C'est aussi l'argument de Joseph : un dieu extraterrestre n'est pas un dieu ; c'est juste un extraterrestre. C'est ce débat qui se poursuit sur la question la continuité des concepts : immortalité, etc.bormandg a écrit :Ta preuve est certainement beaucoup plus rhétorique que valide, parce que
1 tu ne peux trouver de référence métaphysique en SF que en lui enlevant( toute sa méta-ité puisque la n'accepte un sujet autrefois métaphysique qu'après l'avoir rendu physique
Je maintiens de mon côté mon analyse : un dieu extraterrestre, c'est… un dieu extraterrestre. Les deux termes sont importants. Surtout si l'extraterrestre se manifeste sous des formes relevant classiquement du divin. Et je rappelle que j'ai posté il y a quelques jours un papier de Jean-Guy Nadeau de la Faculté de théologie de Montréal (un bon connaisseur de la question, donc), qui semble partager cet avis puisque sa conclusion pose, de manière interrogative, la possibilité de considérer la SF comme une littérature religieuse. Il y a longtemps, j'avais aussi signalé cet autre article de Dominique Doucet (faculté de théologie d'Angers illustrant également le caractère non-problématique (en tout cas non absurde) d'une continuité conceptuelle possible.
Bref, la réification des concepts MR par la science-fiction ne les prive aucunement de leur "méta-ité" pour reprendre ton cool néologisme. L'apparition de Cthulhu est apocalyptique et entraîne la folie de ses contemplateurs ; la résurrection de Gosseyn sur Vénus ébahit ; le caractère incompréhensible de Solaris et d'Ubik est canonique ; l'issue ultime que représente la Perte en Ruaba est classiquement disjonctive. Ce n'est pas parce que ces êtres, ces entités, ces objets sont potentiellement rationalisables qu'ils n'excèdent pas l'humain, avec tout ce que cela implique sur le plan cognitif. Je pense même profondément que c'est le contraire : c'est parce qu'ils conservent ce caractère qu'il est intéressant de les rationaliser : c'est la contribution de la SF au réenchantement du monde.
Reste, comme toujours, à essayer de vérifier l'hypothèse – qui est que la France des années 50-90 a mal réagi à cette partie du projet de la SF pour lequel elle n'avait pas de catégorie positive (MF a rappelé à juste titre à quel point une telle perception peut vite basculer du côté de l'ésotérisme et des trucs barjos).
Je viens dans cette perspective de tomber sur quelque chose d'intéressant. Un article d'un philosophe, Wolfgang Sauré, à propos du peintre français Michel Henricot.
Je ne connaissais pas ce peintre. Voici la mini-bio que j'ai trouvée sur son site :
Peut-être quelques-uns d'entre vous connaissent-ils son œuvre ? Pour les autres qui, comme moi, le découvrent, voici quel en est le ton :Michel Henricot est né en 1940 à Douai, d’un père d’origine italienne et d’une mère du Nord de la France. Ses parents viennent s’établir à Paris quand il a deux ans. Après des études rapides et distraites dans une pension de la région parisienne, il abandonne le lycée à quinze ans pour travailler comme graveur de musique dans une maison d’édition. Parallèlement, il étudie le piano et peint chaque soir après son travail. Il fréquente assidûment les musées, particulièrement celui de Gustave Moreau, dont les sombres splendeurs le fascinent, et aussi le Musée d’Histoire Naturelle, où il se rend chaque semaine afin de dessiner les magnifiques reptiles du Crétacé.
Ses premières admirations vont à la civilisation égyptienne et ses idoles momiformes, puis aux peintres de la Renaissance italienne, pour le vertige de leur perspective et leur fascinante virtuosité. Après un rapide intérêt pour les surréalistes, « la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table d’opération » ne lui ayant pas semblé le comble de la félicité, il découvre l’oeuvre de Max Klinger et particulièrement la série Le Gant, qui déclenche chez lui tout un processus de création.
Il admire beaucoup Max Ernst, surtout l’époque des forêts pétrifiées, Leonor Fini, qu’il aura la chance de rencontrer plus tard, et aussi Richard Lindner, Fabrizio Clerici…
Il expose pour la première fois à l’âge de 21 ans, puis s’interrompt deux ans durant pour le service militaire en Algérie. Son colonel lui trouvant des dispositions pour la photo le nomme reporter, afin de faire les clichés de cadavres trouvés sur les terrains d’opérations… Il continue à peindre en Algérie, pratiquemment enfermé dans une chambre, afin de satisfaire la voracité picturale des officiers.
De retour à la vie civile, il abandonne définitivement tout autre travail pour se livrer entièrement à la peinture. Il rencontre alors Leonor Fini et Stanislao Lepri avec qui il travaillera de nombreux étés dans leur monastère de Corse.
Il partage sa vie entre la peinture et la musique, qui a pour lui autant d’importance, bien que n’étant pas créateur en ce domaine. Il se tient le plus possible à l’écart du monde. Son rêve est d’habiter une crypte…



Ça semble assez familier, n'est-ce pas ?
