Je sais. C'est mal.dracosolis a écrit :tu n'as pas de patience ni d'indulgence Nèbal
Bon, essayons ; mais ça part tellement en couille que je ne sais trop que dire, et que je crains de ne pas être très clair... Et ce qui suit n'engage que moi.
Déjà, un point fondamental, voire un axiome : l'histoire ne se répète pas, elle ne s'est jamais répétée, sauf dans les cafés du commerce. On peut certes prendre des points de référence servant à la comparaison, noter des similitudes, parfois même des réactions (ou, en tout cas, des volontés de réaction, généralement fondées sur une idée illusoire du passé), et c'est très amusant de spéculer là-dessus (ça peut d'ailleurs donner de bonnes fictions) ; on peut bien dire, refrain connu, que celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre ; mais, dans les faits, les circonstances, les mentalités, etc., font que l'histoire ne se répète pas.
Ensuite, vous allez trouver que j'encule les mouches, mais il faudrait déjà s'entendre sur les termes (et puisqu'on m'a demandé de "ramener ma science"...) ; or la "féodalité" telle qu'elle est employée ici relève clairement de l'abus de langage. Au sens strict, la féodalité n'est pas politique, mais juridique, et désigne un système de droits réels sur les terres. C'est quand elle est couplée à d'autres institutions (seigneurie, vassalité, suzeraineté) que se met en place une forme de régime politique et économique, qu'on peut qualifier de féodo-seigneurial.
Résumons à gros traits (pour clarifier les termes). Ce système, on l'a connu en France pendant plusieurs périodes du Moyen Âge, avec des hauts et des bas de l'autorité royale : à partir en gros de Louis VI, les Capétiens ont consolidé petit à petit le pouvoir royal, et, à la veille de la guerre de Cent Ans (et là je ne vais pas revenir sur la comparaison, qui m'échappe totalement...), celui-ci était fort, et celui des barons faible ; ça a alterné ensuite, jusqu'à ce que les théories absolutistes surviennent, et qu'on ranime le concept de souveraineté, pour aboutir à la monarchie absolue. Celle-ci a consolidé (mais l'on pourrait peut-être dire qu'elle a carrément créé) l'autorité de l'Etat. Contrairement à ce que prétendait le mythe véhiculé par la droite au XIXe siècle, la Révolution a parachevé un édifice déjà solidement établi (voyez Tocqueville ; et, dans sa lignée, on pourrait dire que nous sommes largement dans la même lancée).
Ensuite, en dehors de quelques phases de réaction, depuis deux siècles environ, s'est constitué en France le libéralisme qui a imprégné une large part de nos institutions politiques, mais il s'est en même temps accompagné d'éléments contradictoires, d'inspiration différente, voire opposée ; notre démocratie libérale contemporaine est la résultante d'un mélange d'inspirations politiques diverses.
Le libéralisme politique au sens strict vise à limiter la puissance étatique (il n'y a que dans sa forme la plus extrême qu'il aboutit carrément à la négation de l'Etat), selon la distinction entre "liberté des anciens" et "liberté des modernes" (voyez Constant). D'où un certain nombre d'institutions d'inspiration clairement libérale : le parlementarisme, les droits de l'homme et plus généralement les libertés publiques, etc.
Cependant, dire que l'Etat à l'heure actuelle perd de son pouvoir au profit de nouveaux "barons" ou disparaît dans des "zones de non-droit", à mon sens, c'est se leurrer complètement. Certes, on n'en est pas (plus) aux excès totalitaires, mais l'Etat, et même (encore) l'Etat-nation, est bien à l'heure actuelle la forme politique dominante, et on n'y a pas vraiment d'alternative, au-delà d'une coopération inter-étatique encore timide. A vrai dire, l'Etat n'a probablement que rarement été aussi puissant qu'à l'heure actuelle. C'est notamment le cas en France, avec le régime semi-présidentiel instauré par la Constitution de 1958, qui, en période de concordance entre la majorité présidentielle et la majorité parlementaire, comme maintenant, peut être dit "ultra-présidentiel". On a d'ailleurs parallèlement un fort héritage (malmené, certes, mais toujours là) "d'Etat-providence", qui va bien à l'encontre du "moins d'Etat", du simple "Etat-gendarme" prôné par les libéraux.
