Ça raconte quoi : heeuuuuuuuu… à la base c'est des jeunes laissés plus ou moins à eux-mêmes, qui se révoltent comme ils le peuvent en réinventant le punk (culture transgressive très vaguement cristallisée sur de la musique, d'ailleurs l'un des personnages dit bien que le but était de choquer, de faire un max de bruit, et surtout pas quelque chose d'agréable à écouter).
Ensuite Marquis, le meneur du, mmm, « mouvement » en question se retrouve dans les bidonvilles souterrains sous Shanghaï, dirigés par une sorte de dictature de la pire espèce, où vivent tous ceux qui n'ont pas les moyens d'habiter les tours. La surface est inhabitable (trop polluée, toxique), l'angoisse de la survie est présente quotidiennement, le « style » de Marquis attire tout de suite à lui la frange la plus désespérée de cette population à la marge.
Voilà pour l'intrigue, ça se passe en Chine au, je sais pas, 23ème siècle ? Chine qui est donc la puissance économique (si tant est qu'il reste une économie) et surtout culturelle dominante dans un monde dévasté par les excès des générations passées (plus d'ozone, plus de végétation ou de faune naturelle, les humains survivent tant bien que mal dans des tours pour les riches, des grottes pour les pauvres, bouffent des barres de calories artificielles, tout ça.) En fait, la lecture de « Le goût de l'immortalité » est conseillée pour comprendre le background, mais je ne pense pas que ce soit indispensable.
Parce qu'au fond, l'intrigue et le background, on s'en branle. (Désolé Catherine si tu lis ça.)
Les personnages, eux, ils s'en contrefoutent de l'écologie, de la domination culturelle chinoise, tout ça. Ils vivent au présent, dans des conditions affreuses et anxiogènes, et ils découvrent quelqu'un qui leur dit, avec toute la puissance et la connerie de la jeunesse, « On s'en branle ! » Et qui joint le geste à la parole (littéralement, il se branle pendant les concerts. Quand je dis qu'il y a des fluides corporels qui giclent…)
Ce qui fait la force du bouquin, ce sont ses personnages, et son écriture. Il n'y a pas de narration, juste une accumulation de courts extraits d'interviews réalisés a posteriori, pour la plupart, des acteurs de ce phénomène. Enfin, ceux qui ont survécu. Ils parlent avec leurs mots, leur vocabulaire (passablement attaqué par l'alcool, les drogues et la connerie, en général), leur syntaxe. On est directement plongé dans leur existence, leurs pensées, leur altérité. Parce que bon, ce sont des gens aussi différents de nous qu'on peut l'imaginer… déjà parce que bon, on est tous des gentils petits-bourgeois bien-pensants, hein ? Ensuite parce que leur situation est radicalement différente, la vie humaine n'est pas quelque chose de très important là-bas (des humains, y'en a partout), ils font des remarques qui nous paraissent d'une incroyable cruauté… et puis il y a le fait que la chirurgie transformative a pas mal avancé, au point que tout le monde se greffe un peu ce qu'il veut, au point que, par exemple, la notion de sexe (l'appartenance à un sexe, pas l'activité, qui reste très prisée) est assez floue. Ben oui, quand tout le monde se balade avec trois bites et cinq clitos, dont un sur le front, se dire mâle ou femelle est un peu obsolète.
Bref.
Ça gicle, ça fait mal, c'est affreusement drôle. Faut pas avoir peur du grand-guignol, aimer l'absurde. Tiens, cette réplique me fait mourir de rire :
Linerion a écrit :Les autres er ramollissaient leurs briques de calories avec de la pisse ou du sperme. Marquis, c'était avec son sang, oué ! C'est exactement ça, la classe.
C'est
exactement ça, la classe ? Ce mec serait incapable de reconnaître un truc élégant ou classieux s'il le percutait entre les yeux, mais il se pique de définir, avec exactitude, ce qu'est la classe. C'est pour ça que c'est drôle : en général, les persos sont des abrutis immatures et acculturés (pas tous, hein, mais dans la deuxième partie, c'est la majorité), auxquels on (et le journaliste invisible qui les interroge) ne s'intéresse que parce qu'ils ont participé, sans trop s'en rendre compte, à un phénomène culturel majeur. Le décalage est énorme.
Le tout est évidemment servi par la plume alerte de Catherine Dufour, qui doit avoir le meilleur sens de la formule de tous les auteurs français actuels. Pratiquement à chaque page on trouve une ou plusieurs pépites, qu'on a envie de noter pour le citer dans la conversation, sauf qu'on finirait par réciter tout le bouquin.
Je garantis pas que ça plaise à tout le monde (en fait ça m'étonnerait) et je ne le recommanderais pas à ma belle-mère (ni à ma mère, d'ailleurs), mais pour quiconque n'a pas froid aux yeux, ne pas essayer serait courir le risque de passer à côté de quelque chose de très impressionnant.