Le papier de Sauré est intéressant. Il commence par ce petit cours d'histoire de l'art :
Il insiste ensuite sur l'expérience fondatrice du peintre : la contemplation d'une gravure d'un certain Max Klinger :Dès lors que Gauguin eut découvert dans les créations exotiques des îles des mers du sud la valeur esthétique de l'art primitif, et que Picasso eut transposé dans ses tableaux et ses sculptures la démonie de l'art africain, les créateurs européens découvrirent les civilisations archaïques et les cultures des autres continents. On recherchera en dehors de ses propres traditions des couleurs, des formes et des motifs nouveaux, d'une forte expressivité.
Des peintres comme Max Kirchner, Max Ernst, Brauner, Masson ou Pechstein crurent découvrir dans l'archaïsme de civilisations étrangères l'unité mythique perdue entre l'homme et l'univers. Du point de vue de l'histoire de l'art, ce fut le début d'une nouvelle époque qui fit apparaître des formes picturales et des archétypes codés au travers desquels l'homme primitif s'assurait l'unité religieuse avec le monde et ses dieux. Nombreux furent ceux qui virent dans l'Egypte ancienne le modèle de cet univers du sacré et de l'esthétique, contraire de la modernité.
Les surréalistes en particulier, empreints d'une conception métaphysique du monde, considèrent ce pays des pyramides, avec les momies et le culte des morts, comme une « terre sainte ».
Voici la gravure en question :Henricot est très marqué par le peintre, graveur et sculpteur Max Klinger ( 1857 - 1920 ) qui associe à un dessin linéaire, classique, précis, des sujets de la peinture fantastique pour représenter l'absurde, le paradoxe de la beauté et de l'horreur du destin, la contradiction entre les désirs et les espoirs déçus. Henricot décrit lui-même l'impression profonde que lui a faite une gravure de Max Klinger : « Un jour, feuilletant négligemment une revue d'art allemande, je tombai sur la reproduction d'une estampe de Max Klinger intitulée 'Der Handschuh' (le gant). Encore aujourd'hui, je ne saurais dire pourquoi cette œuvre m'a si profondément impressionné. Elle montre un énorme oiseau, ou plus exactement un animal fossile mi-reptile, mi-oiseau, s'envolant par une fenêtre abîmée. Il tient dans son bec démesuré un gant. Par la fenêtre, à travers les vitres brisées, se tendent précipitamment deux bras qui tentent de le retenir. Au-dessous de l'oiseau, jusqu'à hauteur de la maison, serpente un buisson couvert de fleurs pâles figées dans une immobilité effroyable. Ce tableau est le premier que j'ai consciemment vu et ressenti au sens propre. Je le considère aujourd'hui encore avec une sorte de frisson sacré ! ».

Si Oncle n'a pas le cœur serré par cet hommage inconscient au professeur Challenger, je mange le gant. Mais "le cœur serré", ce n'est pas assez précis. Ce qui compte, c'est l'impression telle que l'a vécue Henricot et la façon dont il en parle : "frisson sacré".
Ou encore : Awe. Sense of wonder. Sidération cognitive. Comme vous voudrez. On est en terre de connaissance, de toute façon : "un dessin linéaire, classique, précis," appliqué à "des sujets de la peinture fantastique", voilà qui rappelle ce que j'avais suggéré à propos de Goya et Doré : le choc provoqué par le traitement réaliste de thèmes classiquement symboliques ou allégoriques. Fait significatif, Henricot souligne lui-même où passe la ligne de partage quand il précise : "un énorme oiseau, ou plus exactement un animal fossile mi-reptile, mi-oiseau". Ah… réification. On a l'impression de voir à l'œil nu comment la bestiola du Loch Ness est devenue un dinosaure. Mais passons.
Nous voilà donc avec un peintre dont l'expérience fondatrice est familière, qui a cru trouver dans les Surréalistes un cousinage avant de bifurquer vers quelque chose de différent, quelque chose qui ressemble beaucoup à la SF visuelle telle que nous la connaissons. Voici comment Sauré l'analyse (je souligne ce qui me semble important) :
Une œuvre née devant des gravures mi-fantastiques, mi-scientifiques, influencée par les surréalistes, visant "la merveille, l'étonnement" par "l'union de l'inconciliable" : voilà un discours qui me paraît d'autant plus transposable à toute une partie de la SF que l'œuvre en question en semble l'expression visuelle.Henricot ne transpose pas des idées en images, il transpose ses propres expériences, ses impressions et ses émotions. Sa peinture est individualiste et sans concession. Elle est le produit de longues années de travail, dans la solitude de l'atelier, à l'écart des modes, des écoles, des courants artistiques et des chapelles.??A notre réalité quotidienne, Henricot oppose l'artifice de ses personnages fantasmagoriques, produisant un effet d'étrangeté, de surprise et de choc. Il souligne délibérément l'aspect irréel et fantomatique de ses larves humaines translucides et exprime ainsi son opposition aux variétés de l'art d'avant-garde en même temps qu'aux visions bourgeoises conventionnelles de la bonne et de la mauvaise vie. Henricot exploite de façon tout aussi systématique l'expressivité immanente des formes géométriques.
