Du sense of wonder à la SF métaphysique

Modérateurs : Eric, jerome, Jean, Travis, Charlotte, tom, marie.m

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 12:22 pm

Shagmir a écrit :Il me semble que le parallèle avec le cinéma ne tient guère, ce sont deux économies radicalement différentes.
Les échelles sont différentes, c'est certain. Mais les problèmes peuvent être mis en parallèle. On ne fait pas le même film avec deux millions et vingt millions de budget. On ne fait pas le même livre avec deux mille et vingt-mille euros d'à-valoir. Ce n'est évidemment qu'une remarque générale, qui ne dit rien de la qualité des films ou des livres au final. On peut payer très cher une merde qui se plante et sous-financer un truc génial qui trouve finalement son public. Mais il me semble qu'en investissant correctement sur un domaine, on augmente en moyenne ses chances de faire quelque chose d'honorable.
Autre parallélisme : le rapport complexe à la légitimité. Dans le cas du cinéma, ce rapport est incontournable parce que l'argent est avancé par ceux qui déterminent – pour ne pas dire incarnent – les catégories légitimes. Dans les années 90, j'ai beaucoup circulé dans les milieux télé, pour des projets originaux ou des adaptations de mes propres textes. J'entendais sans cesse "la SF, le fantastique, à la télé française, ça ne marche pas". En général, il me suffisait de sortir les programmes télé de la veille pour démonter le contraire : X-Files faisait des scores impressionnants, Blade Runner ou Stargate passaient en prime time, etc. Les producteurs me regardaient avec embarras. "Oui, d'accord. Mais c'est américain."
Et donc ? demandais-je.
Mais je n'avais jamais l'élucidation du lien de causalité. C'était comme ça, une sorte de détermination par principe. Les américains avaient le droit, pas nous.
le problème principal de cette jeune génération de réalisateurs, c'est qu'ils ne sont pas de très bons metteurs en scène…
C'est très possible. Je ne sais pas. Comme je l'ai dit, je ne suis pas un bon client, je ne connais pas les films. Je me demande juste si ceux qui viennent des US sont tellement supérieurs du point de vue de la mise en scène ou de la force du script ?
Le film de genre a toujours occupé une place importante et reconnue dans le cinéma français ; c'était le cas après-guerre (policier, aventures, cape et épée…), ce fut le cas chez les ténors de la nouvelle vague (polar chez Truffaut, science-fiction chez Truffaut et Godard)
Hmm. Je vois ce que tu veux dire – mais ne s'agit-il pas du même trompe-l'œil pris à la racine ? Truffaut adore Hitchock. Godard révère Fritz Lang. Mais hormis Vivement dimanche, Farenheit 451 et Alphaville, c'est quoi leur contribution au cinéma de genre ? Il me semble qu'il y a là au contraire une manifestation de ce syndrôme éternellement snob : c'est formidable quand (parce que) ça vient de "là-bas". Par contre, la même chose faite ici ne mérite même pas d'être mentionnée. La Nouvelle Vague a célébré le cinéma de genre US parce qu'il lui servait de bélier contre les films franchouilles de papa. Mais en a-t-elle fait elle-même ? Il suffit de penser au giallo italien pour voir la différence.
Le problème de nos zozos est qu'ils veulent faire un certain cinéma de genre, directement inspiré d'un courant qui n'existe pas en France
Je suis d'accord. Les choses seraient peut-être différentes si on faisait un inventaire serré de ce qui peut servir de point d'appui ici. Candidat idéal (sans remonter jusqu'à l'époque du muet) : Les yeux sans visage, qui fut longtemps jugé comme "le film le plus terrifiant".
Modifié en dernier par Lem le lun. févr. 08, 2010 4:34 pm, modifié 1 fois.

Avatar du membre
Sand
Messages : 3529
Enregistré le : mer. avr. 16, 2008 3:17 pm
Localisation : IdF

Message par Sand » lun. févr. 08, 2010 12:31 pm

C'est-à-dire que le cas de l'horreur, si j'ai correctement compris certaines conversations, est très particulier.

