Du sense of wonder à la SF métaphysique

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Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » ven. janv. 29, 2010 7:14 pm

MF a écrit : Je reste persuadé que le problème n'est pas culturel ou littéraire mais tout bonnement économique.
Les économistes, eux, quand ils sont en face d'un problème difficile, disent qu'il n'est pas économique mais qu'il est tout bonnement politique.
Je le sais. Je l'ai fait.

Et le pire, c'est que c'est généralement vrai.
Mon immortalité est provisoire.

Lem

Message par Lem » ven. janv. 29, 2010 8:00 pm

Sur la question du déni : un paradoxe éventuellement révélateur.

On a déjà discuté ici de la légitimation de la bande-dessinée telle qu'elle s'est opérée au début des années 80. L'ayant vécue comme lecteur-critique-librairie-protoscénariste, je me souviens qu'elle s'est produite assez rapidement pour qu'on sente le vent tourner.
Du point de vue éditorial, le point de départ, c'est Métal Hurlant et le point d'inflexion (celui où le processus devient quasi visible à l'œil nu) A Suivre et Circus. Entre 1975 et 1985, la BD a brutalement laissé derrière elle son statut de divertissement pour enfants pour devenir un art – le neuvième – et il est remarquable que les auteurs de science-fiction n'aient fait l'objet d'aucune discrimination particulière. J'aurais même tendance à dire qu'ils ont été favorisés, cf le prestige encore aujourd'hui de Druillet, Mœbius, Mézières, Tardi Bilal, Schuiten etc.
Fait encore plus étonnant : des prescripteurs aussi notoirement rétifs à la SF que… mettons Bernard Pivot ont fait un triomphe à ces mêmes artistes. La femme-piège, le deuxième volet de la trilogie Nikopol de Bilal, a été nommé "livre de l'année" par le magazine Lire. Et Libération (je me souviens des efforts de GK pour y introduire en vain une rubrique SF à l'époque) a contribué au prestige de l'album en fabriquant un faux numéro daté de 2032 ou je ne sais quoi à lire en parallèle. Druillet a eu accès aux premiers développements de l'imagerie numérique à la Cité des Sciences (si je me souviens bien) pour travailler sur une adaptation du Ring de Wagner (avec William Sheller, peut-être bien…). Mézières a été l'un des créateurs invités par Lille pendant que la ville était "capitale européenne de la culture" pour faire une installation pharaonique. Schuiten a entièrement redécoré la station de métro arts et métiers et la série des Cités Obscures a maintenant des pubs par 3 x 2 un peu partout chaque fois qu'un nouvel album sort.
Tous ces auteurs sont correctement publiés, distribués, médiatisés, traduits, adaptés le cas échéant. Avec des space-opéras, du steampunk, de l'anticipation… bref, des récits de science-fiction que la plupart des auteurs présents sur ce fil auraient été, j'imagine, heureux d'écrire. Car ce sont d'excellents récits. La foire aux immortels est du niveau de Zelazny. Certains Valérian ont une perfection classique. Le Garage hermétique vaut Moorcock et Jeury… En terme de jeu conceptuel comme de sense of wonder, ces histoires sont vraiment de la SF.
Dans ce cas, pourquoi la légitimation n'a-t-elle pas profité au genre alors que ces mêmes artistes illustraient par ailleurs des romans de SF, recouraient parfois au service d'auteurs de SF comme scénaristes, avaient pour la plupart trouvé leur style dans Métal qui ne faisait pas mystère de son attachement au genre ? Comment Pivot peut-il adorer La Femme-piège au point d'en faire son livre de l'année en refusant de jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil à la production littéraire SF ? (Ou pire : acceptant d'y jeter un coup d'œil mais n'y comprenant rien et concluant sur le verdict bien connu : c'est décidément n'importe quoi.)
Comment expliquer qu'un lecteur – a fortiori un prescripteur – comprenne et aime une histoire de SF quand elle est en image mais n'y comprenne rien et la rejette quand elle a la forme d'un texte ? En laissant de côté tous les facteurs secondaires qu'on pourra imaginer, je pense que l'explication centrale est la suivante : la SF est perçue ici en tant que forme légitime de la fiction (dans la bande dessinée et aussi au cinéma, même si notre propre production est très faible) ; mais elle ne l'est pas en tant que forme de la littérature. Parce que la littérature, en France et jusqu'à une date très récente, s'intéresse essentiellement au langage. La fiction n'est que prétexte à l'usage littéraire du langage et le débouché naturel de cette pente, c'est l'autofiction (qui m'intéresse par ailleurs), c'est à dire la disparition même du prétexte de la fiction pour faire de la littérature.

