Lem a écrit : Et je ne vois aucune raison de se réjouir à la perspective d'un public fidélisé par des thèmes ou des objets aussi étroits. Le but n'est pas la capture des lecteurs mais leur élévation.
Leur élévation ? Ce sont les lecteurs qui déterminent ce qui les élève, pas l'auteur.
Pour en revenir au cas général. La segmentation fonctionne quand l'offre est abondante, pas quand elle est restreinte. Les éditeurs japonais segmentent pour couvrir tout le spectre du public, plutôt que faire des oeuvres grand public. Evidemment, vu le marché intérieur, même les niches sont rentables (de moins en moins, mais par effet de concurrence avec d'autres médias).
Ce qui fait que chaque auteur peut trouver son public. Mais il faut que ça soit bien identifié.
Il existe un site, assez amusant, où on peut chercher des mangas en fonction de critères graphiques. Ainsi, si on aime les jeunes écolières à oreille de chat, on trouvera une liste de mangas qui correspondent.
Ce que je veux dire par là, c'est que l'analogie avec la BD, n'est pas forcément pertinente. Le paysage éditorial n'est pas le même. Et la France est un bien petit pays.
Le cas de la SF a ceci de particulier qu'elle a été constamment décrite comme "populaire" (par paresse intellectuelle, probablement) alors que la plupart de ses classiques sont difficiles, voire élitistes.
La SF reste un genre populaire, dans le sens où c'est un genre qui réagit très vite au monde contemporain, alors que la "grande littérature" n'a pas cette exigence.
Le manga est un art populaire, mais il demande des compétences de lecture très spécifiques, hors de portée de ceux qui n'y ont pas été habitués. Et sociologiquement parlant, c'est l'une des raisons du succès de ces BD chez les jeunes. Dans les enquêtes menées par le groupe de recherche auquel j'appartiens, le fait que le manga n'est pas une BD encadrée par les adultes et que les adultes ne comprennent pas, est un point important. L'élitisme du manga en a assuré le succès éditorial.
On a un auteur français "fun, foutraque et mauvais garçon" qui non seulement revendique et intègre tout ce que la SF a de spécifique – la superscience mirobotalante, les néologismes de haute technicité, l'impérialisme, le mépris d'esthétique bourgeoise, et spécialement la psychologie, le sens de l'apocalypse, les textes à rallonge, etc. –, mais rencontre un authentique succès public : c'est Dantec. Et c'est ici qu'il se fait étriller le plus sévèrement.
On peut l'étriller sur la qualité de ce qu'il écrit, pas sur la démarche. D'autre part, Dantec a bénéficié du fait de ne pas avoir été vendu dans une collection SF, mais en série noire, donc du polar (tiens tiens, depuis le temps que je dis qu'il faut regarder du côté du polar). Donc, de quelque chose parfaitement étiqueté. Une fois le succès acquis, il a eu la liberté de dire ce qu'il voulait et de mettre l'étiquette qu'il voulait. Il a fait fonctionner la machine médiatique. Mais on voit bien qu'il a un parcours très particulier, éditorialement parlant. Une série d'opportunités assez rares et la rencontre avec un dircoll différent des autres.
Par contre, je remarque que tu plaides avec ferveur pour les segmentations éditoriales du type "romances de lycéennes" et autres sous-sous-catégories. Tu es sûr d'être le mauvais garçon dans l'histoire ?
Vu ce que recouvre le terme "romances de lycéennes", Dantec peut parfois faire figure de gentil garçon. Ce que je veux dire, c'est que l'étiquette est aussi un facteur de liberté pour qui sait s'en saisir.
"pour comprendre l'intérêt de ce texte, vous devez obligatoirement avoir lu ça et ça et ça" n'est pas la meilleure façon d'y parvenir.
C'est exact. Mais comme la SF et ses tropes, ou ses images, se sont diffusées dans la population, l'effort à fournir est léger. Pas la peine d'avoir lu Asimov pour comprendre une histoire de robots. Le futur existe, les séries télés constituent un arrière-plan énorme. Le grand public y est familiarisé. Il y a beaucoup moins d'obstacles à utiliser l'outillage SF de nos jours qu'il y a 30 ou 40 ans.
Fondamentalement, les conditions sont bien plus favorables. Depuis que nous sommes abreuvés de séries, films de SF, plus ou moins bêtes, d'action ou pas, tu vas pas me dire que si on écrit des romans de SF avec des robots et des extra-terrestres, on va faire fuir le grand public parce que ça demande trop de compétences ? Je veux bien que le public soit bête, mais pas à ce point.
Ne sois pas désolé. Pose-toi simplement la question : si c'est le cas – si nous avons gagné, ce que je crois – comment se fait-il que nous ayons, collectivement, si peu d'audience, si peu d'influence, si peu de poids, si peu de lecteurs – au point qu'une poignée de castors juniors incapables d'écrire un paragraphe correct comme la Ligue puisse nous faire de l'ombre ?
Parce que beaucoup d'entre nous, refusons de jouer le jeu de la SF, de revendiquer notre héritage non comme un étendard qu'on brandit ou une collection de médailles qu'on arbore, mais en ayant aucune honte à être que ce que nous sommes. Les Werber/Chattam/Loevenbruck, je les ai lus. Je sais qu'ils sont mal écrits, mais je vois très bien pourquoi ils plaisent. Ils sont écrits avec innocence, sans roublardise, avec une honnêteté maladroite, qui en est presque touchante (certaines métaphores de Chattam sont rocambolesques). Ils essaient pas d'épater. Ce sont des romans qui ne prétendent à être rien d'autre que ce qu'ils sont. Et ils touchent cette frange du lectorat qui veut ça et rien de plus.
Personnellement, je sais bien que je suis incapable d'écrire comme eux, je ne les jalouse pas, je sais que je n'aurais pas cette sorte d'innocence. Vouloir se comparer à ces auteurs, me paraît totalement vain. On peut pas réclamer leur lectorat en écrivant autrement qu'eux. C'est pas possible. Vouloir les imiter, c'est faire preuve d'un cynisme tel qu'au final, je trouve leur démarche beaucoup plus honnête.