Daylon a écrit :J'aurai voulu savoir: conserves-tu le même rapport quasi synesthésique avec tes textes, a posteriori (disons quelques mois, voir quelques années plus tard) ?
Vois-tu toujours les mêmes images et entends-tu les mêmes musiques ou évoluent-elles avec le temps ? (ou bien le cordon est-il coupé, tout ça)
Le cordon est coupé, mais pas dans le sens où tu l'entends. Je viens de me poser la question par rapport à mon plus vieux texte publié, "Le noeud cajun", qui date de 1998. Quand je le relis, j'ai l'impression qu'il a été écrit par quelqu'un d'autre. Ça ne tient pas tant au style qu'à la personne que je devine derrière : moi à 21 ans, avec un vécu et une vision du monde un peu différents. De ce point de vue-là, le cordon est coupé : je serais incapable d'écrire ça aujourd'hui.
En revanche, quand je pense à ce texte, une image me vient tout de suite, et c'est celle par laquelle tout avait commencé : le personnage d'Eugene Ellis assis devant chez lui, fusil en main. Je revois très précisément le décor, les personnages, Eugene a exactement la même tête qu'il y a dix ans. Normal, il avait les traits d'une personne réelle (c'est souvent le cas quand je crée des personnages : pas forcément les traits de personnes que je connais "en vrai" mais plutôt des gens qui sont déjà des "images" pour moi : acteurs, musiciens, etc).
Donc, tout ça ne change pas avec le temps. J'ai un autre exemple en sens inverse. La nouvelle "Notre-Dame-aux-Ecailles" était partie d'une chanson de PJ Harvey qui s'appelle
Stone. Chaque fois que je réécoute
Stone, j'éprouve toujours exactement la même sensation, qui correspond à l'ambiance que je voulais créer dans cette nouvelle. Je ne sais pas si c'est parce que j'ai associé cette chanson à ma nouvelle, ou parce que la chanson suscitait déjà cette émotion chez moi et que j'ai construit le texte autour. Mais ça ne rate jamais.
Tes lecteurs te rapportent-ils régulièrement des musiques / des films / toute œuvre auxquels ils auraient pensé en te lisant ?
Ça arrive de temps en temps. Pour
Arlis des forains, on m'a parlé de
La nuit du chasseur, de
Cristal qui songe ou encore de la nouvelle de King "Les enfants du maïs".
Cristal qui songe, je ne l'avais pas encore lu. "Les enfants du maïs", effectivement, j'y avais pensé en cours de rédaction.
La nuit du chasseur, je connais et j'adore mais ça ne m'était pas venu à l'idée. Si j'avais pensé à une référence précise en choisissant de mettre en scène deux enfants dans un contexte de petite ville américaine, c'était plutôt
To kill a mockingbird.
Penses-tu que ce rapport sensoriel soit aussi important à l'écriture qu'à la lecture ?
Qu'il soit important que les sensations soient les mêmes pour l'auteur et le lecteur ?
En voilà une question qu'elle est bonne. Chez moi, ce rapport sensoriel est indispensable à l'écriture, mais c'est une approche personnelle, ça ne va pas être le cas de tous les auteurs. Même chose pour les lecteurs. Je sais qu'en tant que lectrice, j'ai besoin de visualiser ce que je lis. Ce qui me pose parfois problème. Si je tombe sur un concept de SF que je n'arrive pas à me représenter par exemple - ou alors, ado, quand je lisais Lovecraft et que je n'adhérais pas totalement parce que je n'arrivais pas à visualiser ses créatures. Je sais, ça fait partie du truc, mais j'ai eu du mal au départ. On n'aborde pas tous un livre de la même manière. Moi, je vais m'intéresser surtout aux personnages et aux émotions. Quelqu'un d'autre va rechercher avant tout une histoire bien ficelée. Un troisième lecteur va chercher des idées qui le font cogiter. Le rapport sensoriel varie de la même façon d'une personne à l'autre.
Quant à ta deuxième question, j'ai envie de dire qu'elle souligne un paradoxe. C'est ce qu'on essaie de faire, effectivement (enfin moi en tout cas), mais en même temps, c'est impossible. Parce que deux personnes n'auront jamais la même façon de se représenter ou de ressentir les choses, parce qu'on n'a pas les mêmes références, le même univers... Même quand tu décris précisément ce que tu as en tête, le lecteur va recevoir l'idée globale mais pas visualiser les mêmes détails. Un exemple très bête : tu parles d'un personnage très beau et très séduisant, personne ne verra la même chose, parce qu'on n'a pas les mêmes critères en la matière.
Partant de là, ça me sidère toujours quand des lecteurs me parlent de ce qu'ils ont ressenti en lisant un de mes textes et que ça correspond à ce que j'essayais de faire passer. Ça, c'est un mystère pour moi : puisque chacun ressent et visualise un texte à sa façon, comment ce truc quasi télépathique est-il possible ? En tout cas, quand j'écris, j'essaie de ressentir les scènes et les ambiances de la façon la plus précise possible, tout en sachant que le lecteur l'interprètera à sa façon. Mais souvent, ça marche, et je ne comprends toujours pas comment.
(c'est très redondant, comme post, mais j'ai du mal à m'éclaircir les idées, le matin)
Meuh non, ce n'est pas redondant. Et puis je suis mal réveillée aussi, ça tombe bien.