Robots et shows
(article Républicain Lorrain 06/09)
Pensées incorrectes exigées à l'entrée du festival Souterrain Porte V, à Maxéville. Car ici, l'art cyber punk, la recherche scientifique et le merveilleux se chevauchent gaillardement sur les frontières de l'humanité.
par Catherine BELIN
« Celle-là, elle est vraiment ravagée. On n'en fera plus rien… ». L'oraison funèbre s'adresse à la vieille carcasse de caravane recouverte de peintures de guerre, oubliée aux abords du site. C'était la billetterie des spectacles organisés ici par le collectif Materia Prima Art Factory, sur ce "Territoire Organisé Temporairement en Espace Merveilleux" (T.O.T.E.M.), à Maxéville. La cheminée de la brasserie originelle veille sur les anciennes Caves de la Craffe, entre la MJC, l'IUFM et un supermarché Lidl. Depuis le temps, le squat de la friche industrielle n'en est plus un, et le capitaine de ce vaisseau pirate de la culture alternative, Didier Manuel, a fait ami-ami avec la municipalité, sans compromissions assure-t-il (« On a vécu treize ans sans subventions, alors… »).
Car c'est à un autre diable qu'il a déjà vendu son âme. Le démon de l'expérimentation artistique, de la quête des limites du corps et de la provocation culturelle lui pique l'arrière-train depuis son passage aux Beaux-arts de Nancy et à la fac de philo. A 26 ans – nous sommes en 1992 –, Didier Manuel fonde le collectif de plasticiens et de comédiens Materia Prima, pour faire des trucs de dingues dans des endroits désaffectés qui s'offrent au feu, à l'eau, au bruit et à la démesure, toujours dans un « esprit de laboratoire ». « Je viens de la culture rock et post-punk, entre la récup' et la débrouille. J'ai trouvé une poétique de ces espaces abandonnés, recyclables. ». Le projet est un provisoire qui dure. Dix-huit ans et quelques déménagements plus tard, Materia Prima vit toujours dans les cartons et le foutoir ambiant mais s'en porte très bien. Car la démarche est affirmée, défrichée, accessible. Prenez un chaos d'éléments, remettez-le dans l'ordre qui vous semble être le bon, vous en ferez naître une œuvre (théâtrale, musicale, plastique, conceptuelle, ou tout ensemble).
« Non, nous n'avons pas l'intention de sacrifier une vierge. »
Dans cet esprit, le festival artistique et intellectuel Souterrain ("International Body Art Festival") prépare sa cinquième édition, toujours sur le thème corps/limites. Jusqu'au 3 octobre, des expositions, des spectacles, des concerts, des performances, des projections, de l'art numérique vont replonger le public dans cette culture d'enfance enchantée, inavouable et pourtant visionnaire, que sont la bande dessinée, la science-fiction, les jeux vidéos, les expressions technologiques, urbaines et alternatives. La porte est ouverte à l'érotisme, à l'engagement corporel s'il a un sens, aux performances audacieuses. La musique sera électro, psychédélique, s'ouvrant même au hip-hop, les arts plastiques rehaussés par la présence du dessinateur suisse Ruedi Giger, le papa de la créature d'Alien… Autant d'artistes que le public pourra croiser au Futur Food, le bar restaurant du site. Deux soirées de clôture sont prévues, l'une sagement déjantée et l'autre beaucoup moins (sage), orchestrée par le club fétichiste londonien Torture Garden. On y croisera du style transgenre, manga, travesty, dandy, vampire, gothique, lounge libertin, mais surtout beaucoup d'esprits ouverts.
Didier Manuel prévient : « Au premier abord, on peut se dire que tout ça doit être violent, sombre. Mais en réalité, on touche au fond de ce qui devrait être le théâtre : la rencontre entre des acteurs vivants et un public vivant. » « Le grand public a tendance à se dévaloriser, à penser que l'underground ce n'est pas pour lui. Et c'est notre plus gros travail, de faire comprendre que non, nous n'avons pas l'intention de sacrifier une vierge au milieu d'un concert, que oui, ces œuvres et spectacles sont compréhensibles, accessibles, ludiques et même festifs ! »
Après les monstres, consacrés lors de la précédente édition du festival, ce sont les robots, hybrides et cyborgs qui prennent le relais cette année, pour approcher l'idée de "transhumanité". L'androgynie et la transsexualité, la greffe de nanotechnologie dans le corps humain, la métamorphose du corps, la quête de la jeunesse éternelle… Toutes ces questions seront posées par les artistes et débattues par les universitaires et scientifiques invités au colloque organisé à Nancy dans le cadre du festival. Les intervenants sont des sociologues, des philosophes, des chercheurs en histoire de l'art, en informatique, un anthropologue, des artistes.
Parmi eux, Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'Université Marc-Bloch de Strasbourg*, qui s'intéresse de près au principe de précaution, défend un point de vue peu médiatisé d'après lui : « Lorsqu'on est capable de s'autodétruire, ce qui est le cas de l'humanité, il faut réfléchir sur sa responsabilité. C'est vrai, mais lorsque ce principe est appliqué systématiquement, il a des conséquences cataclysmiques ! » Selon le sociologue, la science est aujourd'hui présumée coupable, que ce soit en matière d'OGM, d'ondes électromagnétiques, de clonage humain… « Aujourd'hui, on ne donne plus le temps à la science d'apporter les preuves, l'information est immédiate, entraînant la rumeur. Le proverbe "Dans le doute abstiens-toi" relève d'un vieux réflexe humain, la France est même le fer de lance de l'idéologie précautionniste. C'est l'imagination du pire… Le principe de précaution inscrit dans la constitution est une ânerie chiraquienne. Au prétexte de sauver les générations futures, on prend le risque d'obérer leur bien-être », conclut-il. Le débat philosophique "nature versus culture" reste brûlant, aujourd'hui comme au Siècle des Lumières.
* Auteur de La pensée extrême (Denoël).
Festival Souterrain Porte V, du 11 septembre au 3 octobre. Informations pratiques et programmation en ligne sur www.souterrain-totem.com. Renseignements au 03 83 37 54 53.