Je ne nie pas le pouvoir, sans doute grandissant, des multinationales et autres grandes entreprises. Mais il ne faut pas pour autant verser dans le conspirationnisme, imaginer une "entente" d'un nouvel ersatz des 500 familles ou des "barons" qui dirigeraient le monde en sous-main. L'autorité réside encore dans les institutions étatiques et inter-étatiques. Et le pouvoir des multinationales et autres grandes entreprises, s'il est bien réel, n'a quand même rien à voir avec celui des barons d'antan ; ce n'est pas tant, d'ailleurs, une question de degré que de nature.
On parlait parfois de "barons" au XIXe siècle : c'était sans doute, bien qu'un abus de langage là encore, et évidemment connoté politiquement, plus légitime qu'aujourd'hui, car la législation (et/ou l'absence de législation) allait systématiquement dans le sens des intérêts de ces "barons" ; bien plus qu'aujourd'hui, malgré les volontés affichées de dérégulation. Malgré celles-ci, je n'échangerai pas ma place de chômeur en France aujourd'hui, dans notre monde abominablement libéral, contre celle de travailleur dans toutes les périodes qui ont précédé, excepté peut-être les "Trente Glorieuses".
Quant aux "ghettos avec leurs propres règles, leur propre langage", désolé, mais pour moi, en ce qui concerne la France en tout cas, on n'est ici pas loin du fantasme de la "zone de non-droit", vilaine exagération médiatique qui joue de manière populiste sur un phénomène de communautarisme certes bien réel pour exacerber les tensions. Et j'ai du mal à voir le rapport entre ce phénomène et le libéralisme, politique comme économique ; si vous pouvez m'éclairer là-dessus... Et pourquoi trente ans ?
Je ne crois pas à la prospective. Je ne crois pas aux prophètes. Mais, pour le coup, j'avoue que les cyberpunks, et Gibson en tête, ont vu assez juste : encore une fois, je ne nie pas le pouvoir grandissant des multinationales, pas plus que le phénomène de communautarisme et celui des sous-cultures. Il ne faut cependant pas les exagérer, et encore moins faire appel au passé pour qualifier la situation contemporaine, particulièrement la situation française ; à vue de nez, c'est bien pratique, mais en définitive, ça ne repose sur rien d'autres que des comparaisons grossières et des amalgames qui n'aident en rien à l'analyse.
D'autant que le mouvement cyberpunk, à mes yeux en tout cas, s'affiche comme clairement progressiste : il ne se contente pas de peindre des lendemains qui déchantent, mais va au-delà ; et loin de se complaire dans la peinture d'une histoire qui se répèterait, il insiste régulièrement sur les nouveautés introduites par la société contemporaine, allant jusqu'à faire de l'humain lui-même quelque chose de nouveau et en évolution rapide.
Gibson est particulièrement intéressant à cet égard : il incarne à la fois la victoire et la défaite des "prophéties" cyberpunk. Là où on en fait régulièrement - et souvent à bon droit - un auteur visionnaire, il est néanmoins le premier à pointer du doigt les "erreurs" de ses romans, et, dans ses derniers textes, il témoigne même du dépassement par la réalité qu'ont subi les thèmes cyberpunks, allant jusqu'à se moquer des poncifs du genre (voyez la réalité virtuelle tellement has-been dans Code source...).
Bon, j'ai été bordélique, désolé. Mais, pour résumer, si je veux bien croire que les cyberpunks ont eu raison sur beaucoup de points, ce que je n'accepte pas, ce sont les discours simplificateurs sur l'histoire qui se répèterait et les amalgames entre la situation contemporaine, particulièrement en France, et des situations passées, quelles qu'elles soient.