C'est un peu le genre le moins gâté du lot, en-dessous de la SF, c'est dire ! (voire, la SF lui crache dessus parfois, histoire d'enfoncer le clou)

Ensuite quand Lem qui "Ce post n'avait pour but que de rappeler que quand une grosse machine cinématographique croit dans un projet, investit ce qu'il faut et fait son travail, les films "de genre" ne sont pas condamnés à la confidentialité – c'est vraiment tout.", il me semble que c'est justement le problème qu'évoque les réalisateurs interviewés dans le documentaire (tels que je lis leurs propos un peu plus haut dans le post de Lem - je n'aime pas l'horreur, je suis une petite chose trop sensible, et je ne regarde pas les documentaires dessus non plus) : ils ont un mal fou à réussir à convaincre une grosse machine cinématographique d'investir sur leurs projets !
Il n'y a pas de prise de risque de la part des producteurs français.*

Alors que les mêmes projets aux USA ou en Espagne, ça marche, les preneurs de risques suivent.

* et pas que dans le film d'horreur : sortis de la galéjade bien grasse et du film intellectualisant plus ou moins "tranche de vie" drame sentimental ou comédie dramatique, y'a quoi de financé par les producteurs français au cinéma ?
Le bon côté d'avoir obligé les chaines de télé à financer le cinéma c'est qu'il y a un peu d'argent, le mauvais côté c'est qu'il faut que les films puissent passer à 20h30 et soient dans l'esprit Navarro ou Louis la brocante.

(et je vous parle même pas de la disette côté dessins animés, les producteurs ont des grilles et des résultats de tests de type "les études ont montré que les petites filles zappent au bout de 10 secondes de décor espace avec des étoiles, alors votre histoire de SF qui se passe dans un vaisseau spatial, vous y mettez pas de vue de l'espace, sinon on finance pas".)
Modifié en dernier par Sand le lun. févr. 08, 2010 12:33 pm, modifié 1 fois.

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 12:31 pm

Aldaran a écrit :Pourrais-tu souligner…
Quoi ? Je poste sur le doc Canal qui s'achève par une demande des réal français d'être pris au sérieux (correctement considérés et financés).
Oncle ricane un doute sur l'efficacité de la supplication et me fait un cours sur l'économie du cinéma.
Je rappelle que j'ai travaillé sur un film qui a été, lui, pris au sérieux et qui a trouvé son public ce qui prouve au minimum que c'est possible et que cette demande a donc un sens.
Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
Modifié en dernier par Lem le lun. févr. 08, 2010 2:30 pm, modifié 1 fois.

Avatar du membre
Shagmir
Messages : 277
Enregistré le : mer. déc. 16, 2009 6:37 pm
Localisation : Paris
Contact :

Message par Shagmir » lun. févr. 08, 2010 12:32 pm

Lem a écrit :Truffaut adore Hitchock. Godard révère Fritz Lang. Mais hormis Vivement dimanche, Farenheit 451 et Alphaville, c'est quoi leur contribution au cinéma de genre ?
Il ne faut pas simplifier en ramenant tout à l'admiration pour Hitchcock ou Lang. Truffaut était un grand lecteur de la collection « Série noire » et beaucoup de ses films viennent de là (Tirez sur le pianiste, La Mariée était en noir, La Sirène du Mississippi). À la même époque, Melville fait lui aussi du cinéma de genre (et presque que cela). Un peu avant, Clouzot en a fait également et là aussi c'est le roman policier (de Steeman à Boileau-Narcejac) qui est sa source d'inspiration.

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 12:39 pm

Sand a écrit :Le bon côté d'avoir obligé les chaines de télé à financer le cinéma c'est qu'il y a un peu d'argent, le mauvais côté c'est qu'il faut que les films puissent passer à 20h30 et soient dans l'esprit Navarro ou Louis la brocante.
Exemples cités par les types interviewés hier soir mais toujours pour souligner les paradoxes de la situation. L'un d'eux évoquait cette nécessité d'avoir des trucs gentils et rassurants pour 20 h 50 mais remarquait que dans une des séries policières US qui cartonnent actuellement (ne sais plus laquelle, Les experts, peut-être), un type se faisait écraser par une voiture, toute la boucherie était complaisamment étalée, "on voit l'os. Et moi, quand j'amène mon projet, on me répond que ça ne peut pas passer en prime time parce qu'on voit l'os." Il n'y a pas de rationnalité ici, mais un préjugé inconscient : les yankees ont le droit, pas nous. (Je passe sur les questions de talent et aussi, évidemment, sur la différence énorme qu'il y a entre acheter une série déjà amortie partout ailleurs ou en produire une. Seul, le twist culturel m'intéresse ici même si j'ai précisé que le parallèle avait des limites.)

