elle soit intelligible en toute ignorance par ailleurs, elle éviterait d’avoir besoin d’aller y voir plus avant. En cinq lignes, faites moi l’histoire de l’humanité. Et de la pensée.)
Les dénieurs rejetant n’ont absolument pas besoin de détecter de la métaphysique dans la science-fiction. Ils ne se posent même pas la question. Mais ils ne supportent pas dans cette littérature l’intervention de thèmes immédiatement détectables, l’ET ou le robot, qui relèvent de questions métaphysiques quant à leur possibilité.
En cinq minutes, ils ont perçu la mauvaise odeur.
J’irai même un peu plus loin. Là où Lem voit de la métaphysique dans la science-fiction, je vois de la méta-métaphysique dans la science-fiction. Je m’explique. Un métaphysicien va se poser la question d’une intelligence autre, extraterrestre ou artificielle et ne va probablement pas lui donner de solution mais explorer ses contours et arborescences. Un écrivain de science-fiction va supposer le problème résolu et se demander ce qui se passe s’il y a bien un extraterrestre et une intelligence artificielle sans beaucoup s’interroger sur les conditions d’apparition de l’un et de l’autre. Asimov pose la positronique et les trois lois. C’est après que ça commence.
Mais alors revient la question: l’inhumain est-il impopulaire, pourquoi et depuis combien de temps?
J’ai au moins partiellement répondu au pourquoi en disant qu’on ne négocie pas avec l’inhumain. Bien souvent avec des humains non plus, mais c’est une autre histoire. Et là précisément, on les tient, à tort ou à raison pour inhumains.
Mais depuis quand? La réponse est: depuis très longtemps.
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D'une certaine façon tu rejoins ce qui a été écrit avant toi sur le problème de l'altérité. En remplaçant dans ton texte "inhumain" par "autre", j'y souscrirais entièrement.