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par Askaris » mar. août 04, 2009 11:16 am
Comparaison n'est pas raison, mais ce parallèle a le mérite de poser la question de la réception des oeuvres et de leur public.
La critique, qu'elle soit académique ou journalistique, se plaît à catégoriser, étiquetter, discriminer, gratifier ou stigmatiser les écrits qu'elle reçoit. Tel est son rôle de "médiateur" culturel, et c'est bien ainsi. C'est un rôle que peut également tenir votre libraire préféré, le conservateur d'une bibliothèque ou un forum de lecteurs...
Pardon pour ces banalités, mais elles illustrent le fait que l'activité "critique" se cantonne de moins en moins aux colonnes respectables de nos revues spécialisées. Cette "démocratisation" relative de l'activité critique met également en lumière une réalité qu'on aurait tort de mésestimer, à savoir que la vie des idées, loin se se borner à ceux qui ont un talent d'écriture, se perpétue dans l'obscurité du grand public et de ses lectures. En d'autres termes, à côté de l'histoire du livre, il existe toute une histoire de la lecture non moins capitale. Et c'est l'un des grands mérites du net d'avoir entrouvert l'activité longtemps souterraine des lecteurs et de leurs réseaux ...
C'est en cela que le parallèle avec le discours religieux ou idéologique (nos religions séculières) peut trouver un sens. La science-fiction en tant qu'activité spéculative s'est très tôt constituée en petite société avec ses rites collectifs, ses médias, ses obscurités langagières. Que serait Robert Howard sans l'activisme de ses lecteurs ? Que serait l'âge d'or sans les Futurians ? La remarque vaut également pour le fantastique et la fantasy où le rôle des Inklings ou des lecteurs de Lovecraft n'est plus à démontrer.
On a put dire qu'il existait autant de marxismes que de marxistes, et ce n'est sans doute pas un hasard si on employe souvent à l'égard des mouvances radicales les termes de "chapelle"ou de "secte", chacune défendant bec et ongles son "dogme" à coup de bannisements, d'"excommunications" et de "schismes"...Pourtant, à l'instar des communautés religieuses, ces groupes adhèrent globalement aux mêmes corpus fondateurs, ils vénèrent les mêmes figures mythologiques... C'est donc bien évidemment dans l'interprétation des mêmes textes que se situe l'origine des dissensions...
Le "fandom" est-il si différent ? Il serait amusant de conduire un petit comparatif de quelques communautés de fans comme les trekkies/trekkiens, les fans de SW, Dune ou LOTR... Et pour ce que j'en sais, il ne manque pas de points de comparaison, en particulier dans le vocabulaire crypto-religieux qui s'y manifeste : Canon, Apocryphe, Crypto-révisionnisme, Talifan ...
La définition d'un corpus de texte commun à tous, le degré d'estime qu'il faut accorder à ses variantes, les trames chronologiques et l'importance respective des figures ou des thèmes qui sont abordés, sont autant de prétexte à scissions et querelles ("feuds").
Tout cela pourrait sembler dérisoire, mais si on y pense bien, ce n'est guère plus étrange que de se battre au sujet de la transubstantiation, le socialisme réel, les rôles respectifs de la catharsis et de la projection ou le sexe des anges... Et à l'inverse de certains congrès terminés en pugilats, de soviets conclus en camps de rééducation ou de synodes célébrés par des autodafés, les conventions en SF n'ont jamais fait de victimes...
Le ridicule est là où on veut bien le voir. D'une certaine façon, s'interroger sur la condition humaine, sa liberté, son avenir peut sembler vain et même sordide quand les passions humaines ajoutent à la dispute la violence et le crime. Les communautés de sci-fistes n'échappent pas à certains travers intolérants et inutilement polémiques. Mais, d'un autre côté, il n'est peut être pas si absurde que des gens se déchirent sur des idées auxquelles ils tiennent.
Littérature d'idées, la SF (que certains appellent 'Speculative Fiction") partage avec le religieux, le politique ou la psychanalyse une même capacité à soulever les enthousiasmes, les énergies et les querelles. Qui se souvient encore des rixes violentes qui dans l'Athènes classique ou l'Alexandrie hellénistique voyaient se battre comme des voyous des écoles philosophiques rivales ? L'intolérance est un trait bien humain. Elle est le pendant du "dogme" et de la volonté hystérique d'imposer sa lecture aux autres. Là encore une étude sociologique des forums serait très éclairante à propos des dispositifs de pouvoir qui s'y exercent (le 1% rule, la théorie du 1/10/89%, les lois de Metcalfe et Benford).
Mais, pour conclure, je voudrais retenir le bon côté de cette activité si souvent décriée et mal connue. Je l'ai dit, certains auteurs doivent à l'activité de leurs fans d'avoir trouvé une audience inespérée. Le "fan labor", comme toute activité de pastiche, manifeste très concrètement le rapport que nous éprouvons tous à l'égard de certaines oeuvres de SF. Qui n'a jamais annoté ses lectures, tenté de maîtriser le foisonnement du vocabulaire, de la toponymie ou des personnages ? Qui n'a jamais élaboré de "carte mentale", de chronologie ou cherché à visualiser les scènes qu'il a rencontré au cours de sa lecture ?
Cette activité interprétative qui lie le lecteur à l'auteur et qu'Umberto Eco appelait "encyclopédie" se trouve exacerbée en SF où le contrat de lecture suppose que le lecteur accepte à l'avance ("suspension of disbelieve") le décalage que le récit opère avec la réalité vécue et connue du lecteur. Lire un livre de SF suppose donc une implication particulière du lecteur appelé au fil des pages à constituer sa propre "xéno-cyclopédie", et ce faisant restituer de l'intelligibilité dans un discours qui ne cesse de briser nos repères (Saint-Gelais/ Langlet).
Activité informelle pour la plupart des lecteurs, cette construction xéno-cyclopédique trouve dans le fandom un espace de cristallisation collective, de partage, d'approfondissement et bien sûr d'affrontement. Mais on aurait bien tort de réduire cet univers à du pastiche infantile. Les variations sur Cthulhu ou Fondation sont le fruit d'un fandom particulièrement inventif. La Concordance des Seigneurs de l'Instrumentalité ou la Dune Encyclopedia n'ont pas à rougir non plus. Et comme le soulignait A.Besson quid de l'immense continent vidéo-ludique dont l'importance économique, l'originalité de la syntaxe graphique et l'influence culturelle ne sont plus à démontrer ?
Peut-on continuer à penser la SF comme un univers littéraire coupé de son imaginaire graphique, cinéma et ludique ? Faut-il toujours en revenir aux schémas éculés de l'École de Francfort dénonçant la marchandise, l'illégitimité du fétiche, de la copie, de la mimésis ?
Je pense qu'une histoire intermédiale de la SF, attentive à toutes ses manifestations médiatiques, à sa sociologie comme à son histoire purement littéraire, à sa périphérie asiatique comme à son poumon américain, à ses créateurs comme à ses lecteurs est encore à écrire (en français du moins). On s'apercevrait alors du rôle fédérateur de la SF et de sa place au sein de la culture contemporaine. À la fois objet de consommation et trésor de rares initiés, ouvert à la duplication de masse et aux infinies interprétations des individus, la culture SF échappe aux schématismes convenus. C'est sans doute le signe de son importance ...