silramil a écrit :Pour ce qui est de l'importance de la SF en France pendant les années 70, je pense qu'il y a eu plusieurs facteurs distincts,
1) Le paradigme dominant de la science-fiction à l'époque était en phase avec l'air du temps.
Le paradigme dominant (= ce qui est le plus souvent identifié à la SF à une époque donnée) était alors : la SF, c'est imaginer d'autres mondes analogues au nôtre, pour comparer des modèles de société et envisager les dérives possibles.
L'air du temps, c'est l'imaginaire post-68 qui joue l'air du "faudrait que ça change". Il est donc tout à fait respectable de s'interroger sur le devenir du monde, d'autant que les fusées et les robots se sont faits discrets.
2) La SF a connu à l'époque une phase de validation culturelle, en raison de succès concomitants au cinéma et en bande dessinée. Entre 2001 et Star Wars, il y a eu des films un peu intéressants pour un public adolescent, voire le grand public, et tout à fait dans le paradigme dominant comme soylent green, rollerball, logan's run, the stepford wives. En bande dessinée, la science-fiction, trash comme dans la BD indépendante ou délirante à la Métal hurlan, ou encore les séries diverses de cette époque, s'impose comme un bon moyen de traiter des thèmes adultes, en tranchant sur astérix, tintin et spirou.
Cette validation a rejailli sur la littérature, moins stigmatisée parce que prise dans un phénomène culturel plus vaste et devenu indéniable.
3) Le succès initial d'Ailleurs et Demain a donné le départ à une course éditoriale, chaque maison tenant à avoir sa collection, avec des succès divers, mais du coup l'inflation des titres s'est nourrie de sa propre inertie. De plus, les collections de poche qui se sont mises en place ont aidé à populariser la SF. Le succès de la grande anthologie est pour moi à mettre au même plan : des textes excellents se trouvaient réunis, servant à la fois d'introduction et de best-of de la SF.
Résultat de tout ça : Il n'y avait pas forcément plus de lecteurs fanatiques, mais il y a pu y avoir plus de lecteurs occasionnels, et une tendance des lecteurs fans à acheter de tout.
Au tournant des années 80, la machine éditoriale s'est peu à peu enrayée, l'effet positif de la validation culturelle s'est estompé et le paradigme dominant de la SF a divergé d'avec les préoccupations de la société française.
Je partage l'analyse de silmaril mais jy ajouterai un facteur important, peut-être implicite dans son point 1, le contexte socio-économique.
Durant la seconde moitié des années 1960 et peut-être depuis 1958, la France s'est enfin engagée dans sa modernisation, comme les années 1945 à 1955 avaient été celles de la reconstruction. En 1963, la France est enfin libérée du fardeau et du cauchemar des guerres post-coloniales. Un groupe social, celui qui possède une formation scientifique et surtout technique, va connaître une ascension rapide et se voit un avenir glorieux. C'est ce groupe qui, une fois constitué et s'élargissant, va se passionner pour la science-fiction et pour l'anticipation, aussi bien du reste sous leurs formes de craintes que sous celles de désir.
Les "littéraires", en revanche, demeurent indifférents voire ouvertement hostiles. Comme le note Jacques Sadoul dans son livre de souvenirs, les libraires littéraires rejettent avec violence tout ce qui ressemble à de la science-fiction. Et ne parlons pas des critiques et des émissions radio-diffusées ou de télévision qui parlent de livres (oui, il y en avait en ces temps reculés).
Pourtant les collections comme Ailleurs et demain (1969), J'ai lu (1970) qui naissent à cette époque n'utilisent pas le mot obscène avant très longtemps. Mais leur présentation et évidemment leurs contenus suffisent à les désigner à la vindicte des cultureux. Elles ne le font pas, soit par prudence, soit pour se ménager des horizons larges. Mais les amateurs, appartenant pour l'essentiel au groupe susdit, ne s'y trompent pas.
Ce n'est qu'en 1974 avec la première série de la Grande Anthologie de la Science-Fiction du Livre de Poche, dirigée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et moi-même que le terme de science-fiction apparaît en première de couverture. Les douze premiers volumes, publiés entre 1974 et 1976 connaissent un succès foudroyant et se vendent tous entre 100 000 et 140 000 exemplaires. Il en résulte une deuxième série, de vingt quatre volumes, publiés entre 1982 et 1985, dont le succès sera un peu moindre mais compris entre plus de 30 000 et 60 000 exemplaires. Du coup, J'ai lu affiche science-fiction sur ses couvertures à partir de 1985. En 1986, Frédéric Ditis me demande de relancer une série régulière de SF au Livre de Poche. Ce qui sera plus difficile malgré quelques grands succès.
