J'ai peut-être trouvé un exemple de livre particulièrement bien adapté aux bureaux de tabac : sa fin est une ode littérale au pouvoir des allumettes. Le héros – Navidson – se retrouve coincé dans un monde infini et plongé dans le noir total avec, pour tout bagage, un gros livre et une pochette d'allumettes.
Staker a calculé que chaque allumette brûlait durant une moyenne de 12,1 secondes. Avec seulement 24 allumettes plus la pochette, dont Staker a calculé qu'elle mettrait 36 secondes à brûler, Navidson était donc en possession de cinq minutes et quarante-quatre secondes de lumière.
L'ouvrage en question, toutefois, fait 744 pages. Même si Navidson parvient à lire une page en une minute, il lui restera encore 706 pages (il en a déjà lu 32). Pour surmonter cet obstacle, il arrache la première page, qui bien sûr consiste en deux pages de texte, et la roule en une tige serrée, créant ainsi une torche qui, selon Staker, mettra environ deux minutes à brûler et lui fournira juste assez de temps pour lire les deux pages suivantes.
Malheureusement, les calculs de Staker s'apparentent davantage à une forme d'onanisme universitaire, à une branlette d'illusoires estimations, sans grand rapport avec le monde réel. Comme le signale Navidson, il perd très vite le rythme. Peut-être sa lecture ralentit-elle ou bien le papier brûle irrégulièrement ou il n'a pas réussi à éclairer convenablement la page suivante. Ou peut-être les mots dans le livre ont-ils été arrangés de telle façon qu'il est quasiment impossible de les lire. Quelle que soit la raison, Navidson est contraint d'enflammer la couverture du livre ainsi que le dos. Il essaie de lire plus rapidement, perd inévitablement une partie du texte, se brûle souvent les doigts.
Finalement, Navidson se retrouve avec une seule page et une seule allumette. Pendant un long moment, il attend dans l'obscurité et le froid, repoussant cet ultime fragment d'illumination. Mais à la fin il s'empare de l'allumette et après avoir repéré la languette de friction fait s'enflammer une dernière bille de feu.
D'abord, il lit quelques lignes à la lumière de l'allumette puis, comme la tête lui brûle l'extrémité des doigts, il applique la flamme à la page. Une fin unique : l'acte final de lire et l'acte final de consumer. Et tandis que le feu dévore rapidement le papier, les yeux de Navidson balaient fiévreusement le texte, avec juste un temps d'avance sur la nécessaire immolation, jusqu'à ce que, alors qu'il arrive aux tout derniers mots, les flammes lèchent ses mains, la cendre se disperse dans le vide autour de lui, et alors que la flamme recule et faiblit, sa lumière soudain épuisée, le livre disparaît, ne laissant derrière lui que des traces invisibles déjà démantelées par l'obscurité.
Force est de reconnaître que Fabien avait raison : ce livre fut un grand succès.