Pour une approche quantique de la SF par Claude Ecken
Posté : lun. janv. 24, 2011 12:26 pm
Eh bien, parlons-en, ce sera quand même plus intéressant.MF a écrit :Si on démarre sur l' (excellent) article d'Ecken...
Je l'ai lu, cet article, et il me laisse une impression mitigée.
Je précise à toutes fins utiles que cette impression est respectueuse du travail de Claude, de son désir de prendre le sujet au sérieux et de, réellement, le penser. C'est bien parce qu'il accomplit cet effort qu'on peut discuter du résultat et le juger plus ou moins réussi.
Je ne fais pas une analyse détaillée – je n'ai pas le temps et je n'ai lu le texte qu'une seule fois, sans prendre de notes – mais un simple relevé de ce qui me semble ses points forts & faibles.
Deux points forts : l'ambition intellectuelle et la contextualisation historique qui est, selon moi, le fer de lance du papier. Cela dit, ce n'est peut-être pas ainsi que Claude l'a conçu. Son propos est de revenir une nouvelle fois sur le problème de la définition et de montrer que s'il reste sans solution depuis près d'un siècle, c'est parce que les définisseurs n'ont pas encore fait leur révolution copernicienne – ou plutôt "bohrienne" : la SF ce n'est pas X ou Y mais X et Y. Le mot-clé, ce n'est pas X, Y, ni aucun autre terme soi-disant définisseur mais "et". La SF est deux choses en même temps et il faut admettre cette dualité pour unifier ses propriétés en un tout cohérent. Bref, la SF est un objet quantique qui se comporte, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Ce découpage est posé au début de l'article ("la SF comme particule" ; "la Sf comme onde") et structure ses développements ultérieurs.
S'ensuit alors une longue récapitulation historique qui remonte au tout début du XXème siècle et s'intéresse aux premières perceptions/intuitions du genre naissant, montrant que ladite dualité était présente dès le départ. Le statut de Verne, Rosny, Wells, les travaux de Marcel Réza (que je ne connaissais pas), ceux de Maurice Renard, la faiblesse théorique de Gernsback lorsque vient son tour d'aborder le sujet vingt ans plus tard (mais Claude fait de cette faiblesse une force, expliquant que l'approche pragmatique de Gernsback est justement la clé de son succès)… tous ces moments fondateurs, non seulement du problème de la définition mais de la SF comme catégorie, sont racontés avec un grand souci du détail. A mes yeux – mais j'admets volontiers que tout ceci m'intéresse anormalement et que ma perception est orientée par le fait que les analyses de Claude recoupent à peu près les miennes, que je suis donc impartial –, ce passage est le plus réussi de l'article ; de ce point de vue, il pose des jalons que tout critique désireux d'aborder le domaine ne pourra plus négliger. Rien que pour cela, ce texte mérite d'être lu.
Les points faibles : le caractère arbitraire ou forcé de certains enchaînements logiques qui reflète à petite échelle – c'est du moins ainsi que je l'explique – le caractère arbitraire ou forcé du texte lui-même. Je donne deux exemples de tels maillons faibles :
– dès l'exposé de sa problématique ("la Sf comme particule", p. 117), Claude montre une tendance certaine à sauter directement des prémisses aux conclusions. Qu'est-ce que "la SF comme particule" selon lui ? "En schématisant beaucoup, une vision corpusculaire de la SF s'attache à ses thèmes et ses codes comme les robots, les images un peu jaunies du space opera, les histoires de voyages dans le temps" etc. Bref, c'est la SF comme inventaire, comme collection d'objets. Cette définition fonctionne-t-elle ? Claude répond : "Se limiter à cette seule définition impose de ranger dans le corpus tout ce qui comporte un seul ou l'autre de ces éléments. De ce point de vue, il existe des romans sentimentaux de SF, pas seulement dans Harlequin, des comédies et des récits pour la jeunesse dont la liste serait interminable et qui relèvent autant de la SF que la verroterie de la bijouterie – ce qui n'empêche pas d'en faire commerce avec les plus naïves franges de consommateurs, généralement enfants, qui peuvent aussi être grands."
On voit tout de suite le problème : à peine ébauchée la problématique de "la SF comme particule" (la difficulté de définir de cette manière), Claude introduit un jugement de valeur ("ça impose d'admettre la verroterie") qui n'a rien à voir. Il déduit d'une conséquence désagréable de son postulat (désagréable et surtout non prouvée : car il y a des tonnes de verroterie dans la SF qui sont bien… de la SF) l'inanité dudit postulat. C'est une faute de raisonnement qui se produit dès le début du papier et, à mon sens, entache toute la suite.
Qui plus est, cette faute est immédiatement suivie/compliquée d'une autre qui la démultiplie : "Définir un récit de SF par sa seule quincaillerie n'est pas pertinent. Mais son absence rend tout autant impossible l'assimilation d'un texte qui n'en comporte aucun. L'émerveillement seul ne suffit pas, ou alors il faut intégrer au corpus tout thriller technologique (…) qui déclenche cette émotion particulière. La SF n'a pas le monopole du sense of wonder."
