Faut-il réhabiliter le Dune de David Lynch (1984) ?
Posté : sam. août 08, 2009 10:44 am
À mesure que le projet de nouvelle adaptation du livre de Frank Herbert par Peter Berg se dévoile, et nous promet un blockbuster bien "musclé", bien des amis, jadis férocement critiques envers le "nanar" (culte !) de David Lynch, se prennent subitement à nuancer leur jugement et à faire un peu crédit à un film qu'ils ont longtemps adoré détester. L'éloignement du temps, la mode étrange pour le kitsch et le décadentisme fin de siècle ou un certain raz le bol de l'esthétique mainstream de SW expliquent sans doute ce revirement.
Peut-être le temps est-il venu de revoir un film qui reste dérangeant par son refus brouillon de suivre les règles de bases de linéarité et de didactisme qui ont fait le succès de tant d'autres ....Film incompris ou sublime ratage, sabotage du montage ou pari impossible, 25 ans après sa sortie dans les salles, le film de David Lynch continue de troubler, en bien comme en mal.
***
FAUT-IL RÉHABILITER LYNCH ?
Images fondatrices
À la charnière entre la parution des ultimes volumes du Cycle et le développement d'une nouvelle culture graphique au sein du lectorat dunien, le film dirigé par David Lynch en 1984 illustre l'étrange destin d'une oeuvre contestée en tant que tout cohérent, mais féconde par ses images riches d'une nombreuse postérité. Des scenarii de jeux de rôles à l'esthétique des jeux vidéo, un pan considérable de l'imaginaire dunien des jeunes générations, pour qui le film fut souvent le premier point d'accès à cet univers fictionnel, est redevable à la patte particulière de David Lynch. Ainsi, on peut constater, non sans ironie, que les tableaux quasi-statiques de Lynch furent le support involontaire d'une destructuration généralisée du statut des images au sein du fan labor. L'image animée accouchant du daguerréotype, si on me permet cette image...
Tout d'abord, un mot pour dire qu'il ne sera pas question ici de savoir si le scenario fut ou non fidèle à Dune. La question ne se pose même pas. C'est avec raison que beaucoup ont dénoncé la faillite d'une "adaptation" tellement amputée, par rapport à ses objectifs initiaux de 5 heures, qu'elle se perd en ellipses obscures et décousues, ce qui au final ne la différencie guère de l'épique creuse et manichéenne de certaines entreprises commerciales.
Oui, le film ne rend pas grâce au génie particulier du roman. Mais est-ce bien ce qu'on lui demande ? Un film doit-il "adapter", "illustrer", "traduire" un écrit ? Le littéralisme doit-il être l'aune de notre jugement sur la valeur d'un film ? Les miniséries télévisuelles, encensées par une large part du fandom, peuvent-elles se mesurer à l'oeuvre de Lynch au prétexte qu'elles seraient plus "fidèles" au livre de Frank Herbert ?
Mais de quelle fidélité parle-t-on ?Qu'on me permette de citer, une fois n'est pas coutume, Frank Herbert lui-même :
"De toute l'histoire [...] c'est l'un des rares films qui suive le livre si fidèlement que les gens vont sortir de la salle en cherchant ce qui a bien pu être oublié." La phrase, hors de son contexte, pourrait faire sourire. Mais souvenons-nous qu'elle fut prononcée avant le charcutage du montage imposée par la production (De Laurentiis), soit 2h30 en moins !!! Il n'en reste pas moins que l'imprimatur donnée au film par Frank Herbert devrait faire réfléchir certains de ses contempteurs.
Le débat tronqué du fidéisme
Ce dernier exemple devrait nous inciter à réfléchir sur la définition même à donner du fidéisme, dès lors qu'il s'agit d'une oeuvre littéraire. Reproche-t-on à Marlowe d'avoir tiré son Faust (1590) d'une oeuvre allemande publiée anonymement 3 ans plus tôt à Francfort (Volksbuch vom Doktor Faustus) ? Quel malheur pour l'histoire de la littérature s'il avait eu les scrupules de certains sci-fistes à adapter pour son public la Tragique Histoire du Docteur Faust ! Que dire alors de Goethe, Thomas Mann, Berlioz, Liszt, Gounod, Murnau ou Brian De Palma, qui tous, dans leurs arts respectifs, magnifièrent l'inspiration originelle du dramaturge élisabéthain...