J'écris ceci au présent, comme si la situation était toujours celle-là. Mais ce n'est plus vraiment le cas. Depuis une dizaine d'années, on assiste à un retour graduel de la narration – de la fiction – dans la littérature française. Peut-être simplement parce qu'après avoir détruit l'histoire, la chronologie, le sujet, le langage et finalement le personnage (et une partie des lecteurs au passage), il n'est pas possible d'aller plus loin et que le retour à la fiction se fait naturellement. "La condition nécessaire et presque suffisante du style, c'est d'avoir quelque chose à dire" (Schopenhaueur). Je ne connais vraiment pas très bien la littérature f contemporaine mais quand je survole ce qui sort, le ton me semble nettement plus narratif qu'il y a vingt ans. La question de savoir si les gens de la SF ont quelque chose à dire sur ça – sur la nature des fictions qu'ils créent, sur l'usage qu'ils font du langage et sur le rapport général qu'ils entretiennent à "la littérature" – est un des aspects du débat ici.

Gérard Klein
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Message par Gérard Klein » ven. janv. 29, 2010 8:09 pm

Erion a écrit :
Gérard Klein a écrit : Les sites Ailleurs et demain et Livre de Poche sf sur Internet ne vendent pas, pas plus du reste que tous ceux des grands éditeurs. Ils servent d'enseigne, c'est tout. Quand je parle de trois exemplaires, au jugé, c'est en fonction des retours sur information.
Faut dire que les deux sites sont particulièrement bien conçus pour empêcher d'acheter par leur intermédiaire. Dans le cas d'Ailleurs et Demain, il n'y a tout simplement pas de possibilité d'achat via le site. On peut juste lire la présentation du livre, et c'est tout. Quant au LdP, tout est fait pour dire qu'il y a juste trois sections : Littérature, Policier/Thriller, romans historiques. Apparemment la SF fait partie de la littérature. Et même sur le site du Livre de poche, il est impossible, même pour les best-sellers, d'avoir un extrait.
Ce qui m'étonne, c'est que des gens achètent via ces trucs.

Je n'ai aucune idée des ventes par internet de Tor.books, mais une chose est certaine, tout leur site est fait pour une chose : vendre des livres. Tout y est bien présenté, avec des extraits, sous plusieurs formats, et un bouton "buy" à côté de chaque livre présenté.
Peut-être que les ventes via le site sont négligeables, mais on sent que l'individu perdu qui arrive sur ce site, peut acheter un livre s'il est séduit. C'est clairement pas le cas avec les sites des éditeurs français.

Même Amazon, entre Amazon.fr et Amazon.com, les choses sont très différentes. J'ai pris l'édition grand format de Dune en France et aux USA. Dans le premier cas, on a juste la couv, dans le deuxième, on peut feuilleter les premières pages. Mine de rien, ça aide pas mal à se faire une idée. Les "Look Inside" sur la version US d'Amazon, sont bien plus fréquents qu'en France.
Les éditeurs en France se sont engagés à ne jamais vendre en dehors des librairies, sauf des leurs éventuellement s'ils en ont (voir la loi Lang et ses petits). Le fait qu'au Salon du Livre, ils vendent directement a longtemps constitué un Casus Belli. Donc, par définition, par obligation contractuelle, voire légale, ils ne vendent pas sur leurs sites. Ils pourraient créer des faux-nez mais c'est à la fois beaucoup trop coûteux et suicidaire car aussitôt connu.
Aux ÉU où il n'y a quasiment plus de librairies, c'est différent. Toutefois, à considérer l'évolution de l'édition américaine qui est en train de déposer bilans sur bilans, ce n'est peut-être pas le bon exemple.