Ceci arrachera peut-être un sourire à ceux qui se souviennent du fil M, mais peu importe. Claude pose une chaîne logique qui cède à la première traction :
1) il fait comme s'il avait démontré l'impossibilité de définir par la quincaillerie alors que sa démonstration n'est qu'un jugement de valeur (il faudrait admettre la verroterie)
2) il place à cet endroit stratégique une charnière logique tellement nébuleuse qu'il est presque impossible de l'approuver ou de la réfuter, tout simplement parce qu'elle ne veut rien dire : "L'absence [de quincaillerie] rend tout autant impossible l'assimilation d'un texte qui n'en comporte aucun." Le "aucun" final ne paraît renvoyer à rien. J'ai beau relire, je suis incapable de répondre à la question "aucun quoi ?". Le plus logique est de supposer qu'il s'agit d'une faute, que Claude voulait écrire "aucune" (auquel cas le mot renvoie alors à la quincaillerie.) Mais même si tel est bien le cas, ce moment-clé du raisonnement me paraît extraordinairement obscur. En substance : "Définir par la quincaillerie n'est pas pertinent mais l'absence de quincaillerie rend impossible le classement dans la SF d'un texte sans quincaillerie."
Ce n'est pas du pinaillage, c'est le cœur même de la démonstration de Claude. Il n'en est qu'au début de son papier, il commence à exposer les raisons pour lesquelles il va falloir adopter à l'endroit de la SF une attitude quantique (apprendre à la considérer comme particule et onde). Il essaie donc de prouve que la définition "comme particule" ne suffit pas. Le problème, c'est qu'il ne le prouve pas. Cela obère à mes yeux toute la suite du texte.
Deuxième exemple de maillon faible : la conclusion (p. 143). Je n'entre pas dans les détails, je suis déjà trop long. Après avoir posé sa problématique puis retracé l'histoire de la définition, Claude généralise son approche et multiplie les analogies quantiques à la recherche de conséquences inattendues et peut-être révélatrices (par exemple : "On pourrait poursuivre longtemps ce jeu, en tentant de se pencher sur le principe d'exclusion de Pauli pour vérifier, au sein de cette littérature, la façon dont la SF repose sur le critère d'originalité (…) Ces analogies très ludiques pourraient se révéler porteuses de sens.")
Pourquoi pas ? Mais outre que le "jeu" paraît de plus en plus artificiel et forcé au fil des pages (même en tenant compte de la dimension ludique revendiquée par l'auteur), le "sens" espéré paraît soudain extrêmement ténu quand on vient à la conclusion :
– "De l'incompatibilité entre la mécanique quantique et la relativité générale découle le fait qu'il ne sert à rien de tenter de faire admettre la SF auprès des instances de légitimation (les deux se développent indépendamment l'une de l'autre).
– De même il est tout aussi vain d'inscrire la SF dans un système macrocosmique soumis à l'influence de la gravitation : les jeux et les enjeux ne sont pas les mêmes. La manière d'aborder l'œuvre n'est pas la même : cela est visible chez les auteurs passés d'une littérature à l'autre ou dans la façon dont est "vendu" au lecteur de littérature tout court un ouvrage relevant de la SF. Les tentatives éditoriales ou marketing de la SF allant dans ce sens ont, à ce jour, échoué. La starisation de l'auteur, invité régulier des plateaux télé, au sommaire de magazines grand public, sollicité pour donner son avis sur n'importe quelle question, n'est pas envisageable, sauf à s'extraire du système quantique pour se densifier en relativité générale". Ces deux littératures restent incompatibles entre elles comme les deux systèmes physiques dont elles relèvent…
Je ne reviens pas sur le fait que le raisonnement de Claude est faussé dès le début. Même en faisant semblant de croire qu'il se tient de bout en bout, que l'analogie fonctionne et produit des conséquences logiques qui, transposées dans le monde normal (où la SF n'est pas un objet quantique), peuvent donner du sens, voilà un gros effort conceptuel pour aboutir, en substance, à… la réaffirmation que SF et littérature générale ne peuvent pas se mélanger – c'est à dire à pas grand-chose. (Je remarque d'ailleurs que Claude, dont la culture scientifique est très supérieure à la mienne, fait une proposition risquée quand il écrit que "les deux [mécanique quantique et relativité générale – ie – SF et littérature générale] se développent indépendamment l'une de l'autre." Ah bon ? La cosmologie ne se sert jamais des résultats de la MQ, ni vice-versa ?) Un pas grand-chose qui se rétrécit encore car Claude oublie un fait élémentaire dans toute sa démonstration : il n'existe pas non plus de définition de la littérature. S'il avait pris en compte cette donnée, il aurait rangé SF et littgen dans le même domaine quantique et tout aurait été à refaire. Mais – et c'est sans doute la raison pour laquelle il saute si vite des prémisses aux conclusions aux moments-charnières de son papier – Claude a probablement un but dès le départ et ce but est précisément sa conclusion : prouver l'incompatibilité. Son papier est, quoi qu'il arrive, intéressant, mais il est surtout intéressé. Il ne déduit pas les conséquences logiques de son analogie de base : il déduit de son analogie une conclusion qu'il veut rétro-prouver par des conséquences pseudo-logiques.
J'aime beaucoup Claude et j'ai le plus grand respect pour lui alors, ma propre conclusion sera souriante : bien essayé.