On se doit donc de distinguer, en matière de "fidélité", le littéralisme de l'inspiration. Et, qu'on me pardonne d'être cruel, l'histoire des arts et de la pensée montre, à foison, qu'une oeuvre inspirée a bien plus de chance de rester dans la mémoire collective que de laborieuses et tâcheronnes décalques télévisées. C'est qu'il leur manque une dimension capitale de l'imagerie lynchéenne : le souffle, la vision originale et émouvante d'un grand maître du 7ème art.
On pourra épiloguer ad nauseamsur les insuffisances scénaristiques du film ou le ridicule de son générique de fin. Mais on ne pourra lui contester son fabuleux talent d'imagier. Si Frank Herbert est le maître d'oeuvre de l'univers cathédrale de Dune, qui pourrait néanmoins nier que Lynch en fut à la fois le maître-vitrier (et quels vitraux !) et l'organiste en chef ! Car c'est cela l'héritage lynchéen. Un onirisme sans égal. Une vaste réserve d'icônes et de musiques séraphiques propre à ravir la fibre poétique et ésotérique de ce jungien de Frank Herbert .Et de ses lecteurs ! Qu'il ait pathétiquement raté le rythme de ce film (et encore sous la contrainte de sa production !) chacun en convient, mais il restera l'artiste, le technicien hors pair qui osa se mesurer au monument pharaonique de Dune.
un droit d'inventaire expressioniste
On l'aura compris, ce n'est pas la rythmique mais l'iconographie (y compris musicale) de l'oeuvre qui m'a séduit .Oublions donc le jeu, et dans un légitime droit d'inventaire ne gardons plus que la poésie. La forme ici surclasse le fond.
Ma réaction témoigne sans doute d'une sensibilité moins attentive au jeu dramatique mais d'avantage attachée aux ambiances, aux couleurs ou paysage sonore...Voilà pourquoi les grands films expressionnistes me plaisent autant. Je ne recherche pas des histoires, mais un esprit. Il ne faut pas, à mon sens, VISIONNER le film mais le VOIR et l'ENTENDRE. Le RESSENTIR plus que chercher à en dénouer l'écheveau scénaristique. C'est une phénoménologie particulière de l'acte cinéphilique, je le concède. Mais c'est peut-être le seul moyen d'échapper à l'écueil de la rythmique, pour n'en conserver que l'expression.
Plus généralement, je crois que la divergence de ressenti devant ce film renvoye à ce que nous attendons du 7ème art.
Je suis un fanatique de l'expressionnisme d'entre-deux-guerres, de Fritz Lang à Murnau, en passant par Eisenstein, Abel Gance ou Dreyer, sans oublier les outrances néo-pompiéristes à la Cecil B.De Mille ...
C'est une vision du cinéma - encore représentée naguère par Annaud, Chéreau, Bertolucci ou Coppola voire Tarantino - où ce qui est narré a moins d'importance que ce qui est MONTRÉ (Legenda est) . Je comprends qu'il puisse exister en parallèle une tradition - mainstream - qui recherche dans le cinéma une littéralité qui fasse lien avec l'art dramatique. Mais, pour ma part, tant qu'à admirer un jeu scénique, j'ai toujours préféré les comédiens aux acteurs.....
David Lynch, imagier incomparable
Pour donner un exemple de ce génie incompris, je voudrais évoquer 2 plans illustratifs de la puissance évocatrice de son travail.