Mais ici et plus généralement en Europe ou plus de quatre vingt dix pour cent, probablement plus de quatre vingt quinze pour cent des ventes de livres, hors clubs de vente par correspondance, se font à travers des librairies, bonnes ou mauvaises, c'est une autre affaire, les éditeurs et le SNE n'ont pas envie de détruire une entente et un système qui marche encore, peut-être mal et peut-être plus pour longtemps mais qui se maintient sans du reste que les libraires en tirent grand profit (au Quartier Latin, chaque librairie qui disparaît est remplacée par une boutique de fringues, comme quoi il vaut mieux se vêtir que lire), au contraire de ce qu'ont fait naguère les Multinationales de la musique et du disque qui ont ruiné les disquaires avant de se ruiner elles-mêmes. Vendre directement par Internet pour un éditeur, en France, c'est se suicider. Je ne parle pas ici des micro-éditeurs dont la chalandise est évidemment différente mais dont l'accès aux librairies me semble problématique.
Une connaissance, même faible et approximative d'un domaine aide à en parler. Manifestement, Erion, elle te fait défaut. Il y a des moments où j'hésite, te concernant, entre l'ignorance et la mauvaise foi.

Certes, je reconnais qu'en ce qui me concerne, je n'ai aucune expérience ni de la littérature, ni de l'édition, ni de l'économie et que c'est désolant au bout de près de soixante ans d'efforts, mais je ne souhaite pas faire école. Que les plus malins s'y mettent.
Ou encore, les "non-dupes errent" comme disait l'Autre.

Les mises au point et à jour des sites internet enseignes des éditeurs coûtent des fortunes. Normalement, ils ne devraient même pas avoir de pages concernant des domaines peu vendus. Voir ce qui se passe côté poésie. Leur influence est inconnue, dans l'état actuel des choses, probablement voisine de zéro. Mais il faut bien faire moderne.

Lem:
Évidemment que je ne m'attends pas à ce que les librairies de sciences, Eyrolles et cie, vendent de la science-fiction. Simplement, ce que je dis, c'est qu'à mon avis, certes subversif, la science fait partie de la culture. Et qu'il est tout de même étrange qu'une bonne partie des librairies, malgré les efforts du Seuil et d'Odile Jacob, ignorent pratiquement la science, quelques astrophysiciens comme Reeves et les Bogdanoff mis à part, au motif que ce n'est pas de la culture, en tout cas pas de la littérature.
Snow pas mort. Enfin lui, si, j'en ai peur, mais pas ses idées.
J'en ai quelque expérience: j'ai dirigé deux collections de "vulgarisation" ou mieux d'information scientifique chez Laffont.
Mon immortalité est provisoire.

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Lensman
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Message par Lensman » ven. janv. 29, 2010 8:23 pm

Lem a écrit : J'écris ceci au présent, comme si la situation était toujours celle-là. Mais ce n'est plus vraiment le cas. Depuis une dizaine d'années, on assiste à un retour graduel de la narration – de la fiction – dans la littérature française. Peut-être simplement parce qu'après avoir détruit l'histoire, la chronologie, le sujet, le langage et finalement le personnage (et une partie des lecteurs au passage), il n'est pas possible d'aller plus loin et que le retour à la fiction se fait naturellement. "La condition nécessaire et presque suffisante du style, c'est d'avoir quelque chose à dire" (Schopenhaueur). Je ne connais vraiment pas très bien la littérature f contemporaine mais quand je survole ce qui sort, le ton me semble nettement plus narratif qu'il y a vingt ans. La question de savoir si les gens de la SF ont quelque chose à dire sur ça – sur la nature des fictions qu'ils créent, sur l'usage qu'ils font du langage et sur le rapport général qu'ils entretiennent à "la littérature" – est un des aspects du débat ici.
Mais qu'en était-il pendant les années 70? on a l'impression (je serai peut-être détrompé?), que les livres de SF se vendaient correctement, avait un public apparemment suffisant pour que ça tourne. Quand tu parles de "littérature", j'ai l'impression que tu parles d'une certaine littérature "savante", si j'ose dire. Les lecteurs ordinaires de livres ordinaires, eux, ils lisent des livres avec des histoires dedans, et se moquent bien de la frange "savante" (je n'arrive pas à trouver le bon terme) de la littérature. Personne, à part une frange de cinglés, n'aime lire des livres sans histoire, sans personnage, etc.
Oncle Joe