Les crânes de ses mannequins rappellent les têtes sculptées de Brancusi avec leur forme de base en ellipse ; ils servent d'enveloppe à une pensée lointaine et cachée. La disposition scénique de ces marionnettes humaines qui se déplacent les unes vers les autres à quatre pattes, en rampant, en marchant ou en flottant, a quelque chose de solennel et de mystérieux ; elles évoquent un tourment caché qui suscite le malaise et le sentiment d'étrangeté. Elles vivent dans un univers fermé sur lui-même, selon des lois qui leur sont propres ou reposent sans mouvement, dans une somnolence éternelle, dans des cercueils ou des sortes de baignoires en forme de sarcophages. Elles sont prisonnières de courroies, subissent des irradiations ou végètent, poursuivant une existence insondable dans un domaine intermédiaire entre la vie et la mort. Henricot associe dans son œuvre l'expression de l'étrangeté, de l'excentricité et du paradoxe aux formes de l'harmonie et du calme classiques. Et c'est précisément à cause de cette réunion d'aspects contradictoires que nous pouvons le considérer comme un des rares maniéristes du monde de l'art actuel. L'une des caractéristiques du maniérisme est la réunion de l'inconciliable, la Discordia concors, l'association de caractères esthétiques opposés. Comme chacun sait, Giorgio Vasari (1511-1574) qualifiait de maniera l'expression artistique tardive de Michel-Ange, parce qu'elle s'écartait de l'harmonie classique. Emanuele Tesauro, théoricien du maniérisme, enseignait en 1656, qu'il n'était de véritable artiste que celui qui « associait entre eux les éléments les plus éloignés ». Le principe artistique de Henricot consiste de la même manière à unir dans une métaphore picturale des éléments hétéroclites et étrangers. ??La meraviglia ( l'étrange ), l'étonnant, le merveilleux fait partie des désirs les plus élémentaires des peintres maniéristes. Nous nous contenterons d'évoquer ici Giuseppe Arcimboldo (1527-1593), peintre de la cour de Rodophe II à Prague, avec ses portraits de fruits et de légumes. Ou Hieronymus Bosch (1450-1516) et sa démonologie fantastique, ou encore Pieper Brueghels (1564-1638) et ses visions de la damnation et de l'enfer. On peut penser aussi à Venise obscure et dramatique du Tintoret, ou à l'extase religieuse du Greco avec ses personnages pâles, étirés en longueur. Vasari reprochait aux Toscans ( Becafumi, Bronzino, Pontormo et Rosso ) de peindre tous « alla maniera di Michelangelo ». ?
On retrouve aussi chez Henricot, dans ses peintures de torses masculins, quelque chose de cette facture sensuelle, à la Michel-Ange. Il modèle les corps comme un sculpteur selon l'anatomie classique et les plonge ( le plus souvent sous forme de fragments ) dans une lumière crépusculaire opalescente qui leur donne un reflet nacré. Ses portraits cadavériques et lointains, têtes, crânes ou visages, portent des titres signifiants comme « Hypnos » ou « Thanatos ». Henricot les peint avec une somptuosité inquiétante, dans une matière colorée sombre, ardente - ce sont les reflets picturaux d'une existence fragile entre l'éveil et la disparition. Federico Zuccari (1542-1609), énonçant la théorie du maniérisme, recommandait aux peintres de la Renaissance tardive de ne représenter que des figures de leur imagination, donnant à l'artifice la priorité sur tout naturel. En ce sens, les têtes stéréotypées des personnages de Michel Henricot deviennent elles aussi des symboles paradigmatiques de l'esprit, les corps représentent métaphoriquement la dématérialisation et la sublimation. C'est la provocation de Michel Henricot à l'adresse de la conscience anti-métaphysique du rationalisme moderne, et il pose à nouveau la question apparemment anachronique du sens de la mort, de l'immortalité et de l'art.
Je trouve ça intéressant. Car si une telle œuvre est perçue par un philosophe comme doublement opposée "aux variétés de l'art d'avant-garde en même temps qu'aux visions bourgeoises conventionnelles" (c'est à dire située nulle part en termes esthétiques) ; si d'autre part elle est perçue comme "provocation à la conscience anti-métaphysique du rationalisme moderne" et si les questions qu'elle soulève (le sens de la mort et de l'immortalité, en particulier) sont réputées "anachroniques" – alors l'hypothèse prend corps.
Edité : le premier tableau posté plus haut semble d'ailleurs avoir été utilisé par l'édition US d'un roman ou recueil de Zelazny, d'après ce site.