L'une des impressions les plus mémorables laissées par le film restera la maestria avec laquelle Lynch a su donner corps à de monumentales perspectives dignes d'un Cecil B. De Mille ou de John Ford. De l'architectonique raffinée de Kaitain à l'angoissante Metropolis industrielle de Giedi Prime, de la nuit obscure d'une marine caladanienne à la saturation ocre et empoussiérée d'Arrakeen, le jeu des paysages y est subtilement pensé en harmonie avec le "décor" musical orchestré par Martin Paich (groupe Toto),dont le moins qu'on puisse dire est qu'il redouble les images d'une troublante "hypertextualité".
J'encourage ceux qui en ont la possibilité à (re-)découvrir les esquisses préparatoires du film. On y apprendra avec intérêt que les prises de vue eurent pour directeur artistique un autre grand technicien du cinéma, Tony Masters, qu'on ne présente plus après sa poétique vision du 2001 dirigé par Kubrick.
Mais ce souci du détail qui caractérise la scénographie lynchéenne (et on sent à cela la marque de son passage aux Beaux Arts ), loin de se limiter aux vastes perspectives, se retrouve jusqu'aux plus infimes détails des décors intérieurs et des costumes. Que n'a-t-on pas dit sur le ridicule des crinolines ou l'omniprésence agressive des "soldats de plombs"...Et cela se comprend tant les esprits ont été conditionnés par l'imagerie néo-médiévisante des héros en cape et sabre laser, et des princesses à chignon...Mais pour ceux dont le regard a été façonné à la lumière de la grande peinture classique, comment ne pas deviner dans les mauresques chryséléphantins de la Cour de Kaitain l'envers parodique des portraits de cour de Velasquez ? Un Velasquez qui aurait l'acidité ironique d'un Goya . Et qu'on y regarde de près, rien n'y manque : dans un décor nouveau riche d'Alhambra de pacotille, une princesse dûment chaperonnée d'austères duègnes à mantille, des Grands tout gonflés de leur gloire et ici et là une escouade de nains, vestiges d'un despotisme décadent. Vous pensez avoir lu ici la description des Ménines? Non,non, je parlais bien de Kaitain, centre gangrené d'un Imperium où l'ethos aristocratique et la passion délirante du décorum militaire ont perdu jusqu'à l'innocente Caladan.
Là aussi, dans un décor vieux-saxon/viking qui n'aurait pas déplu aux réunions champêtres de l'élite prussienne, on voit s'agiter des soldats tout cravatés de noirs. Rien n'y manque, pas même un bouton. Et ce bel ordonnancement de soldats de plomb, s'active, charge et décharge dans l'harmonie d'une fanfare militaire. Et puis, dans cet étrange revival du XIXe en crinoline, surgissent brusquement des traits de sauvagerie et de paranoïa qu'on attendrait plutôt de je ne sais quel péplum oriental narrant les complots de harem d'Istanbul ou les bains de sang de Gengis Khan...Détail peut-être, mais il faut voir avec quelle vivacité, dans une scène d'embarquement au spacodrome, Gurney défend à Liet de toucher le fils de SON Duc. Avec quelle étrangeté la sophistication d'une uchronie futuriste se trouve ponctuée de proclamations répétées d'allégeance qu'on attendrait plutôt d'un film en costumes.
Mais Lynch, contrairement aux jeunes amateurs de sabres galactiques, et en bon lecteur d'Herbert, sait combien les apparences de la modernité sont trompeuses. Sciemment il viole les clichés exotiques d'un futur irénique à la Star Trek pour nous introduire dans un dérangeant futur antérieur où le spectateur se trouve brutalement questionné quant à ses petites mythologies inconscientes du "progrès". Non, ici le futur n'est pas dépeint avec les couleurs chatoyantes de l'étrange, ni avec le pseudo-romantisme de la Fantasy ; non, chez Lynch les uniformes prussiens prennent une valeur symbolique, celle de l'actualité brûlante d'une machinerie criminelle qui sous les ors surannés du IIe Reich Wilhelmien prépare toujours les crimes de demain. Herbert l'avait noté subtilement, en orwellien sceptique qu'il était.