Avatar du membre
Aldaran
Messages : 1911
Enregistré le : dim. sept. 23, 2007 10:25 am

Message par Aldaran » lun. févr. 08, 2010 12:44 pm

Lem a écrit :Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
Ton art pour écrire des choses qui en expriment d'autres.

Fabien Lyraud
Messages : 2278
Enregistré le : mer. oct. 24, 2007 10:35 am
Localisation : St Léonard
Contact :

Message par Fabien Lyraud » lun. févr. 08, 2010 12:47 pm

Pour la production de SF à la tv, un producteur a fait remarquer un jour à Alain Névant, alros rédacteur en chef de SF Mag que les amateurs de SF étaient publiphobes, donc ça ne sert à rien de produire de la SF parce que pour financer un programme il faut de la pub.
On a toujours pas compris en France que les produits dérivés peuvent contribuer à financer un programme (une fois qu'il est déjà lancé il est vrai) et que justement en SF le produit dérivé a quand même du potentiel.
Bienvenu chez Pulp Factory :
http://pulp-factory.ovh


Le blog impertinent des littératures de l'imaginaire :
http://propos-iconoclastes.blogspot.com

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 12:51 pm

À la même époque, Melville fait lui aussi du cinéma de genre (et presque que cela).
Melville n'était pas vraiment de la Nouvelle Vague. Il était plutôt le héros dont on s'inspire, si je me souviens bien. Son vrai continuateur, c'est quand même plus Corneau que Truffaut.
Un peu avant, Clouzot en a fait également et là aussi c'est le roman policier (de Steeman à Boileau-Narcejac) qui est sa source d'inspiration.
Oh, j'adore Clouzot. Mais il n'a aucun rapport avec la Nouvelle Vague, il est largement antérieur. On retombe là dans l'exploration de ce qui, ici, pourrait servir de point d'appui pour les genres au cinéma, démarche avec laquelle je suis tout à fait d'accord par ailleurs.

Avatar du membre
MF
Messages : 4466
Enregistré le : jeu. déc. 28, 2006 3:36 pm
Localisation : cactus-blockhaus

Message par MF » lun. févr. 08, 2010 1:37 pm

Erion a écrit :Je me souviens d'un article qui faisait une comparaison entre le cinéma US, Indien, et Français.
Je passe les détails, mais la conclusion générale était que les cinémas US et Indien étaient avant tout des industries, c'était cet aspect là qui était essentiel, alors que le cinéma français est perçu et se conçoit avant tout comme un art.

Alors, c'est un problème pour les films de genre, on est d'accord, mais ça fait que le cinéma français est le plus accueillant pour les réalisateurs étrangers (beaucoup de films européens n'existent que grâce à la production française), et que les salles de cinéma offrent la plus grande diversité.
Il y a de nombreuses études qui tendent à montrer que la notion française "d'exception culturelle" va à l'encontre du développement des films de genre produits en France. Le notion de "genre" étant par nature transnationale et apatride.

Il a d'ailleurs fallu créer cette "exception" pour que l'art, apatride par définition, se voit conférer un particularisme national.

Je soupçonne que ce soit assez fondé et que le même raisonnement vaille pour la littérature.

Ce que confirme Lem
Lem a écrit :Autre parallélisme : le rapport complexe à la légitimité. Dans le cas du cinéma, ce rapport est incontournable parce que l'argent est avancé par ceux qui déterminent – pour ne pas dire incarnent – les catégories légitimes. Dans les années 90, j'ai beaucoup circulé dans les milieux télé, pour des projets originaux ou des adaptations de mes propres textes. J'entendais sans cesse "la SF, le fantastique, à la télé française, ça ne marche pas". En général, il me suffisait de sortir les programmes télé de la veille pour démonter le contraire : X-Files faisait des scores impressionnant, Blade Runner ou Stargate passait en prime time, etc. Les producteurs me regardaient avec embarras. "Oui, d'accord. Mais c'est américain."
Et donc ? demandais-je.
Mais je n'avais jamais l'élucidation du lien de causalité. C'était comme ça, une sorte de détermination par principe. Les américains avaient le droit, pas nous.
Les français n'ont pas le droit. Ce n'est pas "culturel" de faire de la S.F.
C'est hors du champ de l'"exception".
Ce n'est pas de l'art, ce n'est pas "exceptionnel", c'est "vulgaire".
Le message ci-dessus peut contenir des traces de second degré, d'ironie, voire de mauvais esprit.
Son rédacteur ne pourra être tenu pour responsable des effets indésirables de votre lecture.

