Patrice a écrit : [Silverberg] a pris un risque énorme, celui de suivre certains penseurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle pour lesquels l'Histoire suit un cours inexorable et immuable, quels que soient les événements (nécessairement mineurs) qui surviennent.
Ca se rapproche de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin, philosophe jésuite (mais aussi paléontologue: on rejoint la passion de Silverberg pour l'Histoire), sur ce cours inexorable, de l'alpha à l'oméga.
Il a aussi la pensée de Tolstoï (pas Alexei, auteur de Science Fiction, mais bien Léon, alias Lev) dans les derniers chapitres de La Guerre et la Paix, qui mène une réflexion similaire sur l'Histoire, partant du principe que si Napoléon n'avait pas entrainé une nuée de peuples (Français, Italiens, Allemands, Polonais, etc.) à la conquête de l'Europe centrale et de la Russie, un autre l'aurait sans doute fait car ce sont les masses, les peuples, qui font l'Histoire, et non de simples individus (on a là le principe d'une belle uchronie!).
Le risque de Silverberg est donc d'incorporer à son uchronie des concepts aussi peu évident. On attend toujours d'une uchronie un changement radical, un jeu du "et si..." qui oblige à innover. Pas forcément: et si l'uchronie, c'était pareil que maintenant? Pas facile à mettre en oeuvre, n'est-ce pas?
Pour Teilhard, "tout ce qui monte converge" vers l'omega, comme tu l'écris. Il s'agit en effet d'une sorte de "mouvement inexorable", mais il s'applique plus à la "conscience humaine" (désolé, je ne trouve pas de meilleure expression) qui viserait à rapprocher l'humain du divin. Je ne suis pas sûr qu'on puisse rapprocher cette évolution de l'espèce humaine d'une évolution historique qui serait elle-aussi "inexorable".
En ce qui concerne l'histoire et l'importance des "grands hommes" dans son déroulement, on peut s'interroger sur la façon dont les historiens ont rendu compte du phénomène.
En France, l'Ecole Méthodique, de la fin XIXème-début XXème siècle, a sans doute privilégié le rôle des individus dans sa façon d'expliquer les évolutions historiques (domination de l'histoire politique, diplomatique et militaire, bref de l'histoire événementielle... et des biographies historiques).
Après la Seconde Guerre mondiale, les historiens universitaires français ont plutôt privilégié l'étude des masses dans la lignée de l'Ecole des Annales fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch dans l'entre deux guerres. Dans sa thèse
La Méditerranée à l'époque de Philippe II, Fernand Braudel présente ses 3 temps de l'histoire : un temps "rapide" de l'individu, de l'histoire politique, militaire, etc... (et qui se mesure en années ou en décennies) comparé aux vagues qui agitent la surface de l'océan ; un temps plus lent, propre aux grandes évolutions économiques et sociales (qui se mesure sur une échelle de quelques siècles) qu'il compare aux courants marins de "moyenne profondeur" (qui se mesure en siècles) ; un temps long et très lent, celui des phénomènes "géographiques" et naturels (qui se mesure en siècles ou en millénaires) qui correspondrait aux courants marins des grandes profondeurs. A cette époque, l'individu est alors "noyé" par la masse pour la plupart des universitaires français. On en arrive même à un livre comme celui de Pierre Goubert intitulé
Louis XIV et vingt millions de Français, qui étudie finalement bien plus la population française que le roi-soleil.
Depuis les années 70, le rôle de l'individu commence à être réévalué. Un retour d'une certaine histoire politique (René Rémond et consorts), le succès des biographies historiques (des éditions Fayard ou Perrin principalement), les "biographies" d'inconnus (la micro-storia italienne avec
Le Fromage et les vers qui s'intéresse aux croyances d'un meunier du Frioul condamné par l'Inquisition ou la biographie d'un parfait inconnu par Alain Corbin
Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 ) ... ont favorisé ce retour à l'étude historique centrée sur l'individu, même s'il ne s'agit plus forcément d'un "grand homme".
Les uchronies qui reposent sur le rôle d'un individu (
Pavane par exemple qui commence sur l'assassinat d'Elisabeth 1ère) ou sur le résultat d'une bataille (Napoléon gagne à Waterloo) ont trop souvent cherché à créer un décalage parfois un peu artificiel en effet. Le rôle des masses et du temps géographique braudélien est souvent minoré par des auteurs (d'ailleurs qu'en est-il des écoles historiques anglo-saxonnes ?) soucieux d'inventer un possible complètement différent. Tu as raison de dire que l'uchronie pourrait aussi être "paril à maintenant"... Surévaluer le rôle des individus aux dépens des grandes tendances historiques risque de créer des possibles assez peu vraisemblables.
Tes propos me donnent envie de me pencher sur
Roma Aeterna afin de pouvoir me faire ma propre idée.