sandrine.f a écrit :Ca ne fait pas longtemps que je suis éditeur (et en plus pas avec mes sous, c'est facile de parler !), mais il est peut-être bon de rappeler que l'"éditeur" ne touche qu'une part minime du prix de vente.
j'ai coupé la suite du texte mais la détresse des pauvres éditeurs m'a presque arraché des larmes.
C'est aussi beau qu'une plaquette publicitaire, un discours d'une association de petits commerçants ou une action de lobbying.
Pour revenir à des choses moins lyriques et moins dignes des
misérables, prenons au hasard (
) un grand éditeur français.
Gallimard par exemple.
D'après les chiffres trouvables, son CA 2005 est de l'ordre de 150 ME et son résultat d'exploitation est de l'ordre d'une douzaine de ME.
Outre une rentabilité d'exploitation qui frôle les 10% (ce qui est un chiffre enviable mais normal pour ce secteur, voir Hachette qui est dans les mêmes eaux), cela veut dire que sur chaque Euro de prix de vente au libraire d'un livre (qui est différent du prix public), 10% (je vous fais grace des autres composantes du résultat) vont potentiellement dans la poche des actionnaires (il me semble que c'est un actionnariat familial).
Pas mal pour une activité que l'on nous dépeint comme étant presque du mécénat.
Cette amorce de débat sur la rentabilité et les bénéfices des éditeurs (et d'autres entreprises) me permet une fois de plus de sonder l'effrayante ignorance, au demeurant excusable de la plupart de mes contemporains. C'est moins cette ignorance que je déplore que les conclusions erronées qu'ils sont amenés à fonder à partir d'elle.
L'intervenante citée et quelques autres font remarquer que pour Gallimard et l'Oxymore, 10% en gros de bénéfice sur chiffre d'affaires (CA), ce n'est pas si mal. Et cela n'aurait pas dû conduire à la disparition de l'Oxymore et aux pleurs et cris de Léa Sihol.
Ils se méprennent totalement sur la notion de bénéfice et sur le fonctionnement d'une comptabilité.
Ils pensent, comme la plupart des gens et même nombre de comptables, que la comptabilité est un exercice de constatation. Or elle compte une grande part de spéculation ou encore d'anticipation ou de prospective, comme vous voudrez. Cette spéculation sur l'avenir peut douloureusement s'avèrer fausse ou plutôt non vérifiée dans les faits.
La plupart des gens pensent que le bénéfice, c'est en gros, à la fin d'une année, la différence entre l'argent dépensé et l'argent encaissé. Il est là, aussi irréfutable qu'une tête en bois, et on peut en faire ce qu'on veut, par exemple acheter des pommes de terre pour se nourrir.
Malheureusement, les choses ne se passent pas du tout comme ça.
Les bénéfices sont, très schématiquement, la différence à la fin de l'exercice (de l'année en général) entre l'ensemble des avoirs de l'entreprise et ses dettes.
Mais comment va-t-on évaluer les avoirs de l'entreprise, éventuellement d'édition? Il y a les sous dans la caisse, s'il y en a. Mais il y a aussi, et dans l'édition c'est primordial, les stocks (de livres encore invendus). Comment va-t-on les évaluer: à leur prix de revient, à leur valeur espérée à la vente si on les vend tous, à une valeur intermédiaire si on introduit un amortissement qui correspond à leur éventuelle dépréciation? Vaste problème qui connaît de (trop) nombreuses solutions comptables, réglementaires et fiscales.
Dans la réalité, tant qu'un livre n'est pas vendu, par l'éditeur et aussi par le libraire qui dispose d'un droit de retour, il ne vaut rien et a même un coût, celui des avances sur droits, de la traduction, de la fabrication, etc, autant de pertes éventuelles. Mais le fisc entre autres ne tolère pas qu'il soit évalué pour rien ou pire pour une valeur négative (son coût). Donc un stock de livre va toujours figurer comme un avoir positif en comptabilité et constituer tout ou partie, au moins apparente, des bénéfices.
Maintenant si ce stock ne se vend pas l'année suivante et qu'il faut le mettre disons entièrement au pilon (pour faire simple) parce que le stockage, ça coute, et même très cher, le bénéfice purement apparent (et même fictif) de l'année précédente peut se transformer en horrible perte. Et vous déposez en catastrophe votre bilan.
La relative comparabilité des taux de bénéfices des éditeurs, petits ou grands, au moins pendant un certain temps peut tout simplement s'expliquer par les contraintes pesant sur l'évaluation des stocks. Mais quand la dure réalité s'impose, cette comparabilité disparaît. Ce n'est pas du tout la même chose d'avoir en stock des Pléïades, des Découvertes et des Harry Potter comme Gallimard dont on peut raisnooablement escompter qu'ils vont se vendre, et d'avoir quinze mille exemplaires de Mon dragon sur la commode dont il s'est vendu difficilement 500 exemplaires la première année et dont il ne se vendra plus rien. Ainsi s'explique presque certainement (bien que je ne dispose d'aucune précision), la disparition regrettable de l'Oxymore, d'ISF et d'autres petits ou moins petits éditeurs.
Cette réflexion sur l'évaluation future s'étend à tous les actes et valeurs économiques sans exception. Si vous avez dix euros dans votre portefeuille à un moment donné, vous ne pouvez pas du tout être sûr que vous pourrez acheter la même chose avec le lendemain. Dans les périodes d'hyperinflation, une monnaie peut perdre 90% de sa valeur en une seule journée, ou encore pour acheter le même objet, il faudra sortir dix fois plus de thunes le soir que le matin. Comme l'inflation en Europe et aux EU est relativement maîtrisée et qu'aucun de vous n'a connu d'hyperinflation, la monnaie vous semble un étalon à peu près aussi sûr que le mètre ou la seconde. Mais ça n'a rien d'évident.
Il en va de même avec les facteurs de production: si vous avez des locaux, des machines et des employés qui ne produisent rien de vendable par vous parce que le marché a changé ou que les prix ont chuté chez les concurrents, la valeur de ces locaux et machines tend vers zéro et les salaires deviennent des coûts sans contrepartie positive, donc des facteurs de pertes.
Alors, avant de parler de rentabilité, de bénéfices, etc, il vaut mieux se renseigner et réfléchir une bonne fois.
(Désolé pour le comptable au fond de la classe qui grince des dents en songeant à tout ce que j'ai négligé dans mon déjà trop long exposé).
Gérard Klein