MF a écrit :Comment as tu bien pu faire pour en arriver à la conclusion…
Il me semble bien avoir entendu Gérard Klein dire "l'unité de la littérature est un mythe ; la SF étant une subculture autonome, toute tentative de conciliation est vouée à l'échec." Il me semble bien avoir entendu Erion dire : "la SF n'est pas perçue comme ridicule à cause d'un malentendu ; elle est intrinsèquement ridicule (sous-entendu : il n'y a pas de place ici pour ce ridicule en tant que forme culturelle légitime". Il me semble bien avoir entendu Oncle dire : "la SF n'est pas de la littérature ; je méprise toute tentative pour opérer une conciliation avec la norme 'littérature-française'". Il me semble bien avoir entendu deux ou trois fois et venant d'un peu partout : "le prix à payer pour inscrire la SF dans le mainstream (la culture) serait une dénaturation insupportable" (ie aussi "faire des pipes au mainstream").
Mais je me suis peut-être trompé sur ce que la signification globale de ces messages.
Sinon, comme le texte de Flaubert trouvé par Erion semble un marqueur significatif du tropisme anti-M de la littérature française (mais il arrive trop tard), j'ai eu un petit momet de saisissement ce matin en allant faire un tour à l'Arbre à Lettres à côté de chez moi. D'abord, parce qu'il y a une grande vitrine consacrée à Philip K. Dick (avec quelques renvois vers la philosophie). Mais surtout, parce qu'au rayon "essais", je suis tombé sur un livre de Hans Ulrich Gumbrecht,
Eloge de la présence, sous-titré
Ce qui échappe à la signification. Ce livre semble immédiatement éclairer le débat qui a eu lieu ici – les malentendus et les tensions y compris. Voici comment il commence :
Ce petit ouvrage utilise un certain nombre de concepts plus ou moins « philosophiques » dans un sens inhabituel. Mais si tant de pages sont nécessaires afin de les expliquer, c’est parce que l’objectif principal de ce livre est précisément le processus d’explication et de complexification des concepts. D’ores et déjà, pour éviter tout malentendu – source de frustration pour le lecteur – il n’est peut-être pas inutile de proposer quelques définitions élémentaires.
Le terme « présence » ne se réfère pas (du moins pas principalement) à une relation temporelle au monde et à ses objets mais à une relation spatiale. Ce qui est « présent » doit être tangible au sens propre, ce qui implique la possibilité d’un impact immédiat sur le corps humain. Le terme « production » est utilisé ici au sens étymologique de sa racine latine (producere), c’est à dire comme acte de faire surgir un objet dans l’espace. Ainsi, la « production » n’est nullement associée à la manufacture d’objets ni à une marchandise industrielle. La « production de présence » par conséquent désigne toute sortes d’événements et de processus qui déclenchent ou intensifient l’impact d’objets « présents » sur le corps humain. Tous les objets disponibles dans la « présence » seront appelés « chose du monde ».
On peut bien entendu objecter qu’aucun objet de ce monde n’est jamais accessible de façon immédiate au corps et à l’esprit humain ; cependant, le concept « choses du monde » sous-entend une référence au désir de cette immédiateté. Nul n’est besoin de consulter un manuel de linguistique ou de philosopie pour comprendre le mot « signification » tel qu’il est utilisé dans cet ouvrage. Si nous attribuons une signification à une chose présente, si, autrement dit, nous formons une idée de ce que cette chose peut être par rapport à nous, nous atténuons en quelque sorte – et inévitablement – l’impact qu’elle peut avoir sur notre corps et nos sens.