Ce n'est donc pas le moindre des mérites de la mise en scène de Lynch d'avoir osé s'attaquer avec autant de franchise à l'imagerie d'épinale de la science-fiction, avec ses surhommes phallocentrés et ses fantasmes cuirs d'éjaculations militaires à coup de sabres galactiques. Pour avoir brisé les attentes faciles d'un public souvent infantilisé, Lynch n'est-il pas le digne imagier d'Herbert ?
Peut-être le temps est-il venu de revoir un film qui reste dérangeant par son refus brouillon de suivre les règles de bases de linéarité et de didactisme qui ont fait le succès de tant d'autres ....Film incompris ou sublime ratage, sabotage du montage ou pari impossible, 25 ans après sa sortie dans les salles, le film de David Lynch continue de troubler, en bien comme en mal.
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FAUT-IL RÉHABILITER LYNCH ?
Images fondatrices
À la charnière entre la parution des ultimes volumes du Cycle et le développement d'une nouvelle culture graphique au sein du lectorat dunien, le film dirigé par David Lynch en 1984 illustre l'étrange destin d'une oeuvre contestée en tant que tout cohérent, mais féconde par ses images riches d'une nombreuse postérité. Des scenarii de jeux de rôles à l'esthétique des jeux vidéo, un pan considérable de l'imaginaire dunien des jeunes générations, pour qui le film fut souvent le premier point d'accès à cet univers fictionnel, est redevable à la patte particulière de David Lynch. Ainsi, on peut constater, non sans ironie, que les tableaux quasi-statiques de Lynch furent le support involontaire d'une destructuration généralisée du statut des images au sein du fan labor. L'image animée accouchant du daguerréotype, si on me permet cette image...
Tout d'abord, un mot pour dire qu'il ne sera pas question ici de savoir si le scenario fut ou non fidèle à Dune. La question ne se pose même pas. C'est avec raison que beaucoup ont dénoncé la faillite d'une "adaptation" tellement amputée, par rapport à ses objectifs initiaux de 5 heures, qu'elle se perd en ellipses obscures et décousues, ce qui au final ne la différencie guère de l'épique creuse et manichéenne de certaines entreprises commerciales.
Oui, le film ne rend pas grâce au génie particulier du roman. Mais est-ce bien ce qu'on lui demande ? Un film doit-il "adapter", "illustrer", "traduire" un écrit ? Le littéralisme doit-il être l'aune de notre jugement sur la valeur d'un film ? Les miniséries télévisuelles, encensées par une large part du fandom, peuvent-elles se mesurer à l'oeuvre de Lynch au prétexte qu'elles seraient plus "fidèles" au livre de Frank Herbert ?
Mais de quelle fidélité parle-t-on ?Qu'on me permette de citer, une fois n'est pas coutume, Frank Herbert lui-même :
"De toute l'histoire [...] c'est l'un des rares films qui suive le livre si fidèlement que les gens vont sortir de la salle en cherchant ce qui a bien pu être oublié." La phrase, hors de son contexte, pourrait faire sourire. Mais souvenons-nous qu'elle fut prononcée avant le charcutage du montage imposée par la production (De Laurentiis), soit 2h30 en moins !!! Il n'en reste pas moins que l'imprimatur donnée au film par Frank Herbert devrait faire réfléchir certains de ses contempteurs.
Le débat tronqué du fidéisme
Ce dernier exemple devrait nous inciter à réfléchir sur la définition même à donner du fidéisme, dès lors qu'il s'agit d'une oeuvre littéraire. Reproche-t-on à Marlowe d'avoir tiré son Faust (1590) d'une oeuvre allemande publiée anonymement 3 ans plus tôt à Francfort (Volksbuch vom Doktor Faustus) ? Quel malheur pour l'histoire de la littérature s'il avait eu les scrupules de certains sci-fistes à adapter pour son public la Tragique Histoire du Docteur Faust ! Que dire alors de Goethe, Thomas Mann, Berlioz, Liszt, Gounod, Murnau ou Brian De Palma, qui tous, dans leurs arts respectifs, magnifièrent l'inspiration originelle du dramaturge élisabéthain...
