L'auteur devrait-il vivre de sa plume ?
Putain, c'est une question tellement mal posée qu'elle me fait sortir de ma réserve...
Balançons quelques scuds, pour commencer. On peut aussi poser la question comme ça, manière de provoquer:
- un auteur que je considère comme nul à chier doit-il vivre de sa plume ? Si oui, est-ce que ça veut dire que tous les gens qui écrivent - les écriverons, comme disait Queneau - doivent vivre de leur plume (et comment décourager ceux qui se contente de gaspiller des arbres qui ne leur ont rien fait) ? Si non, qui choisit ? Un comité ? On s'inscrit où ?
- la société doit-elle assumer le fait que quelqu'un décide de vivre de l'activité de son choix, même si cette activité n'est pas porteuse d'avantages ou de richesses ou d'intérêt pour le plus grand nombre ? Surtout s'il y a des choses à faire à côté, qui semblent plus utiles ?
Ne répondez pas trop vite, ce sont des questions pièges qui ont entraîné quelques révolutions à travers le monde... Et je ne pense pas qu'il y ait de réponse satisfaisante.
A l'heure actuelle, nous vivons en occident dans un état de liberté qui permet à tout le monde d'essayer d'être artiste, et d'essayer d'en vivre si on le souhaite. Je dis bien d'essayer, attention. La société n'empêche personne d'essayer (elle n'oblige d'ailleurs personne à écrire dans un genre particulier, ni sur des sujets précis - c'est important de le rappeler, c'est une liberté importante)... Elle n'aide pas beaucoup non plus les candidats à réussir. Elle laisse ce soin au marché, aux structures libérales et commerciales qui prospectent le flot incessant de volontaires pour essayer d'en tirer des éléments présentant des potentialités commerciales. Et, à la fin, c'est le public qui choisit de faire vivre Machin de sa plume, et pas Truc. Parce que les oeuvres de Machin plaisent plus que celles de Truc.
Du coup, la question qui tue est : est-ce que Truc doit aussi vivre de sa plume... Parce que Machin y arrive tout seul, il a des lecteurs qui achètent ses livres en nombre suffisant. Truc a sans doute des fans, des gens qui le considèrent comme important. Ca ne suffit pas à payer son loyer, ceci dit. Donc, que faire ? Sachant que Truc n'envisage pas de faire autre chose... C'est un écrivain dans l'âme, il ne sait et ne veut faire que ça, et il demande à l'environnement de lui assurer un minimum de revenus pour ne pas crever de faim, ce qui est tout à fait justifiable. Il demande aussi, parce que ça va de pair, qu'on le traite avec un minimum de respect et qu'on lui renvoie une image d'individu utile à la société.
Le problème, en fait, c'est que la société n'a pas grand-chose à foutre de Truc. Si quatre boulangeries ouvrent dans votre rue et que le pain et les gâteaux de l'une d'elle sont un peu moins bons que chez les voisins, cette boulangerie fera faillite. Aucune loi n'oblige les habitants de la rue à acheter leur pain là ou ailleurs. Aucune loi ne dit qu'un apprenti boulanger a le droit de gagner sa vie comme boulanger. Il a juste le droit d'essayer. Si son pain ne plaît pas, il finira par faire autre chose. Ou par mourir de faim.
De même, si dix mille jeunes sortent diplômés en paléontologie et qu'il n'y a que 63 postes à pourvoir cette année, un bon nombre de ces jeunes diplômés feront autre chose, se recycleront là où il y a du boulot, ou crèveront de faim. En tout cas, ils n'exerceront pas l'activité de leur choix. Comme beaucoup de gens, d'ailleurs.
Les artistes, et parmi eux les écrivains, sont en surnombre, de façon effarante. Dans tous les domaines, ou presque. Le nombre de manuscrits soumis aux éditeurs augmente sans discontinuer. On publie de plus en plus de livres dans de plus en plus de domaines. Bref, la société dans laquelle nous vivons possède de l'art en abondance. L'offre est pléthorique et personne ne réclame à corps et à cris que de nouveaux débutants se lancent dans l'exercice. C'était comme ça quand j'ai commencé à écrire, ça l'est encore aujourd'hui et je ne vois aucun changement pour demain. Personne ne demande à un artiste de le devenir, c'est toujours une décision personnelle. Aucun poste n'a été créé pour lui, c'est lui qui décide de se lancer dans la course. Et il n'existe aucun garde-fou.
Alors la question: "l'auteur doit-il vivre de sa plume" est une supercherie, formulée de cette façon. Autant demander : les gens doivent-ils être aimés ? Doit-on vivre en faisant ce que l'on aime ? On peut juste dire : un certain nombre de gens vivront de leur activité favorite - mais ce n'est pas le cas de tous, et la société, en règle générale, ne s'en mêlera pas. Chacun a le droit de tenter sa chance mais la réussite littéraire est avant tout une question de talent, elle n'est nullement un droit. Et c'est cette seule réussite littéraire qui garantira que l'écrivain vivra de sa plume.
Après, on peut choisir d'écrire à plein temps - et on savoure la liberté de ne pas aller pointer à horaire fixe dans un autre boulot, mais en contrepartie on accepte souvent d'écrire sous contraintes, avec des délais, du stress et parfois des sujets plus ou moins imposés. On peut aussi décider d'écrire à côté d'un autre travail, dans le peu de temps qui reste, mais sans avoir le stress du loyer à la fin du mois, ni d'ailleurs le stress de la page blanche (on continuera de pouvoir manger même si on n'a pas écrit son quota de pages par jour). Ce sont des choix individuels, chacun fait le sien.
Après, en accumulant de l'expérience, on décide que telle ou telle activité - signer dans les salons, par exemple - présente un intérêt ou pas, s'inscrit dans une démarche de vie personnelle ou pas, doit être abandonnée car pas assez rémunératrice sauf si elle s'accompagne de telle ou telle activité payée. Ce sont des choix individuels parce que la société ne légiférera pas sur le sujet, elle pourra au mieux créer des gardes-fou (et les professions artistiques sont parmi celles qui en possèdent le moins).
Je me souviens d'une phrase de Pratchett, dans Mascarade, qui disait en gros "la raison pour laquelle, dans un théâtre, les balayeurs sont payés et pas les choristes, c'est qu'il n'y a pas une foule de balayeurs qui vient tous les matins à 8h pour supplier qu'on les laisse monter sur les planches parce que c'est leur vocation". C'est une phrase redoutable de justesse, je trouve.
Je vous poutoune, (et je renonce à être payé pour ça)