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Erion
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Message par Erion » ven. janv. 29, 2010 8:34 pm

Gérard Klein a écrit : Vendre directement par Internet pour un éditeur, en France, c'est se suicider. Je ne parle pas ici des micro-éditeurs dont la chalandise est évidemment différente mais dont l'accès aux librairies me semble problématique.
Une connaissance, même faible et approximative d'un domaine aide à en parler. Manifestement, Erion, elle te fait défaut. Il y a des moments où j'hésite, te concernant, entre l'ignorance et la mauvaise foi.
C'est bien gentil de sortir le mot "libraire", mais il n'a aucun sens. Entre la grande distribution, les Fnac/Virgin, et les librairies indépendantes, il n'y a aucun rapport (on y vend pas les mêmes choses).
Les murs des libraires n'étant pas extensibles à l'infini, il n'y a que deux solutions : réduire la production ou vendre ailleurs.
On sait tous que la première option n'est pas envisageable et pas envisagée.
Tu as dit une chose qui me semble très vraie, c'est que la science-fiction est sur un schéma de long-seller (avec le bouche à l'oreille). On vend peu, mais longtemps. Ce système est devenu incompatible avec les librairies actuelles. C'est même pas la peine d'y penser, les livres ne resteront plus longtemps en rayon. C'est fini. Par conséquent, ce qui permettait à la SF de vendre, est définitivement cassé.
Pour le reste de la littérature, les choses ne se déroulent pas ainsi, et le modèle des libraires est mal en point, mais fonctionne grosso modo.
Donc, le système actuel est totalement préjudiciable à la SF, et il n'y a aucune raison pour que ça change.
Conclusion, il faut changer de système. Comme les éditeurs n'ont PAS envie d'investir dans la promotion des titres de leurs collections SF, comme les libraires ne peuvent pas se permettre de garder longtemps des livres qui vendent peu, rien de tout ça ne peut tenir.

The line it is drawn
The curse it is cast
The slow one now
Will later be fast
As the present now
Will later be past
The order is
Rapidly fadin'.
And the first one now
Will later be last
For the times they are a-changin'.
Certes, je reconnais qu'en ce qui me concerne, je n'ai aucune expérience ni de la littérature, ni de l'édition, ni de l'économie et que c'est désolant au bout de près de soixante ans d'efforts, mais je ne souhaite pas faire école. Que les plus malins s'y mettent.
Ce qu'il faut penser, c'est pas le passé, c'est le futur. Faire de la prospective, imaginer les nouveaux comportements et se positionner. Agir, imaginer, essayer.
Mais pleurer à longueur de temps, en se contentant de regarder l'apocalypse, non, je n'ai aucun respect pour cette attitude.
"There's an old Earth saying, Captain. A phrase of great power and wisdom. A consolation to the soul, in times of need : Allons-y !" (The Doctor)
http://melkine.wordpress.com/

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Soslan
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Message par Soslan » ven. janv. 29, 2010 8:39 pm

Lensman a écrit : Personne, à part une frange de cinglés, n'aime lire des livres sans histoire, sans personnage, etc.
Oncle Joe
Euh...les lecteurs de poésie ?
"La Lune commence où avec le citron finit la cerise" (André Breton)

http://karelia.over-blog.com/
Et pour ne pas faire que ma propre promo :
http://musardises.moonfruit.fr/