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 2:09 pm

MF a écrit :Ce que confirme Lem. (…) Les français n'ont pas le droit. Ce n'est pas "culturel" de faire de la S.F.
C'est hors du champ de l'"exception".
Ce n'est pas de l'art, ce n'est pas "exceptionnel", c'est "vulgaire".
Oui. Et cette structure de pensée est ancienne. J'en ai un exemple frappant – quoiqu'indirect – mais plutôt que de le réécrire ici, je colle un mini-texte rédigé en 2000 qui l'évoque. (J'avais pensé l'insérer dans les Chroniques de l'Huma mais c'était trop loin de mon sujet et du coup, il est resté inédit).
Il y a quelques jours, alors que j’étais en train de reclasser ma bibliothèque, je suis tombé sur la première édition française des Mines du roi Salomon, de H. Rider Haggard : un gros volume illustré, toilé en percaline rouge et publié chez Hetzel (l’éditeur de Jules Verne) en 1888. Dans ce roman, paru en Angleterre trois ans auparavant, l’auteur introduit deux icônes qui ont assuré sa gloire et sa fortune : le personnage d’Alan Quatermain, constamment réemployé par le cinéma au XXème siècle. Et surtout une figure littéraire considérable : le monde perdu, isolat géographique, biologique et culturel auquel Arthur Conan Doyle a donné en 1912 sa forme définitive.
Dans l’édition Hetzel, le récit (qui, bien que massacré par une traduction ignominieuse, se laisse relire agréablement) est précédé d’un avant-propos de Th. Bentzon. Ce petit texte, il faudrait le citer intégralement pour en savourer l’ironie involontaire. Mais la place manque. En voici donc la substantifique moëlle.
« Les bons livres dédiés à l’enfance ne manquent pas chez nous, écrit Bentzon. Ce qui est plus rare, c’est un livre que l’on puisse mettre entre les mains des grands garçons et des grandes filles, à qui la bibliothèque de leurs parents n’est pas encore ouverte (…)
Il faut à ce genre de public un ordre d’ouvrage presque introuvable en France. Ces livres-là, l’Angleterre les produit, n’étant pas empoisonnée au même degré que nous par deux tristes maladies dont notre littérature contemporaine, si supérieure au point de vue de la forme, des délicatesses et des raffinements de l’art, porte la funeste empreinte : le scepticisme, qui flétrit toutes les généreuses croyances ; le pessimisme, qui nous fait considérer systématiquement le mauvais côté de la vie.
Une nourriture intellectuelle saine comme le roastbeef cuit à point qui convient indistinctement à tous les estomacs est, chez nos voisins, servie à tous les âges. Que, d’aventure, les gourmets regrettent l’absence de certains assaisonnements exquis
(…) nous n’avons pas à le rechercher ici. La cuisine de restaurant est certes incomparable à Paris, mais, s’il s’agit de la table de famille, honneur à l’Angleterre et à l’Amérique. (…)
Pour parler sans métaphore, Daniel Defoe n’écrivit pas à l’intention de la jeunesse son Robinson Crusoe, qui a cependant contribué à ouvrir tant de jeunes intelligences. (…) Walter Scott, Fenimore Cooper, Charles Dickens ont produit, sans songer à aucune catégorie spéciale de lecteurs, maints romans qui méritent d’être recommandés à tous. (…) Ils ont pénétré partout, grâce à la traduction ou à l’adaptation que nous voudrions voir appliquer à l’œuvre un peu diffuse, mais si honnêtement virile, si agréablement fortifiante (…)
La critique anglaise signalait récemment ceux des livres nouveaux qui obtiennent le plus éclatant succès, en faisant observer que presque tous allaient d’abord à l’adresse des écoliers. Stevenson et Rider Haggard jouissent en effet, parmi ces derniers, d’une prédilection marquée. (…)