Je me souviens, au début des années 1970, fréquentant assez régulièrement La Hune, fameuse librairie germano-pratine qui se trouvait sur mon trajet entre la rue de Lille où je travaillais et la place Saint-Sulpice et à côté du Flore où j'allais souvent déjeuner avec Jacques Sternberg, avoir posé plusieurs fois, sans me faire connaître autrement que comme client, la question: "où se trouve la collection Ailleurs et demain, vous savez, chez Laffont ?" pour m'entendre répondre par le patron avec une moue méprisante: "nous ne faisons pas ÇA." Bien des années plus tard, un jeune vendeur passionné finit par l'introduire mais au premier étage, dans un recoin. Il en allait de même au Divan et dans toutes les librairies bien-pensantes de France et de Navarre.
Toutefois, au quartier latin, Maspero lui consacra longtemps une table éblouissante. Jusqu'au jour où la fréquence des vols devint telle qu'on l'enferma dans une vitrine sous clé, à côté des Pléïades. Inquiétante promotion. Je me fis du reste un jour quasiment injurier chez Maspero: "vous n'avez pas honte de faire des livres qu'on ne vend pas mais qu'on vole…" Il faut bien dire que Maspero finit par disparaître par la faute de vols post-soixante-huitards que la vigilance du personnel ne parvenait pas à prévenir. Honte et dommage.
Ce qui fit le "succès" (j'y reviendrai) d'A&D, ce furent les FNAC, et d'abord celle de la rue de Rennes qui conservait sur table des années durant les titres puis qui constitua un mur de couvertures aluminisées. Les principales collections furent longtemps présentées séparément. Pendant une période cruciale, les FNAC vendirent à elles seules jusqu'à 80% des nouveautés Ailleurs et demain. Ce n'était pas surprenant. Vendant également du matériel high tech, appareils photos, chaînes haute-fidélité, téléviseurs, les FNAC attiraient une clientèle jeune, aisée et branchée technique. Le groupe que j'ai évoqué plus haut. Les librairies traditionnelles (dites spécialisées dans le jargon de l'édition) faisaient pour la plupart la fine bouche au grand dam des représentants: elles n'acceptaient pas l'office de la collection. Quant aux librairies spécialisées en science-fiction, tout au plus une douzaine pour la France entière et de petit calibre, elles rencontraient un autre problème: elles ne pouvaient recevoir directement les nouveautés A&D que si elles acceptaient tout l'office Laffont qui, évidemment ne les intéressait pas. Aussi étaient-elles obligées de passer par des grossistes, ce qui ne les arrangeait guère puisqu'elles devaient alors payer comptant. Je suis plusieurs fois intervenu pour telle ou telle, sans grand succès.
Pour toutes ces raisons, le succès d'A&D doit être relativisé.
Le succès de visibilité a été certain, grâce aux couvertures. Celui auprès de la presse fut nettement moins important même si un lobbying intense auprès du Monde avait conduit à l'apparition de rubriques et même d'une page spécialisée qui fut tenue par Goimard, Jeury, Jouanne entre autres et où je publiais assez souvent des articles avant la création d' A&D. Le succès commercial fut beaucoup moins net même si la plupart des titres se vendirent pendant des années entre 8000 et 20 000 exemplaires sur la longue période. On ne faisait pratiquement jamais moins de 8000. Nous n'en sommes plus là.
C'est que précisément, le groupe social qui devait son ascension économique et ses espérances à sa formation technique et scientifique a vu au moins depuis une dizaine d'années son horizon se boucher, à la fois en termes d'emplois et d'évolution des rémunérations. Du coup, son intérêt pour l'avenir a décru voire disparu, ou s'est reporté sur d'autres médias, télévision, DVD, jeux vidéos et internet. De là, à mon point de vue le déclin régulier et aujourd'hui catastrophique du lectorat de science-fiction.
Cela n'a rien à voir avec la crise de la fin des années 1970 et des années 1980 qui fut tout bêtement une crise de surproduction: en 1977, au sommet de la vague, on dénombrait plus de quarante collections relevant plus ou moins de la science-fiction. La chute fut sévère, mais les meilleurs survécurent.
Aujourd'hui…