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Lensman
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Message par Lensman » ven. janv. 29, 2010 8:40 pm

Soslan a écrit :
Lensman a écrit : Personne, à part une frange de cinglés, n'aime lire des livres sans histoire, sans personnage, etc.
Oncle Joe
Euh...les lecteurs de poésie ?
C'était dans le etc, : sans poésie, etc…
Oncle Joe

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Message par bormandg » ven. janv. 29, 2010 8:42 pm

Lem a écrit :Sur la question du déni : un paradoxe éventuellement révélateur.

On a déjà discuté ici de la légitimation de la bande-dessinée telle qu'elle s'est opérée au début des années 80. L'ayant vécue comme lecteur-critique-librairie-protoscénariste, je me souviens qu'elle s'est produite assez rapidement pour qu'on sente le vent tourner.
Du point de vue éditorial, le point de départ, c'est Métal Hurlant et le point d'inflexion (celui où le processus devient quasi visible à l'œil nu) A Suivre et Circus. Entre 1975 et 1985, la BD a brutalement laissé derrière elle son statut de divertissement pour enfants pour devenir un art – le neuvième – et il est remarquable que les auteurs de science-fiction n'aient fait l'objet d'aucune discrimination particulière. J'aurais même tendance à dire qu'ils ont été favorisés, cf le prestige encore aujourd'hui de Druillet, Mœbius, Mézières, Tardi Bilal, Schuiten etc.
Fait encore plus étonnant : des prescripteurs aussi notoirement rétifs à la SF que… mettons Bernard Pivot ont fait un triomphe à ces mêmes artistes. La femme-piège, le deuxième volet de la trilogie Nikopol de Bilal, a été nommé "livre de l'année" par le magazine Lire. Et Libération (je me souviens des efforts de GK pour y introduire en vain une rubrique SF à l'époque) a contribué au prestige de l'album en fabriquant un faux numéro daté de 2032 ou je ne sais quoi à lire en parallèle. Druillet a eu accès aux premiers développements de l'imagerie numérique à la Cité des Sciences (si je me souviens bien) pour travailler sur une adaptation du Ring de Wagner (avec William Sheller, peut-être bien…). Mézières a été l'un des créateurs invités par Lille pendant que la ville était "capitale européenne de la culture" pour faire une installation pharaonique. Schuiten a entièrement redécoré la station de métro arts et métiers et la série des Cités Obscures a maintenant des pubs par 3 x 2 un peu partout chaque fois qu'un nouvel album sort.
Tous ces auteurs sont correctement publiés, distribués, médiatisés, traduits, adaptés le cas échéant. Avec des space-opéras, du steampunk, de l'anticipation… bref, des récits de science-fiction que la plupart des auteurs présents sur ce fil auraient été, j'imagine, heureux d'écrire. Car ce sont d'excellents récits. La foire aux immortels est du niveau de Zelazny. Certains Valérian ont une perfection classique. Le Garage hermétique vaut Moorcock et Jeury… En terme de jeu conceptuel comme de sense of wonder, ces histoires sont vraiment de la SF.
Dans ce cas, pourquoi la légitimation n'a-t-elle pas profité au genre alors que ces mêmes artistes illustraient par ailleurs des romans de SF, recouraient parfois au service d'auteurs de SF comme scénaristes, avaient pour la plupart trouvé leur style dans Métal qui ne faisait pas mystère de son attachement au genre ? Comment Pivot peut-il adorer La Femme-piège au point d'en faire son livre de l'année en refusant de jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil à la production littéraire SF ? (Ou pire : acceptant d'y jeter un coup d'œil mais n'y comprenant rien et concluant sur le verdict bien connu : c'est décidément n'importe quoi.)
Comment expliquer qu'un lecteur – a fortiori un prescripteur – comprenne et aime une histoire de SF quand elle est en image mais n'y comprenne rien et la rejette quand elle a la forme d'un texte ? En laissant de côté tous les facteurs secondaires qu'on pourra imaginer, je pense que l'explication centrale est la suivante : la SF est perçue ici en tant que forme légitime de la fiction (dans la bande dessinée et aussi au cinéma, même si notre propre production est très faible) ; mais elle ne l'est pas en tant que forme de la littérature. Parce que la littérature, en France et jusqu'à une date très récente, s'intéresse essentiellement au langage. La fiction n'est que prétexte à l'usage littéraire du langage et le débouché naturel de cette pente, c'est l'autofiction (qui m'intéresse par ailleurs), c'est à dire la disparition même du prétexte de la fiction pour faire de la littérature.