Quand il s’agit d’art, à quoi bon dépouiller le vrai des brillantes et inoffensives parures que l’imagination lui prête ? L’un des plus grands génies que le monde ait produit a, dans le titre de ses Mémoires, accouplé les deux noms de Vérité et de Poésie. Accordons la même licence au brave chasseur d’éléphants, Alan Quatermain, tout en faisant in petto les réserves d’usage quand il s’agit de récits de chasse, eussent-ils trait à un plus petit gibier. »
Tout au long de sa préface, Bentzon se livre à une double manœuvre. D’un côté, il déplore l’absence d’auteurs français capables d’écrire L’île au trésor. De l’autre, il ne cesse de rappeler à quel point le succès de tels romans chez nous est lié au peu de goût des jeunes lecteurs pour les questions de forme. A dire vrai, il se montre même d’une honnêteté déconcertante en parlant non de traduction, mais d’adaptation, justifiée selon lui par le style « un peu diffus, mais si honnêtement viril » des écrivains anglais ou américains (mais il est vrai que ce monsieur Bentzon n’économise ni la litote, ni la métaphore, en particulier culinaire).
Il y aurait là de quoi rire, si tout cela ne donnait plutôt envie de pleurer. Passons sur la célébration de la manière française, nauséeuse à force d’être répétée. Passons aussi sur ces réserves d’usage, magistralement posées dans la dernière phrase afin de rassurer les lecteurs cultivés : le préfacier n’est pas dupe de son propre enthousiasme et tient à le faire savoir. Passons enfin sur le silence assourdissant de Bentzon vis-à-vis de Jules Verne : comment peut-on pleurer l’absence d’une Ile au trésor française chez l’éditeur de L’île mystérieuse ?
Ce qui est triste, vraiment triste, c’est que cent dix ans après la parution de ce texte, la situation ait si peu changé. Ces récits qui ouvrent « tant de jeunes intelligences », ce sont toujours les Anglo-saxons qui les écrivent. Il suffit, pour s’en rendre compte, de dresser une liste intuitive des romans pour enfants ou adolescents devenus, après-coup, des textes universels. Le Livre de la jungle. Peter Pan. Alice au pays des merveilles. Le Seigneur des Anneaux. Tarzan. Tom Sawyer. Le magicien d’Oz. Kipling, Barrie, Carrol, Tolkien, Burroughs, Twain, Baum… Je ne vois guère que Colodi et son Pinocchio à n’être pas anglais ou américain. Et qui sait si, dans cent dix ans, les noms de Robert Howard ou de J. K. Rowling ne seront pas venus s’ajouter à la liste ?
C’est une sorte de schizophrénie bien française… On porte au pinacle l’imagination et la verve d’un Stevenson et d’un Kipling, on salue leur universalité – mais on n’a rien de plus pressé que de réduire Jules Verne ou J.-H. Rosny-Aîné au seul rang d’écrivains pour enfants. On se presse sur les baricades de l’intransigeance, pour protéger les jeunes esprits contre Jurassic Park, mais une fois l’invasion repoussée, on ne leur propose que Germinal comme épopée culturellement légitime. Il y a cent dix ans, la force de frappe commerciale des auteurs anglo-saxons était nulle en France. C’est nous qui, peu à peu, les avons invité à nous chier dans les bottes – le mot n’est pas trop fort – en désertant les grandes plaines de l’imaginaire et en stigmatisant ceux d’entre nous qui s’y risquaient quand même.(…)

Avatar du membre
bormandg
Messages : 11906
Enregistré le : lun. févr. 12, 2007 2:56 pm
Localisation : Vanves (300 m de Paris)
Contact :

