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par systar » mar. juil. 10, 2007 11:08 am
Alors, pour ceux qui n’ont pas encore lu la Horde, je vais essayer de prendre une page du livre et d’expliquer comment, selon moi, le livre peut avoir un effet sur le lecteur à la lumière des procédés mis en jeu dans la page… C’est, à mon avis, seulement en s’interrogeant ainsi sur le style qu’on pourra dire quelque chose d’intéressant et réfléchir ensemble (je fais ici écho à Jérôme, qui souhaitait qu’on pose la question du style, plus haut dans le thread).
Prenons, si vous le voulez bien, l’exemple de Steppe, personnage attachant de la Horde, qui devient peu à peu un végétal (mais je ne vous dis pas comment il finit).
Parvenus au camp Boban, les personnages de la Horde retrouvent leurs parents dont ils ont été séparés dès l’enfance.
« Vous avez déjà vécu ces moments qui sont, hey, tellement joyeux ? J’eus pendant cinq mois à portée de rires et de baisers le plus beau jardin vagabond dont je puisse rêver, et il ne comportait pourtant que deux bosquets et une source, qui s’appelaient Siphaé ma mère, Fuschia ma petite sœur et Aoi, mon amour léger, mon ruisseau clair que j’aimais laper en serval les nuits de petite chaleur.
Ma mère, toute de bagout, la faconde haute, me parla des jours entiers de son jardin de Camp Bờban. J’étais fasciné par l’ampleur de son parc, sa compulsion à bouturer et à greffer sans cesse, sa quête bourgeonnante qui me semblait si proche de la mienne. Puis elle m’annonça, avec des flammes dans l’iris, l’existence d’un vallon abrité, au sol riche préservé de la soif, où elle avait planté ses graines les plus rares – je lui montrai les miennes, je lui sortais du traîneau mes sachets précieux et elle frissonnait de retrouver en moi les mêmes goûts pour les graminées hautes et pour les couvrantes coriaces qui allongent leur tapis dans le lit du vent. Ce vallon, elles y avaient consacré ces dernières années, avec Fuschia, tout ce que leurs mains contenaient d’intelligence végétale, de pulpe et de toucher. Elles l’avaient baptisé « la Steppe ». Tout simplement ! Depuis qu’elles avaient appris que j’étais ressorti vivant de la flaque de Lapsane, elles n’avaient plus douté de me revoir. Elles avaient alors intensifié leurs efforts, gorgées d’enthousiasme, et m’avaient paysagé ce cadeau germinal et mouvant d’un parc secret qui poussait dru, qui grandissait arrosé à l’amour en attendant que mes pieds foulent sa terre, que mon nez flaire les arômes bruissants et que ma main taille à son tour les fruitiers… Un parc qui n’attendait plus que j’y choisisse ma cabane parmi l’archipel de petites maisons perchées dans les arbres, en bord de canyon ou à cheval sur la rivière que les mômes du camp, fous du projet, avaient décidé – d’eux-mêmes, insistait ma sœur – de fabriquer pour ma venue. Pour l’instant, ils venaient y jouer et parfois y dormir afin de guetter à l’aube le passage d’un puma ou d’un cerf hélicé. Aoi était émerveillée par la perspective de découvrir et d’habiter ce jardin. Elle buvait le petit lait de ma mère et de ma sœur à longueur de journée, sans jamais se rassasier. Elle se formait du vallon l’image la plus riche possible, elle se projetait déjà là-bas… »
Premier petit paragraphe : structure en émergence/expansion, si je puis dire : l’interrogation toute de joie (interjection), la joie du personnage qui déborde vers le lecteur en l’interpellant (marrant, d’ailleurs, ce procédé, quand il est finement distillé : le personnage s’adresse à vous sans miner la cohérence du monde qui vous est donné à voir : on vous parle, mais vous croyez encore à l’existence autonome du monde imaginaire, il demeure vraisemblable).
Ensuite il faut étudier la progression de la phrase : alors on a un schéma que je vais quantifier pour faire simple, en nombre de syllabes : ça nous fait 1/4/9/8/5, jusqu’à « dont je puisse rêver » (en prose, on ne prononce pas les e de milieu de phrase). Bref on a une sorte de symétrie, incomplète certes, mais significative : naissance/épanouissement, ascension/descente du rythme. A cette coulée profonde, qui donne le rythme global, se surajoute le jeu de sonorités : comme on l’entend nettement, c’est le « i » qui est le son le plus perçant ; il est ici accompagné de sonorités claires (é), qui contribuent à susciter le sentiment de joie et d’harmonie dans l’esprit du lecteur. Voilà comment, inconsciemment, Damasio crée une sorte de musique sur plusieurs plans : le plan profond de la syntaxe, qui donne le rythme, et le jeu plus libre, plus aérien, des sonorités, qui vous donneront les sensations les plus aiguës. La démonstration de l’alliance entre les deux plans de construction de la langue de Steppe pourrait être réitérée pour l’ensemble du livre, je n’ai pas le temps de le faire ici.