C’est également dans ce sens qu’est utilisé ici le terme « métaphysique ». En revanche, et malgré le fait qu’un certain nombre de concepts et de thèmes théologiques apparaissent dans les pages qui suivent, j’ai évité d’associer cette « métaphysique » avec « la transcendance » ou « la religion ». La métaphysique se rapporte à l’habitude prise par tout un chacun, chercheur ou non, d’attribuer à la signification des phénomènes une valeur plus grande qu’à leur présence matérielle ; le terme désigne donc une conception du monde qui cherche toujours à percer « au-delà » (ou « au-dessous ») de ce qui appartient au monde physique. En cela, le terme « métaphysique » est opposé à celui de « présence », de « production » et de « choses du monde ». Dans le scénario de ce livre, il joue le rôle de bouc-émissaire.
Et un extrait significatif de sa conclusion :
J’espère que l’on aura compris maintenant que ce petit livre ne se veut en aucune manière un « pamphlet » contre les concepts et la signification en général, ou contre la compréhension et l’interprétation. Il n’est pas plus écrit en opposition à l’héritage cartésien de notre culture (de nos cultures) contemporaine(s). Tenter de trouver les mots pour décrire pareils malentendus éventuels démontre immédiatement combien il serait absurde, grotesque et même « fasciste » de renoncer aux concepts, à la signification, à la compréhension ou à l’interprétation. Ma modeste (mais, je l’espère, non triviale) contribution consiste plutôt à dire que cette dimension cartésienne ne recouvre pas (et ne devrait jamais recouvrir) la pleine complexité de notre existence, même si on cherche plus que jamais à nous faire croire le contraire.
Mais j’ai sans doute sans le vouloir donné l’impression que je rêvais du monde obscur de la substance pure, ce qui m’a valu au cours des dernières années certaines critiques parmi les plus virulentes que j’ai jamais reçues. (…) Je me suis efforcé de traiter avec autodérision et une certaine distance le « programme » intellectuel de ma génération, la « génération de 68 » avec son amour maintenant dérisoire de la jeunesse éternelle et sa fixation parfois masochiste sur une vision du monde exclusivement « critique » ; j’ai fait de mon mieux pour éviter un attachement fétichiste aux valeurs de cette adolescence intellectuelle prolongée ; pourtant, une réaction « générationnelle » à mes réflexions sur la présence m’a pris au dépourvu, au point qu’elle a fini par susciter chez moi quelques interrogations. Je parle du soupçon (ou fallait-il y voir un éloge) que j’étais devenu un penseur religieux. Quelles qu’aient été les intensions de ce jugement, il m’a heurté presque comme une insulte, ce qui me parut immédiatement curieux.
J’ai donc commencé sur la défensive et je sais à présent que mon argumentation était trop simpliste. Mais comment quelqu’un qui, loin de s’en sentir coupable, ne tire aucune satisfaction du fait de ne pas aller à l’église, rétorquai-je, comment ce banal rénégat et son livre peuvent-ils être qualifiés de religieux alors qu’ils ne font aucune référence à un dieu ni à aucune autre sphère transcendantale qui pourrait abriter ce dieu ? Mon désir de renouer le lien avec les choses du monde n’était-il pas aussi immanentiste que possible ? Précisément, répliquèrent mes amis, ce désir des choses du monde est tellement immanentiste qu’il semble avoir une touche mystique (et même plus qu’une touche). Je désirais après tout me rapprocher des choses du monde, éprouver leur contact avec plus d’intensité que notre monde quotidien ne le permet et dans ce sens littéral, ce désir était sans doute « transcendantal ». Confus de ne pouvoir répliquer vertement à cette critique, je me suis demandé, pour la première fois très sérieusement, s’il était possible que je sois devenu, à mon insu et sans volonté, un « penseur religieux ». J’ai ainsi découvert une fascination pour la théologie qui remontait à mes premières années d’étudiant et qui, je crois maintenant, ne s’était jamais complètement dissipée.D’ailleurs, n’avais-je pas toujours plaint et accusé d’étroitesse d’esprit les intellectuels qui, au nom de la tradition des Lumières, avaient tenté d’exclure la théologie de l’université ? N’étaient-ils pas les sept nains des Lumières dont l’acharnement au travail transformati un magnifique héritage intellectuel en laborieuse idéologie de la classe moyenne ? (…)