On se doit donc de distinguer, en matière de "fidélité", le littéralisme de l'inspiration. Et, qu'on me pardonne d'être cruel, l'histoire des arts et de la pensée montre, à foison, qu'une oeuvre inspirée a bien plus de chance de rester dans la mémoire collective que de laborieuses et tâcheronnes décalques télévisées. C'est qu'il leur manque une dimension capitale de l'imagerie lynchéenne : le souffle, la vision originale et émouvante d'un grand maître du 7ème art.
On pourra épiloguer ad nauseamsur les insuffisances scénaristiques du film ou le ridicule de son générique de fin. Mais on ne pourra lui contester son fabuleux talent d'imagier. Si Frank Herbert est le maître d'oeuvre de l'univers cathédrale de Dune, qui pourrait néanmoins nier que Lynch en fut à la fois le maître-vitrier (et quels vitraux !) et l'organiste en chef ! Car c'est cela l'héritage lynchéen. Un onirisme sans égal. Une vaste réserve d'icônes et de musiques séraphiques propre à ravir la fibre poétique et ésotérique de ce jungien de Frank Herbert .Et de ses lecteurs ! Qu'il ait pathétiquement raté le rythme de ce film (et encore sous la contrainte de sa production !) chacun en convient, mais il restera l'artiste, le technicien hors pair qui osa se mesurer au monument pharaonique de Dune.
un droit d'inventaire expressioniste
On l'aura compris, ce n'est pas la rythmique mais l'iconographie (y compris musicale) de l'oeuvre qui m'a séduit .Oublions donc le jeu, et dans un légitime droit d'inventaire ne gardons plus que la poésie. La forme ici surclasse le fond.
Ma réaction témoigne sans doute d'une sensibilité moins attentive au jeu dramatique mais d'avantage attachée aux ambiances, aux couleurs ou paysage sonore...Voilà pourquoi les grands films expressionnistes me plaisent autant. Je ne recherche pas des histoires, mais un esprit. Il ne faut pas, à mon sens, VISIONNER le film mais le VOIR et l'ENTENDRE. Le RESSENTIR plus que chercher à en dénouer l'écheveau scénaristique. C'est une phénoménologie particulière de l'acte cinéphilique, je le concède. Mais c'est peut-être le seul moyen d'échapper à l'écueil de la rythmique, pour n'en conserver que l'expression.
Plus généralement, je crois que la divergence de ressenti devant ce film renvoye à ce que nous attendons du 7ème art.
Je suis un fanatique de l'expressionnisme d'entre-deux-guerres, de Fritz Lang à Murnau, en passant par Eisenstein, Abel Gance ou Dreyer, sans oublier les outrances néo-pompiéristes à la Cecil B.De Mille ...
C'est une vision du cinéma - encore représentée naguère par Annaud, Chéreau, Bertolucci ou Coppola voire Tarantino - où ce qui est narré a moins d'importance que ce qui est MONTRÉ (Legenda est) . Je comprends qu'il puisse exister en parallèle une tradition - mainstream - qui recherche dans le cinéma une littéralité qui fasse lien avec l'art dramatique. Mais, pour ma part, tant qu'à admirer un jeu scénique, j'ai toujours préféré les comédiens aux acteurs.....
David Lynch, imagier incomparable
Pour donner un exemple de ce génie incompris, je voudrais évoquer 2 plans illustratifs de la puissance évocatrice de son travail.
L'une des impressions les plus mémorables laissées par le film restera la maestria avec laquelle Lynch a su donner corps à de monumentales perspectives dignes d'un Cecil B. De Mille ou de John Ford. De l'architectonique raffinée de Kaitain à l'angoissante Metropolis industrielle de Giedi Prime, de la nuit obscure d'une marine caladanienne à la saturation ocre et empoussiérée d'Arrakeen, le jeu des paysages y est subtilement pensé en harmonie avec le "décor" musical orchestré par Martin Paich (groupe Toto),dont le moins qu'on puisse dire est qu'il redouble les images d'une troublante "hypertextualité".
