Lensman a écrit :Bon, prenons des exemples plus précis.
Si des biologistes travaillent à prolonger la vie humaine par exemple, je ne vois pas là de champ "métaphysique".
Mais ce n'est pas la question !
J'ai répété ici des dizaines de fois ce que j'ai écrit dans la préface : la SF transfère le champ du métaphysique dans l'ordre du
technique (ou du technoscientifique, si tu prérères). Elle s'approprie des thèmes, des images, des sujets M (et R) et les traite comme problèmes concrets. Que cette appropriation soit éventuellement l'occasion d'une spéculation métaphysique sur la mort ou la condition humaine, c'est autre chose. C'est indépendant de mon propos.
La question, configurée par l'hypothèse M, est celle-ci :
– quand la SF moderne perce en France en 1950, la science travaille-t-elle publiquement sur l'immortalité ? (pour s'en tenir à ce seul sujet). L'immortalité est-elle perçue comme une question scientifique valide ? Non.
– au même moment, la littérature blanche travaille-t-elle publiquement le thème de l'immortalité du point de vue métaphysique et religieux, comme elle a pu le faire encore au XIXème siècle ? Non plus. On ne s'occupe pas tellement de sauver son âme dans le roman français de l'après-guerre. On ne spécule pas beaucoup sur l'après-vie. On est plutôt en train d'essayer de démontrer qu'il n'y a pas d'âme, que l'après-vie, c'est l'opium du peuple et que "la seule question philosophique sérieuse, c'est le suicide".
– la SF se retrouve donc dans une situation de monopole sur une question qui n'est jugée ni scientifique, ni littéraire.
Si des scientifiques l'approchent, ils ont une réaction du type "mais… ce n'est pas de la science, l'immortalité. C'est de la métaphysique ! Appeler ça
science-fiction, c'est de l'escroquerie."
Et si des littéraires jettent un coup d'œil, leur réaction est symétriquement : "des histoires où on croit réellement à l'immortalité ? Qu'est-ce que c'est que cette littérature qui revendique d'être ultramoderne mais recycle tous les poncifs réacs de la métaphysique de bazar ?"
Pour saisir la façon dont la SF travaille réellement le concept d'immortalité, il faut la lire et la comprendre. Mais ce n'est pas ce que font les dénieurs. Ils jugent l'image globale du genre. Et ce qu'ils perçoivent (qu'ils soient scientifiques ou littéraires) ne colle pas avec leur norme de légitimité.
Telle est du moins l'hypothèse.
Pour prendre un exemple récent, je crois qu'on a observé lors de la parution des
Particules élémentaires une réaction assez typique de ce qui a pu se produire dans les décennies précédentes. L'avantage, c'est que comme le livre a été ultra-médiatisé et qu'il est paru hors-label, cette réaction a été explicite (violemment explicite, dirais-je), ce qui n'était pas le cas auparavant.
Extrait de l'épilogue où le narrateur raconte le basculement terminal dans la posthumanité (immortalité génique) et la lente liquidation de l'humanité ancienne :
Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l’humanité, nous vivons. A l’estimation des hommes, nous sommes heureux ; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l’égoïsme, de la cruauté et de la colère ; nous vivons de toute façon une vie différente. La science et l’art existent toujours dans notre société ; mais la poursuite du Vrai et du Beau, moins stimulée par l’aiguillon de la vanité individuelle, a de fait acquis un caractère moins urgent. Aux humains de l’ancienne race, notre monde fait l’effet d’un paradis. Il nous arrive d’ailleurs parfois de nous qualifier nous-mêmes – sur un mode il est vrai légèrement humoristique – de ce nom de “dieux” qui les avait tant fait rêver.
Il faut se souvenir des articles qui ont été publiés à la sortie. Houellebecq a été accusé de vouloir rétablir l'eugénisme ! Il a quasiment été traité de nazi, à plusieurs reprises. Beaucoup de critiques n'ont pas supporté ça : les dieux immortels qui succèdent à l'homme – même avec le léger sourire ironique qu'ajoute MH. Tout simplement parce que pour eux, ce n'est pas un sujet littéraire, c'est du fantasme adolescent, du désir de toute-puissance, c'est tout ce dont la littérature "sérieuse" s'est émancipée. L'idée que l'immortalité soit une perspective scientifique plausible sur laquelle on puisse réfléchir dans un roman, dont on puisse mettre en scène les conséquences ne les a pas effleurés un instant. Génétique + immortels + dieux = cocktail métaphysique réac, infantile et éventuellement dangereux.
Maintenant, pose-toi la question des autres sujets à fort parfum M qui étaient la spécialité (le monopole) de la SF moderne quand elle a été introduite ici : l'origine et la fin du monde ; les super-civilisations disparues ; les intelligences non-humaines ; le pouvoirs parapsychiques et d'une manière générale le surhomme, etc. Tous ces sujets étaient-ils travaillés par la science ? Perçus comme travaillés par la science ? Avaient-ils d'autre part leur place dans le mainstream ? Dans les deux cas, la réponse est non (avec un bémol pour "l'origine et la fin du monde comme sujet scientifique" mais les polémiques autour des connotations religieuses du Big Bang montrent que même là, c'était sans doute loin d'être perçu comme légitime.)
Je pense donc qu'à côté de l'hostilité du mainstream aux sciences en tant que telles et au thème du futur, du mépris pour les genres dits populaires (dont la SF est un faux cas, à mon avis, mais peu importe), de la mauvaise réputation du texte et des autres facteurs du déni, cette perception du monopole MR de la SF a joué un rôle, dont on voit encore les traces aujourd'hui sous le registre "métaphysique de bazar".
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Note à propos du rationalisme français : j'ai relu l'excellent dypitique de Valérian Métro Chatelet / Brooklyn station hier soir et dedans, il y a une scène qui fait mouche. C'est l'analyse finale rétroactive de ce qui s'est passé – en particulier la raison pour laquelle les multinationales qui intriguent en sous-main ont décidé de tester les super-armes extraterrestres en France : la case montre l'émeute qui s'est produite à Beaubourg après l'envol de "l'oiseau énergétique", avec des flics butés arrêtant tout le monde. Texte off : "Schlomo et Albert pensent aussi que ce pays a été choisi en fonction de son vieux fond rationaliste". Une femme attrapée par un flic proteste : "Mais tout le monde a vu…" (l'oiseau énergétique). Et le flic, imperturbable : "M'en fous. Au bloc."