Message par bormandg » lun. févr. 08, 2010 2:42 pm

Lem a écrit :
MF a écrit :Ce que confirme Lem. (…) Les français n'ont pas le droit. Ce n'est pas "culturel" de faire de la S.F.
C'est hors du champ de l'"exception".
Ce n'est pas de l'art, ce n'est pas "exceptionnel", c'est "vulgaire".
Oui. Et cette structure de pensée est ancienne. J'en ai un exemple frappant – quoiqu'indirect – mais plutôt que de le réécrire ici, je colle un mini-texte rédigé en 2000 qui l'évoque. (J'avais pensé l'insérer dans les Chroniques de l'Huma mais c'était trop loin de mon sujet et du coup, il est resté inédit).
Il y a quelques jours, alors que j’étais en train de reclasser ma bibliothèque, je suis tombé sur la première édition française des Mines du roi Salomon, de H. Rider Haggard : un gros volume illustré, toilé en percaline rouge et publié chez Hetzel (l’éditeur de Jules Verne) en 1888. Dans ce roman, paru en Angleterre trois ans auparavant, l’auteur introduit deux icônes qui ont assuré sa gloire et sa fortune : le personnage d’Alan Quatermain, constamment réemployé par le cinéma au XXème siècle. Et surtout une figure littéraire considérable : le monde perdu, isolat géographique, biologique et culturel auquel Arthur Conan Doyle a donné en 1912 sa forme définitive.
Dans l’édition Hetzel, le récit (qui, bien que massacré par une traduction ignominieuse, se laisse relire agréablement) est précédé d’un avant-propos de Th. Bentzon. Ce petit texte, il faudrait le citer intégralement pour en savourer l’ironie involontaire. Mais la place manque. En voici donc la substantifique moëlle.
« Les bons livres dédiés à l’enfance ne manquent pas chez nous, écrit Bentzon. Ce qui est plus rare, c’est un livre que l’on puisse mettre entre les mains des grands garçons et des grandes filles, à qui la bibliothèque de leurs parents n’est pas encore ouverte (…)
Il faut à ce genre de public un ordre d’ouvrage presque introuvable en France. Ces livres-là, l’Angleterre les produit, n’étant pas empoisonnée au même degré que nous par deux tristes maladies dont notre littérature contemporaine, si supérieure au point de vue de la forme, des délicatesses et des raffinements de l’art, porte la funeste empreinte : le scepticisme, qui flétrit toutes les généreuses croyances ; le pessimisme, qui nous fait considérer systématiquement le mauvais côté de la vie.
Une nourriture intellectuelle saine comme le roastbeef cuit à point qui convient indistinctement à tous les estomacs est, chez nos voisins, servie à tous les âges. Que, d’aventure, les gourmets regrettent l’absence de certains assaisonnements exquis
(…) nous n’avons pas à le rechercher ici. La cuisine de restaurant est certes incomparable à Paris, mais, s’il s’agit de la table de famille, honneur à l’Angleterre et à l’Amérique. (…)
Pour parler sans métaphore, Daniel Defoe n’écrivit pas à l’intention de la jeunesse son Robinson Crusoe, qui a cependant contribué à ouvrir tant de jeunes intelligences. (…) Walter Scott, Fenimore Cooper, Charles Dickens ont produit, sans songer à aucune catégorie spéciale de lecteurs, maints romans qui méritent d’être recommandés à tous. (…) Ils ont pénétré partout, grâce à la traduction ou à l’adaptation que nous voudrions voir appliquer à l’œuvre un peu diffuse, mais si honnêtement virile, si agréablement fortifiante (…)
La critique anglaise signalait récemment ceux des livres nouveaux qui obtiennent le plus éclatant succès, en faisant observer que presque tous allaient d’abord à l’adresse des écoliers. Stevenson et Rider Haggard jouissent en effet, parmi ces derniers, d’une prédilection marquée. (…)
