Le_navire a écrit :Pour revenir au sujet, ce que je reproche à la version de Lynch, que je n'aime pas mais que je ne trouve pas si ringarde, ce n'est pas le manque de fidélité au livre, mais le manque de fidélité à la philosophie de son auteur. Je l'ai déjà dit : remplacer la philosophie éminemment politique de Herbert par un mysticisme à deux balles, typique de Lynch, me gonfle au-delà du possible. J'aime Dune, au-delà de l'histoire, pour la richesse de ses réflexions sur le pouvoir et les responsabilités qu'il entraîne. Or, de ça, Lynch s'en fout. Ce qui l'intéresse, c'est le mysticisme des visions et la religiosité qui va avec, et ça, j'ai du mal à supporter. La où Herbert dit que le Bene Gesserit crée la religion comme instrument de conquête politique, Lynch se vautre dans la symbolique primitive. Aucun intérêt.
Ta critique vise juste. Le plus grand reproche qu'on pourrait faire à Lynch serait d'avoir transformé le concept herbertien de l'anti-héros en une énième resucée hollywoodienne du super-héros messianique. En cela il ne fait d'une certaine manière que rabâcher le motif éculé de la Journée du Héros tirée des écrits campbelliens...
Seulement...les choses sont toujours un peu plus complexes que les apparences. Et en rééxaminant le dossier on est parfois surpris de faire certaines découvertes.
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Par exemple, en fouillant un peu on s'aperçoit que Campbell a aussi peu à voir avec la bouillie de Vogler que la cuisine d'un restaurant gastronomique avec une barquette surgelée... Voilà 30 ans qu'on nous rabâche que les théories du grand anthropologue spécialiste de mythologie comparée furent pour beaucoup de scénaristes la matrice de tout bon film de SF...Et de nous citer la "dette" particulière de Lucas et de Spielberg...blablabla...Or, toute personne qui fera l'effort de chercher les publications de Campbell et de ses élèves sait qu'il n'en est rien et que cette "caution" intellectuelle forgée a posteriori par la vanité de Lucas Ltd. ne rime à rien. Le concept de "monomythe" n'a rien à voir avec je ne sais quel "bildungsroman", "shonen" ou "quête" crypto-fantaisiste...L'industrie du cinéma a trouvé en Christopher Vogler, journaliste et auteur de "The Writer's Journey", le théoricien de sa médiocrité...Rien à voir avec Campbell...
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On s'aperçoit ainsi que l'histoire du scenario de Dune est une longue suite de coupures, de conflits et de renoncements. Le film initialement prévu en 3 puis 2 opus s'est finalement vu réduit à un film unique au découpage déséquilibré. Je possède les 7 scenarii successifs et ce n'est pas beau à voir ! Qui plus est le résultat final s'est retrouvé amputé de 1 à 2h30 ! ce qui est proprement hallucinant ! Et je conseille aux cinéphiles de lire l'interview de Dino de Laurentiis dans Première (n°88,juillet84) où il se vantait de mener à la baguette "ses" metteurs en scène...
De telle sorte que Dune doit être étudié pour ce qu'il est : un film hémiplégique, à moitié amputé de ses scènes et caviardé par un producteur mégalomaniaque (il faut voir dans le même tonneau l'affligeant Flash Gordon dont il ne reste rien sinon la BO de Queen).
Ce diagnostique établi, que nous reste-t-il ? Des ellipses, des obscurités, des incongruités...et un style inimitable. Une ambience onirique et étrange. Des flashs, des sons, des silences, des perspectives, des apartés, des monologues, des tableaux statiques...
On peut profondément rejeter cette forme de cinéma. C'est légitime. On peut estimer que l'hermétisme et l'excentricité cultivées par Lynch font de Dune un film lunaire, contemplatif voire aboulique...Un film ou l'action et la volonté des hommes sont soumis à des contingences obscures, des liaisons indicibles, des chemins prédestinés...
Étrange film ou le jeu scénique est parasité par le réseau chtonien des voix intérieures, où les scènes se succèdent à un rythme étrange, tantôt nonchalant, tantôt saccadé et incompréhensible à force d'ellipses. À tel point qu'on peut se demander si un film plus long aurait été plus didactique...Pas sûr...Le rêve éveillé reste un rêve, et plus d'images n'aurait peut-être pas rendu plus intelligible une oeuvre qui se refuse absolument à la linéarité pleine de "raison(s)" d'une narration.
Mais cet onirisme est-il si étranger à Herbert ? Le Dune d'Herbert se réduit-il à une explication evhémériste et fonctionnaliste du religieux instrumentalisé par le politique ? Dune serait-il un de ces récits (un de plus) guidés par la volonté de "dévoiler" les "plans derrière les plans", les intérêts derrière les apparences, les manipulations derrière les gestes ?
Oui, Le_navire a mille fois raison, Dune est une sorte d'anti-utopie, voire une originale dystopie (dans l'Empereur-Dieu notamment)...Mais je ne crois pas faire insulte à la perspicacité de Le_navire en disant qu' il y a quelque chose en plus...