J'écris ceci au présent, comme si la situation était toujours celle-là. Mais ce n'est plus vraiment le cas. Depuis une dizaine d'années, on assiste à un retour graduel de la narration – de la fiction – dans la littérature française. Peut-être simplement parce qu'après avoir détruit l'histoire, la chronologie, le sujet, le langage et finalement le personnage (et une partie des lecteurs au passage), il n'est pas possible d'aller plus loin et que le retour à la fiction se fait naturellement. "La condition nécessaire et presque suffisante du style, c'est d'avoir quelque chose à dire" (Schopenhaueur). Je ne connais vraiment pas très bien la littérature f contemporaine mais quand je survole ce qui sort, le ton me semble nettement plus narratif qu'il y a vingt ans. La question de savoir si les gens de la SF ont quelque chose à dire sur ça – sur la nature des fictions qu'ils créent, sur l'usage qu'ils font du langage et sur le rapport général qu'ils entretiennent à "la littérature" – est un des aspects du débat ici.
Est-ce que je ne lis pas là des choses avec lesquelles je suis parfaitement d'accord? Et des remarques qui, AMA, sont totalement en rupture avec ta "thèse M", comme de voir le sense of wonder triompher dans la BD (aussi bien hors SF, d'ailleurs, au passage: Les Passagers du vent, par exemple)... Ou la remarque que c'est au phénomène même de la fiction que les prescripteurs littéraires (eh oui, Joe, le problème du déni est quasiment limité à la littérature) se sont attaqués, la volonté de narrer, de conter, leur paraissant superflue.
De là à espérer un retour en grace de la fiction et une fin du déni... AMA, ce serait pousser l'optimisme jusqu'au niveau du wishful thinking.
Ah, et pour en revenir à tes remarques sur l'équivalence Nikopol-Zelazny (ou les autres): il y a une différence qui n'est pas négligeable, elle tient à ce que, même si les prescripteurs le nient, Zélazny, Moorcock, etc... sont des écrivains, et que la part littéraire des romans les met sur un autre plan (pas de question de supériorité, mais une différence irréductible) que les BDs. 8)
"If there is anything that can divert the land of my birth from its current stampede into the Stone Age, it is the widespread dissemination of the thoughts and perceptions that Robert Heinlein has been selling as entertainment since 1939."

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Message par Sand » ven. janv. 29, 2010 8:51 pm

Lem a écrit :Sur la question du déni : un paradoxe éventuellement révélateur.