Quand il s’agit d’art, à quoi bon dépouiller le vrai des brillantes et inoffensives parures que l’imagination lui prête ? L’un des plus grands génies que le monde ait produit a, dans le titre de ses Mémoires, accouplé les deux noms de Vérité et de Poésie. Accordons la même licence au brave chasseur d’éléphants, Alan Quatermain, tout en faisant in petto les réserves d’usage quand il s’agit de récits de chasse, eussent-ils trait à un plus petit gibier. »
Tout au long de sa préface, Bentzon se livre à une double manœuvre. D’un côté, il déplore l’absence d’auteurs français capables d’écrire L’île au trésor. De l’autre, il ne cesse de rappeler à quel point le succès de tels romans chez nous est lié au peu de goût des jeunes lecteurs pour les questions de forme. A dire vrai, il se montre même d’une honnêteté déconcertante en parlant non de traduction, mais d’adaptation, justifiée selon lui par le style « un peu diffus, mais si honnêtement viril » des écrivains anglais ou américains (mais il est vrai que ce monsieur Bentzon n’économise ni la litote, ni la métaphore, en particulier culinaire).
Il y aurait là de quoi rire, si tout cela ne donnait plutôt envie de pleurer. Passons sur la célébration de la manière française, nauséeuse à force d’être répétée. Passons aussi sur ces réserves d’usage, magistralement posées dans la dernière phrase afin de rassurer les lecteurs cultivés : le préfacier n’est pas dupe de son propre enthousiasme et tient à le faire savoir. Passons enfin sur le silence assourdissant de Bentzon vis-à-vis de Jules Verne : comment peut-on pleurer l’absence d’une Ile au trésor française chez l’éditeur de L’île mystérieuse ?
Ce qui est triste, vraiment triste, c’est que cent dix ans après la parution de ce texte, la situation ait si peu changé. Ces récits qui ouvrent « tant de jeunes intelligences », ce sont toujours les Anglo-saxons qui les écrivent. Il suffit, pour s’en rendre compte, de dresser une liste intuitive des romans pour enfants ou adolescents devenus, après-coup, des textes universels. Le Livre de la jungle. Peter Pan. Alice au pays des merveilles. Le Seigneur des Anneaux. Tarzan. Tom Sawyer. Le magicien d’Oz. Kipling, Barrie, Carrol, Tolkien, Burroughs, Twain, Baum… Je ne vois guère que Colodi et son Pinocchio à n’être pas anglais ou américain. Et qui sait si, dans cent dix ans, les noms de Robert Howard ou de J. K. Rowling ne seront pas venus s’ajouter à la liste ?
C’est une sorte de schizophrénie bien française… On porte au pinacle l’imagination et la verve d’un Stevenson et d’un Kipling, on salue leur universalité – mais on n’a rien de plus pressé que de réduire Jules Verne ou J.-H. Rosny-Aîné au seul rang d’écrivains pour enfants. On se presse sur les baricades de l’intransigeance, pour protéger les jeunes esprits contre Jurassic Park, mais une fois l’invasion repoussée, on ne leur propose que Germinal comme épopée culturellement légitime. Il y a cent dix ans, la force de frappe commerciale des auteurs anglo-saxons était nulle en France. C’est nous qui, peu à peu, les avons invité à nous chier dans les bottes – le mot n’est pas trop fort – en désertant les grandes plaines de l’imaginaire et en stigmatisant ceux d’entre nous qui s’y risquaient quand même.(…)
C'est là tout le problème du déni, et on est loin, si ce n'est à l'opposé, de la "thèse M".
Plus de 500 pages avant que tu ne démolisses toi-même avec tes textes anciens ta thèse! On croit rêver. :shock: :shock: :shock: :shock: :shock:
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 2:50 pm