Dune n'a pas de héros. Les acteurs "principaux" sont des pantins promis à l'oubli ou à la réécriture de l'Histoire...tandis que les lieux eux-mêmes, qui pourraient prétendre à ce statut (le planet-opera), finissent également défigurés, ravagés et voués à l'oubli du mythe...
Dune est peut-être "insaisissable" comme le notait Dieu il y a 30 ans dans une introduction mémorable. Dune est ce vaste mouvement qui balaye l'humanité, ravage des planètes, innove et régresse, fleurit et se détériore, construit et détruit aussitôt...
Si la volonté des hommes n'a guère plus de sens que les rythmes du cosmos, si les manipulations de 90 générations de sorcières se heurtent à l'implacable hasard d'une histoire d'amour, si l'action se perd dans la confusion, où est le sens d'une telle oeuvre ? Terrible paradoxe ! Insaisissable Dune ! Mais Dieu l'a dit mieux que je ne saurais le faire :
Sous sa forme apparemment traditionnelle, l'œuvre de Herbert bouscule bien des règles du roman, de science-fiction en particulier. Plus difficile à classer qu'il y paraît d'abord, elle inquiète ou fascine par sa compacité, sa complexité, le volume des digressions, les déséquilibres trop évidents pour être innocents de la construction, l'inintérêt parfois appuyé de l'auteur pour le déroulement de l'action : ainsi, celle de Dune ne débute vraiment que bien après la centième page.
Bien que je ne puisse pas développer ici ces propositions, elle m'a paru souvent présenter les “défauts” que nos critiques cartésiens ont jugé bon d'opposer à Shakespeare et à Henry James, démesure et broderie. Comme William, Herbert paraît ne reculer devant aucune outrance ; comme James, c'est en disant à côté qu'il suggère le plus. C'est en entrecroisant et en superposant des trames relativement simples qu'il crée un “effet de moiré” stylistique. Hors de son contexte, telle citation de Dune ou de l'Étoile et le fouet peut paraître subtile ou banale ; elle rejoint le commun de la littérature. Mais sise dans son environnement, elle se dérobe soudain à l'analyse ordinaire parce qu'elle apparaît reliée à toutes les autres propositions constituant l'œuvre et indissociable d'elles ; on découvre avec effroi qu'il faudrait pour l'interpréter avec quelque sûreté établir une “concordance” comme on l'a fait pour les textes sacrés. Elle prend brusquement de l'opacité, voire de l'obscurité, indice peut-être d'une profondeur, grâce à l'accumulation ici nullement gratuite des références, des citations, des documents, des néologismes généralement dérivés de traditions existantes. D'où les incertitudes qui confinent au paradoxe : ainsi, pour prendre un exemple simple, dans Dune, l'ordre occulte féminin du Bene Gesserit a implanté dans la population de Dune, comme sur bien d'autres planètes, des prophéties fabriquées pour assurer si besoin est la sécurité de ses envoyés. Sur Dune, la prophétie se réalise : or pour l'inventer et l'implanter dans ce détail, il faudrait disposer de la prescience. Mais si le Bene Gesserit avait prévu l'avenir, il se serait bien gardé d'implanter une prophétie qui protège contre sa volonté Jessica, renégate aux yeux de l'ordre, et Paul, prescient prématuré et monstrueux du point de vue Bene Gesserit. Où la boucle s'est-elle bouclée ? Quelle puissance a manipulé le Bene Gesserit ? Est-ce l'effet du hasard ? Mais le hasard précisément n'est que le masque de la nécessité. C'est par de tels tours que Herbert introduit l'inquiétante étrangeté et qu'il contourne l'incrédulité du lecteur en lui imposant le sentiment de la différence, d'une autre époque et d'autres cultures, bien en deçà ou au-delà de l'anecdote narrée.
Terrible abîme de perplexité que celui de Dune ! Moi et mes amis l'avons surnommé "LE PARADOXE DE KLEIN", et c'est un antidote merveilleux à la volonté de tout comprendre qui anime chaque lecteur. Non, nulle omnipotence, nulle certitude dans la lecture(l'interprétation) de Dune. D'ailleurs les épigraphes ne sont-ils pas là pour nous rappeler que le sens de la lecture n'est pas toujours linéaire ? Dune est cette bibliothèque du futur écrite à plusieurs mains par la Princesse Irulan, Harq al-Harba et bien d'autres...
Dès lors une vision mystique de Dune (sous la caméra de Lynch ou le dessin de Moebius) n'est guère moins légitime, à mes yeux, qu'une autre...
EDIT : dernière chose, Lynch a dit regretter qu'on ne l'ait pas laissé poser la question du messianisme jusqu'au bout : de la prescience à la prédestination, en passant par toute les nuances de la précognition, de la prémonition, de l'asynchronicité, du self-fulfilling ou du self-defeating prophecy c'est toute la complexité de l'ACTION, de la TRANSCENDANCE et de la CONTINGENCE que Lynch voulait explorer. Mais le déséquilibre de son climax et l'horrible happy ending du film ont renvoyé le rêve de Lynch aux "Greatest Sci-Fi Movies Never Made"...Dès lors étudier Lynch dans Dune c'est étudier un non-finito, un projet, une idée, plus qu'un résultat tangible...