MF a écrit :
2°) l'épuisement spéculatif des objets lors de leur progression hiérarchique
La taxinomie des objets de science-fiction que tu exposes me semble figée : 6 catégories dans une matrice 3x2. Comme cela, j'ai le sentiment de quelque chose de rigide alors qu'il m'a toujours semblé que l'histoire de la science-fiction avait montré une évolution des objets dans une hiérarchie basée sur leur capacité spéculative.
Ce tableau propose une répartition fonctionnelle des objets au sein d'un même récit, et non "en soi". Un mutant peut être anodin (bien sûr qu'il y a des mutants chez nous, mais parlons plutôt de ce cyborg en fuite) ; il peut être problématique (tant que ce télépathe sera susceptible de saisir nos pensées, nous ne serons pas tranquille) ; il peut être crucial pour l'histoire (moi, mutant, je suis détesté par mes parents, et voici mon histoire).
L'important à mes yeux ici était de poser une réflexion sur les objets de SF non pour eux-mêmes (dans ces trois récits, il y a des mutants, thème de SF bien connu), mais dans l'économie générale de leurs textes respectifs.
C'est justement une façon de rompre avec une "histoire thématique de la science-fiction".
Ceci explique, pour moi, les changements de paradigme que tu as notés. Le changement de paradigme s'opère lorsqu'une classe d'objet a vu son potentiel spéculatif épuisé par les auteurs et que collectivement, ils vont se reporter sur une classe plus riche, plus prometteuse, plus productive.
Je ne serais pas si catégorique. je dirais plutôt que l'un des symptômes du changement de paradigme est l'évolution de certaines classes d'objets associés au paradigme dominant.
Par ex : les enjeux techniques liés aux vaisseaux spatiaux sont notables dans le paradigme des "aventures spatiales" des années 50, moins cruciaux pour "l'exploration socio-planétaire" des années 60, presque inexistants pour les "réalités truquées" des années 70. Dans le même cadre, les extraterrestres passent du statut de civilisations concurrentes nécessitant la guerre ou la négociation, à celui de civilisation nettement moins ou plus avancée, et surtout différente, puis à celui de civilisation mystérieuse et trompeuse.
Là, je raisonne en grandes catégories.
Il n'y a pas épuisement d'un potentiel spéculatif, à mon sens, il y a une lassitude due à plusieurs facteurs, qui se traduit par des manières différentes d'intégrer des objets à un récit.
Les objets vont souvent commencer dans un rôle banal, puis devenir exotique ou structurant, et suivre une évolution qui leur permettra d'achever leur carrière comme objet complexe. Lorsqu'apparait un objet essentiel, à la fois « objet isolé » et « phénomène collectif » (je reprends ta taxinomie), alors le potentiel spéculatif de cet objet est épuisé. On en a fait le tour.
L'exemple qui me semble emblématique est celui des « mondes piégés ». De Simulacron 3 à Mais si les papillons trichent, s'écoule une décennie, ce qui correspond à l'échelon temporel que tu as retenu. Mais au milieu de cette décennie est apparu Ubik, qui réussi l'exploit dans le même récit d'être un « objet isolé », un « phénomène collectif », un « objet mineur », un « objet stimulant » et un « objet essentiel ». Un objet englobant de toute la hiérarchie.
Alors, la messe est dite ; les « mondes piégés » ont fait leur temps ; leur potentiel spéculatif a été exploré et les auteurs partent à la recherche d'autres territoires/objets à coloniser. La comète est passée pendant une demi décennie et nous avons continué à en voir la queue pendant encore une demi décennie. Il restera bien sur des traces de cette comète, des textes qui utiliseront des « mondes piégés », mais plus de cette ampleur.
Je pense qu'il y aurait un travail à faire sur chacune de ces décennies que tu as caractérisées afin d'examiner si ce phénomène [évolution dans la hiérarchie taxinomique]/[épuisement spéculatif] est bien à l’œuvre pour expliquer les changements paradigmatiques.
Il serait intéressant de croiser spécifiquement certains objets et leur type d'utilisation dans la plupart des textes d'une époque, mais je ne suis pas très convaincu par la trajectoire que tu évoques. Ici, tu ne parles pas d'un objet, mais d'un thème.
Je suis peut-être à l'origine de la confusion, alors voici la clarification que je propose.
Certains objets ne sont manifestement pas des thèmes : la chronolyse de Jeury, Ubik... sont des objets ultraspécifiques.
Mais ils peuvent faire partie d'un thème... la chronolyse fait partie du thème "voyage dans le temps", mais aussi de celui du "voyage dimensionnel"...
Certains objets peuvent pararaître se confondre avec des thèmes: les robots, les mutants... font partie d'un continuum d'une oeuvre à l'autre ; et pourtant aucun mutant n'est vraiment identique d'une oeuvre à l'autre (mettons de côté les séries, bien sûr).
certains thèmes sont trop abstraits pour vraiment correspondre à l'objet d'un récit : le voyage dans le temps ne peut que difficilement être un objet - je distinguerais volontiers entre le paradoxe temporel (qui est un objet au statut différent d'un monde à l'autre) et le concept même de voyage dans le temps.
Je dirais donc que la société piégée est plutôt un concept (c'est pour cela que je l'associe au paradigme dominant) qu'un objet spécifique. Réfléchir à son évolution serait intéressant, mais ne dirait rien sur les objets eux-mêmes.
J'ai le sentiment que ce que j'affirme ici pourrait se voir contester de multiples manières, j'attends avec plaisir les contradictions.
Néanmoins, de toute façon ton exemple ne correspond pas du tout à l'histoire littéraire: Ubik, publié en France en 1970, se trouve plutôt au point de départ du thème de la réalité piégée. L'évolution serait plutôt la suivante : le concept dans toute son ampleur, puis des variations de plus en plus raffinées, qui mêlent les objets les plus évidents (drogues, jeux sur la perception, dégénérescence de la société) à d'autres moins immédiatement évidents (manipulations politiques, effondrement écologique, ultra-violence...), pour finalement donner naissance à un nouveau concept, ici la violence brute et parfois délirante des années quatre-vingt.
Il y aurait probablement aussi une réflexion à avoir (pour peu que cette hypothèse ne soit pas balayée d'un revers de main) sur la répartition des rôles entre nouvelle et roman : la nouvelle étant le vecteur privilégié de l'exploration spéculative (test de polymorphisme des objets « orientés objet ») et le roman celui de la progression hiérarchique des objets.
je ne suis pas sûr que nous soyons d'accord sur cette idée de progression hiérarchique, mais l'aspect "expérimentation un peu gratuite" des nouvelles me semble acceptable.
Ce dont on ne peut parler, il faut le faire.