bormandg a écrit :C'est là tout le problème du déni, et on est loin, si ce n'est à l'opposé, de la "thèse M". Plus de 500 pages avant que tu ne démolisses toi-même avec tes textes anciens ta thèse! On croit rêver.
C'est toujours agréable de revenir aux fondamentaux. Un facteur supplémentaire passé inaperçu jusqu'ici, ce n'est pas un facteur omni-explicatif. Comme GK, qui a listé sa propre série de motifs de déni, l'a trouvée insuffisante et a cherché une raison non-repérée, j'ai donc écrit dans la préface que…
…ces raisons, même combinées, ne sont pas suffisantes. Car la littérature américaine a aussi été aimée en France, autant et plus qu’ailleurs. La vigueur psychorigide avec laquelle les gardiens de la langue veillent à sa pureté n’a pas empêché Céline. Et l’emploi de règles abstraites tirées des mathématiques et de lexiques parallèles a fait la réputation de l’Oulipo. Ces arguments auraient pu être retournés. Il faut donc qu’il y ait une variable cachée.
Le texte de Benzon précité s'inscrit évidemment dans le "problème américain" et n'est ni exclusif, ni contradictoire avec l'hypothèse M.

Avatar du membre
bormandg
Messages : 11906
Enregistré le : lun. févr. 12, 2007 2:56 pm
Localisation : Vanves (300 m de Paris)
Contact :

Message par bormandg » lun. févr. 08, 2010 3:01 pm

Lem a écrit :
bormandg a écrit :C'est là tout le problème du déni, et on est loin, si ce n'est à l'opposé, de la "thèse M". Plus de 500 pages avant que tu ne démolisses toi-même avec tes textes anciens ta thèse! On croit rêver.
C'est toujours agréable de revenir aux fondamentaux. Un facteur supplémentaire passé inaperçu jusqu'ici, ce n'est pas un facteur omni-explicatif. Comme GK, qui a listé sa propre série de motifs de déni, l'a trouvée insuffisante et a cherché une raison non-repérée, j'ai donc écrit dans la préface que…
…ces raisons, même combinées, ne sont pas suffisantes. Car la littérature américaine a aussi été aimée en France, autant et plus qu’ailleurs. La vigueur psychorigide avec laquelle les gardiens de la langue veillent à sa pureté n’a pas empêché Céline. Et l’emploi de règles abstraites tirées des mathématiques et de lexiques parallèles a fait la réputation de l’Oulipo. Ces arguments auraient pu être retournés. Il faut donc qu’il y ait une variable cachée.
Le texte de Benzon précité s'inscrit évidemment dans le "problème américain" et n'est ni exclusif, ni contradictoire avec l'hypothèse M.
Là où nous ne sommes pas du tout d'accord avec toi, c'est quand tu prétends que ces raisons combinées ne sont pas suffisantes et qu'il faut aller chercher une non-raison supplémentaire.Le fait que, exceptionnellement, une des règles ait été contredite pour Céline (au nom de l'"exception qui confirme la règle", autre saugrenuité du snobisme "prescripteur"), demanderait plus la recherche d'une "variable cachée" que le fait que les règles "ordinaires" du déni prescriptorial aient fonctionné sans entrave pour les prétendus "sous-genres".
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

Fabien Lyraud
Messages : 2278
Enregistré le : mer. oct. 24, 2007 10:35 am
Localisation : St Léonard
Contact :

Message par Fabien Lyraud » lun. févr. 08, 2010 3:10 pm

C'est curieux comme Bentzon zappe outre Verne des auteurs comme Dumas, Feval ou Sue qui eux sont bien français et totalement comparable avec un Stevenson ou Haggard dans l'esprit plus que dans les thèmes il est vrai. Il existe une littérature populaire française et le déni frappe. La bonne littérature populaire est anglaise. La française pourtant a donné de belles pages que monsieur Bentzon (est - ce son vrai nom ou un pseudonyme ?) ne peut ignorer.
Bienvenu chez Pulp Factory :
http://pulp-factory.ovh


Le blog impertinent des littératures de l'imaginaire :
http://propos-iconoclastes.blogspot.com

Lem

Message par Lem » lun. févr. 08, 2010 3:14 pm

bormandg a écrit :Là où nous ne sommes pas du tout d'accord avec toi, c'est quand tu prétends que ces raisons combinées ne sont pas suffisantes et qu'il faut aller chercher une non-raison supplémentaire.
J'ai remarqué que vous n'étiez pas d'accord.
Le fait que, exceptionnellement, une des règles ait été contredite pour Céline (…), demanderait plus la recherche d'une "variable cachée" que le fait que les règles "ordinaires" du déni prescriptorial aient fonctionné sans entrave pour les prétendus "sous-genres".
Le déni a cédé pour quasiment tous les "genres" sauf la SF (même s'il est en cours de liquidation). Il a cédé pour le polar, et depuis longtemps. Pour le western au cinéma. Pour l'érotisme. Au début des années 90, il y a avait des chercheurs qui travaillaient sur les sitcoms avec une prédilection particulière pour Hélène et les garçons. La pornographie elle-même a été mieux traitée que la SF. Evidemment, si tu n'es pas d'accord avec ce diagnostic, tu n'as aucune raison de chercher une variable cachée. Mais ce diagnostic est le mien, j'ai constaté ces faits à de multiples reprises et ce sont eux que je cherche à expliquer.

Répondre

Retourner vers « Vos dernières lectures »