Etudions ensuite dans cette phrase, le jeu des thèmes : on a : le temps, rires et baisers = gestes et processus physiques touchant le narrateur, jardin vagabond : extériorisation/ réification du sentiment de joie par la métaphore du jardin, prise ici au pied de la lettre puisque Steppe devient lui-même un végétal dans le roman, extension de la métaphore à la description des femmes proches de Steppe, qui elles-mêmes deviennent (mais cette fois-ci sur le mode de l’image) des végétaux. Autrement dit, le mouvement global de cette phrase est celui d’un devenir : Steppe devient jardin en vivant dans un jardin, et les femmes qui l’entourent deviennent elles-même jardin à son contact. Toute la prose de Damasio est saturée de ces processus de devenirs, qui d’ailleurs, comme Deleuze l’a très bien expliqué, ne sont pas exprimables en deux termes (A devient B), mais en 3 termes (A devient B qui, du coup, devient C). Autrement dit, par le jeu de la métaphore (qui est en littérature la manifestation des « devenirs »), le jardin lui-même devient monde, foyer, matrice, terre promise, tandis que et parce que Steppe devient jardin.
Le fait que les sonorités engagent d’emblée toute une conception du monde et provoquent en nous des émotions profondes et durables est particulièrement patent lorsqu’on prononce les noms des femmes, à commencer par Aoi, qui oblige à fermer progressivement la bouche, et donne une impression mentale de déclinaison tranquille des choses, d’une douceur sur le mode de l’atténuation. Et en même temps, c’est un personnage piquant du fait même qu’elle comporte, une fois encore, ce « i » magique que l’on repère toujours plus que les autres voyelles.
Noter ensuite la gradation rythmique : structure en deux cellules, puis trois, puis quatre, la dernière signifiant l’expansion de l’amour que Steppe porte à Aoi en voyant combien elle l’aime :
« et il ne comportait pourtant/ que deux bosquets et une source/ [structure binaire], qui s’appelaient Siphaé ma mère/, Fuschia ma petite sœur/ et Aoi/ [structure ternaire, qui met en valeur le nom d’Aoi, bref, contrastant avec les noms structurés avec des consonnes de la famille de Steppe], mon amour léger/, mon ruisseau clair/ que j’aimais laper en serval/ les nuits de petite chaleur » [structure en 4 temps, qui permet le déploiement en éventail du sentiment, et comme toujours chez Damasio la mise en scène de micro-devenirs : Aoi devient ruisseau, Steppe devient serval…]
Ensuite déploiement global de la description, avec retour à la maman : noter la façon dont Damasio a souvent tendance, dans ce pragraphe, mais la chose est vraie pour le roman, à aller chercher des impropriétés de la langue pour les rendre presque naturelles à l’oreille : « m’avaient paysagé ce cadeau germinal », par exemple, ça fonctionne, alors que ça ne veut rien dire, si l’on est terre-à-terre, ça fonctionne parce que le g, le i, le a se recombinent, se disséminent de paysage à germinal, qu’il en ressort un effet jubilatoire très fort, et que la langue elle-même nous permet d’entendre une efflorescence, une germination. C’est l’ensemble du paragraphe qui fonctionne sur le mode « germinatoire ». A cet effet, il faut noter la fréquence importante des appositions : « Elles avaient alors intensifié leurs efforts, gorgées d’enthousiasme », où l’apposition peut d’ailleurs être rétrojetée ou éloignée sans perdre son sens, telle un pollen parti au loin provoquer des germinations. Les effets d’échos/relance : « Ce vallon, elles y avaient consacré… » donnent également une tonalité qui n’est bien sûr pas celle de l’éloquence aérienne et desséchée, mais une fois encore celle du foisonnement. Le style devient ici une corne d’abondance où les mots bourgeonnent et s’engendrent les uns les autres.
« qui grandissait arrosé à l’amour » : je parle de germination, on a ici encore une image de la nutrition maternelle, donc de la croissance biologique, mais le procédé stylistique est ici celui de l’ellipse logique ; en effet, si l’on complétait pour être tout à fait clair, on dirait « qui grandissait parce qu’il était arrosé à l’amour », mais ce lien de causalité est lissé, effacé et, d’un mode syntactique vertical, est rabattu sur le plan paratactique, ce qui augmente la fluidité narrative en gommant les traces de discursivité qui sont pourtant nécessaires à l’architecture d’un récit (discursivité = rapports de concession, de consécution, de concaténation, de déduction, etc. à opposer à la narrativité, qui est le mode de la succession temporelle d’événements).
Bon, il est l’heure d’aller manger, là. Alors si j’ai le courage, je pondrai d’autres analyses, sur cet extrait dont je n’ai pas épuisé le sens bien sûr, ou bien sur d’autres du livre… Mais il me semble qu’au moins, comme ça, on sait de quoi on parle quand on parle de « style » chez Alain Damasio…