On a déjà discuté ici de la légitimation de la bande-dessinée telle qu'elle s'est opérée au début des années 80. L'ayant vécue comme lecteur-critique-librairie-protoscénariste, je me souviens qu'elle s'est produite assez rapidement pour qu'on sente le vent tourner.
Du point de vue éditorial, le point de départ, c'est Métal Hurlant et le point d'inflexion (celui où le processus devient quasi visible à l'œil nu) A Suivre et Circus. Entre 1975 et 1985, la BD a brutalement laissé derrière elle son statut de divertissement pour enfants pour devenir un art – le neuvième – et il est remarquable que les auteurs de science-fiction n'aient fait l'objet d'aucune discrimination particulière. J'aurais même tendance à dire qu'ils ont été favorisés, cf le prestige encore aujourd'hui de Druillet, Mœbius, Mézières, Tardi Bilal, Schuiten etc.
Fait encore plus étonnant : des prescripteurs aussi notoirement rétifs à la SF que… mettons Bernard Pivot ont fait un triomphe à ces mêmes artistes. La femme-piège, le deuxième volet de la trilogie Nikopol de Bilal, a été nommé "livre de l'année" par le magazine Lire. Et Libération (je me souviens des efforts de GK pour y introduire en vain une rubrique SF à l'époque) a contribué au prestige de l'album en fabriquant un faux numéro daté de 2032 ou je ne sais quoi à lire en parallèle. Druillet a eu accès aux premiers développements de l'imagerie numérique à la Cité des Sciences (si je me souviens bien) pour travailler sur une adaptation du Ring de Wagner (avec William Sheller, peut-être bien…). Mézières a été l'un des créateurs invités par Lille pendant que la ville était "capitale européenne de la culture" pour faire une installation pharaonique. Schuiten a entièrement redécoré la station de métro arts et métiers et la série des Cités Obscures a maintenant des pubs par 3 x 2 un peu partout chaque fois qu'un nouvel album sort.
Tous ces auteurs sont correctement publiés, distribués, médiatisés, traduits, adaptés le cas échéant. Avec des space-opéras, du steampunk, de l'anticipation… bref, des récits de science-fiction que la plupart des auteurs présents sur ce fil auraient été, j'imagine, heureux d'écrire. Car ce sont d'excellents récits. La foire aux immortels est du niveau de Zelazny. Certains Valérian ont une perfection classique. Le Garage hermétique vaut Moorcock et Jeury… En terme de jeu conceptuel comme de sense of wonder, ces histoires sont vraiment de la SF.
Dans ce cas, pourquoi la légitimation n'a-t-elle pas profité au genre alors que ces mêmes artistes illustraient par ailleurs des romans de SF, recouraient parfois au service d'auteurs de SF comme scénaristes, avaient pour la plupart trouvé leur style dans Métal qui ne faisait pas mystère de son attachement au genre ? Comment Pivot peut-il adorer La Femme-piège au point d'en faire son livre de l'année en refusant de jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil à la production littéraire SF ? (Ou pire : acceptant d'y jeter un coup d'œil mais n'y comprenant rien et concluant sur le verdict bien connu : c'est décidément n'importe quoi.)
Comment expliquer qu'un lecteur – a fortiori un prescripteur – comprenne et aime une histoire de SF quand elle est en image mais n'y comprenne rien et la rejette quand elle a la forme d'un texte ? En laissant de côté tous les facteurs secondaires qu'on pourra imaginer, je pense que l'explication centrale est la suivante : la SF est perçue ici en tant que forme légitime de la fiction (dans la bande dessinée et aussi au cinéma, même si notre propre production est très faible) ; mais elle ne l'est pas en tant que forme de la littérature. Parce que la littérature, en France et jusqu'à une date très récente, s'intéresse essentiellement au langage. La fiction n'est que prétexte à l'usage littéraire du langage et le débouché naturel de cette pente, c'est l'autofiction (qui m'intéresse par ailleurs), c'est à dire la disparition même du prétexte de la fiction pour faire de la littérature.

J'écris ceci au présent, comme si la situation était toujours celle-là. Mais ce n'est plus vraiment le cas. Depuis une dizaine d'années, on assiste à un retour graduel de la narration – de la fiction – dans la littérature française. Peut-être simplement parce qu'après avoir détruit l'histoire, la chronologie, le sujet, le langage et finalement le personnage (et une partie des lecteurs au passage), il n'est pas possible d'aller plus loin et que le retour à la fiction se fait naturellement. "La condition nécessaire et presque suffisante du style, c'est d'avoir quelque chose à dire" (Schopenhaueur). Je ne connais vraiment pas très bien la littérature f contemporaine mais quand je survole ce qui sort, le ton me semble nettement plus narratif qu'il y a vingt ans. La question de savoir si les gens de la SF ont quelque chose à dire sur ça – sur la nature des fictions qu'ils créent, sur l'usage qu'ils font du langage et sur le rapport général qu'ils entretiennent à "la littérature" – est un des aspects du débat ici.
ca me parait nettement plus convaincant que la métaphysique.

ceci dit, quand je survole ce qui sort, je ne trouve pas qu'il y ait un retour de la narration. Du moins pour les auteurs française, qui continuent à nous fourguer du joli vide. En revanche, en traduction, effectivement, le mouvement me semble aussi s'amorcer.