J'encourage ceux qui en ont la possibilité à (re-)découvrir les esquisses préparatoires du film. On y apprendra avec intérêt que les prises de vue eurent pour directeur artistique un autre grand technicien du cinéma, Tony Masters, qu'on ne présente plus après sa poétique vision du 2001 dirigé par Kubrick.
Mais ce souci du détail qui caractérise la scénographie lynchéenne (et on sent à cela la marque de son passage aux Beaux Arts ), loin de se limiter aux vastes perspectives, se retrouve jusqu'aux plus infimes détails des décors intérieurs et des costumes. Que n'a-t-on pas dit sur le ridicule des crinolines ou l'omniprésence agressive des "soldats de plombs"...Et cela se comprend tant les esprits ont été conditionnés par l'imagerie néo-médiévisante des héros en cape et sabre laser, et des princesses à chignon...Mais pour ceux dont le regard a été façonné à la lumière de la grande peinture classique, comment ne pas deviner dans les mauresques chryséléphantins de la Cour de Kaitain l'envers parodique des portraits de cour de Velasquez ? Un Velasquez qui aurait l'acidité ironique d'un Goya . Et qu'on y regarde de près, rien n'y manque : dans un décor nouveau riche d'Alhambra de pacotille, une princesse dûment chaperonnée d'austères duègnes à mantille, des Grands tout gonflés de leur gloire et ici et là une escouade de nains, vestiges d'un despotisme décadent. Vous pensez avoir lu ici la description des Ménines? Non,non, je parlais bien de Kaitain, centre gangrené d'un Imperium où l'ethos aristocratique et la passion délirante du décorum militaire ont perdu jusqu'à l'innocente Caladan.
Là aussi, dans un décor vieux-saxon/viking qui n'aurait pas déplu aux réunions champêtres de l'élite prussienne, on voit s'agiter des soldats tout cravatés de noirs. Rien n'y manque, pas même un bouton. Et ce bel ordonnancement de soldats de plomb, s'active, charge et décharge dans l'harmonie d'une fanfare militaire. Et puis, dans cet étrange revival du XIXe en crinoline, surgissent brusquement des traits de sauvagerie et de paranoïa qu'on attendrait plutôt de je ne sais quel péplum oriental narrant les complots de harem d'Istanbul ou les bains de sang de Gengis Khan...Détail peut-être, mais il faut voir avec quelle vivacité, dans une scène d'embarquement au spacodrome, Gurney défend à Liet de toucher le fils de SON Duc. Avec quelle étrangeté la sophistication d'une uchronie futuriste se trouve ponctuée de proclamations répétées d'allégeance qu'on attendrait plutôt d'un film en costumes.
Mais Lynch, contrairement aux jeunes amateurs de sabres galactiques, et en bon lecteur d'Herbert, sait combien les apparences de la modernité sont trompeuses. Sciemment il viole les clichés exotiques d'un futur irénique à la Star Trek pour nous introduire dans un dérangeant futur antérieur où le spectateur se trouve brutalement questionné quant à ses petites mythologies inconscientes du "progrès". Non, ici le futur n'est pas dépeint avec les couleurs chatoyantes de l'étrange, ni avec le pseudo-romantisme de la Fantasy ; non, chez Lynch les uniformes prussiens prennent une valeur symbolique, celle de l'actualité brûlante d'une machinerie criminelle qui sous les ors surannés du IIe Reich Wilhelmien prépare toujours les crimes de demain. Herbert l'avait noté subtilement, en orwellien sceptique qu'il était.
Ce n'est donc pas le moindre des mérites de la mise en scène de Lynch d'avoir osé s'attaquer avec autant de franchise à l'imagerie d'épinale de la science-fiction, avec ses surhommes phallocentrés et ses fantasmes cuirs d'éjaculations militaires à coup de sabres galactiques. Pour avoir brisé les attentes faciles d'un public souvent infantilisé, Lynch n'est-il pas le digne imagier d'Herbert ?