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Message par Lensman » ven. janv. 29, 2010 8:52 pm

Parfois, je me demande si une bonne partie des lecteurs de BD s'intéresse vraiment à l'histoire qui est racontée. Je ne dis ça qu'à moitié en plaisantant. En parlant avec des lecteurs de BD, plus d'une fois, j'ai entendu: "C''est vachement bien, même si l'histoire n'est pas terrible. Mais quelle importance? C'est beau!" (pour des BD à la Moebius, par exemple).
Les textes de SF, ce n'est pas toujours évident de les apprécier simplement pour les images qu'ils suscitent.
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Modifié en dernier par Lensman le ven. janv. 29, 2010 8:54 pm, modifié 1 fois.

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Message par JDB » ven. janv. 29, 2010 8:53 pm

Gérard Klein a écrit :...nous autres sous-prolétaires de l'expression...
Tiens, ça me rappelle un (vieux) souvenir.

JEU (pour détendre l'atmosphère).
Voici une citation :
Mis à part quelques clins d'œil appuyés envers le prolétariat de la Science-Fiction qu'il semble affectionner, son roman vaut d'être signalé
Question 1 : qui a écrit cette phrase ?
Question 2 : qui est l'auteur du roman en question ?
Question 3 : citez au moins un des personnages dudit roman.

JDB

Lem

Message par Lem » ven. janv. 29, 2010 8:55 pm

JDB a écrit :
Gérard Klein a écrit :...nous autres sous-prolétaires de l'expression...
Tiens, ça me rappelle un (vieux) souvenir.

JEU (pour détendre l'atmosphère).
Voici une citation :
Mis à part quelques clins d'œil appuyés envers le prolétariat de la Science-Fiction qu'il semble affectionner, son roman vaut d'être signalé
Question 1 : qui a écrit cette phrase ?
Question 2 : qui est l'auteur du roman en question ?
Question 3 : citez au moins un des personnages dudit roman.

JDB
Aha.
1. Curval.
2. Moi-même.
3. Michel Pagel.

JDB
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Message par JDB » ven. janv. 29, 2010 8:59 pm

Lem a écrit :Aha.
1. Curval.
2. Moi-même.
3. Michel Pagel.
Drat. J'aurais dû te déclarer hors-concours !
JDB
PS : pour ceux qui ne connaissent pas, il s'agit de Espion de l'étrange, signé Karel Dekk et paru au Fleuve Noir "Anticipation". Le papier de Curval est paru au Magazine littéraire et, sauf erreur de ma part, certains l'ont jugé vexant.

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Roland C. Wagner
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Message par Roland C. Wagner » ven. janv. 29, 2010 10:29 pm

Lem a écrit :3. Michel Pagel.
Ben tu auras fini par citer ton "parrain" en Anticipation.

Au bout de 479 pages.
« Regarde vers Lorient / Là tu trouveras la sagesse. » (Les Cravates à Pois)

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Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » ven. janv. 29, 2010 10:30 pm

Erion a écrit :
Ce qu'il faut penser, c'est pas le passé, c'est le futur.
Olivier, je te trouve souvent très fin dans tes analyses, mais je trouve ta séparation passé / futur trop radicale. Parler du passé ne veut pas dire penser exclusivement le passé, ou penser au passé.
On peut parler du passé, le penser sans obsession, j'entends par là un attachement excessif au passé. Pour ma part, quand je parle du passé, je pense le présent. De même quand je parle du futur. Et c'est vrai, souvent je ne parle pas du futur, ou le pense, en vue du futur.

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