MOORE & O'NEILL - La Ligue des Gentlemen Extraordinaires

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Nébal
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MOORE & O'NEILL - La Ligue des Gentlemen Extraordinaires

Message par Nébal » mar. déc. 07, 2010 8:23 am

Aujourd'hui, le Volume I.

Je ne sais pas si je vous l’ai déjà fait remarquer, mais Alan Moore est Dieu.



Ah, tiens, maintenant que j’y pense, si.

Mais vous reconnaîtrez qu’en plus il a la tête de l’emploi.

Et parmi Ses œuvres non négligeables, il y a la fameuse Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Qui n’a évidemment rien à voir avec l’étron filmique du même nom, pour lequel on ne remerciera pas Sean Connery. Jusqu’à présent, comme tout le monde (…), j’avais lu la Ligue en français, dans la très belle édition en format FRANÇOUAIS publiée par les Éditions USA.

Mais ce que je ne savais pas, c’est que cette édition était incomplète.

Non, je ne parle pas ici de Black Dossier et de Century: 1910, qui n’avaient pas été publiés en France (le premier semblant ne devoir jamais l’être, d’ailleurs…) ; je parle bel et bien des deux premiers volumes de la Ligue. Il y manquait en effet nombre de petits « suppléments », certes pas forcément indispensables, mais quand même bien drôles, mais surtout de très longs textes publiés en « feuilleton », très utiles pour la compréhension de l’ensemble. En gros, pour vous donner un point de comparaison, c’est un peu comme si, dans Watchmen, l’éditeur français avait décidé unilatéralement de sabrer tous les passages « non-BD » ; et en volume, c’est même pire que ça…

En fin de compte, j’avais donc l’impression de n’avoir pas vraiment lu La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Et quand m’a été donnée l’opportunité de lire enfin Black Dossier et Century: 1910, j’ai d’abord voulu relire (en VO, donc) les deux premiers volumes de la série, avec ce qui m’avait manqué jusqu’alors. D’où la série d’articles que j’entame aujourd’hui.

Ce premier volume de The League Of Extraordinary Gentlemen peut dès lors être découpé approximativement en deux parties (sans compter les divers gags et autres suppléments en une planche, et la galerie de couvertures à la fin) : la première comprend la bande-dessinée à proprement parler, un story arc de six épisodes ; la seconde correspond à une longue nouvelle en « feuilleton » prenant place immédiatement avant les événements décrits dans la BD (mais qu’il vaut mieux lire après), intitulée « Allan And The Sundered Veil ».

Mais commençons de manière plus générale par présenter le principe de la Ligue. Nous sommes dans un monde que l’on pourrait largement qualifier de « steampunk », ou si l’on préfère de « rétro-futuriste », à la fin du XIXe siècle, en Angleterre essentiellement. Dans ce monde-là, où l’Empire victorien est à son sommet mais présente ses premiers signes de déliquescence, Alan Moore s’amuse à brasser tout ou partie de la culture plus ou moins populaire de l’époque, avec quelques pics vers le passé et d’autres vers le futur, pour élaborer un réjouissant team comic faisant appel aux plus célèbres figures du genre, et d’une richesse folle en références (pour ceux qui ne le connaîtraient pas, je recommande ce site – enfin, cette page d’archives, le site est mort, tiens donc ?).

Seront donc membres de la Ligue : Mina Murray, anciennement Mina Harker, dont l’écharpe rouge autour du cou rappelle assez qu’elle s’est échappée de Dracula de Bram Stoker ; le capitaine Nemo, de 20 000 lieues sous les mers et L’Île mystérieuse de Jules Verne (c’est dans ce dernier roman que son identité indienne est dévoilée, pour ceux qui s’en étonneraient) ; Allan Quatermain, son antithèse colonialiste crée par Henry Rider Haggard (Les Mines du Roi Salomon, etc.) ; Henry Jekyll et tant qu’à faire Edward Hyde, cette fois un colosse contrairement à ce que l’on trouvait dans le texte original de Robert Louis Stevenson ; et enfin Hawley Griffin, L’Homme invisible d’H.G. Wells, dont j’aurai bientôt l’occasion de vous reparler.

Le début du story arc présente les différentes étapes de la constitution de la Ligue, comme souvent dans les team comics, dans cet ordre. C’est déjà l’occasion de pages très réjouissantes, et de rencontres annexes non négligeables, comme celle, à Paris, d’Auguste Dupin, vieillissant mais toujours perspicace.

Mais l’histoire à proprement parler ne commence qu’ensuite, quand nos aventuriers sont chargés par Campion Bond, leur intermédiaire par rapport à leur chef suprême simplement désigné par la lettre « M » (et que Mina Murray suppose dès le début être Mycroft Holmes, le frère de Sherlock), de contrecarrer les plans d’un mystérieux et satanique « Docteur » asiatique de Limehouse, jamais nommé mais dans lequel on reconnaîtra aisément Fu-Manchu. À partir de là, nos héros iront de surprise en surprise, jusqu’à un finale pour le moins apocalyptique…

Que du bonheur. On voit bien là tout l’art narratif d’Alan Moore, qui parvient à faire une bande-dessinée à la fois intelligente et drôle, et extrêmement érudite sans jamais assommer ni perdre le lecteur, qui, au contraire, se régale d’autant plus du jeu de piste. À vrai dire, relire la Ligue après La Brigade chimérique (que je continue de bien aimer quand même, hein), ça m’a fait comme un choc… Définitivement, les deux projets, bien que ressemblants à bien des égards, ne jouent clairement pas dans la même catégorie ; et nos auteurs français, ici, ont bien des leçons à prendre du Maître (mais qui ne serait pas dans ce cas ?)…

Je ne m’étendrai pas sur les petits « suppléments » que l’on trouve ici ou là dans ce premier volume, même s’ils sont souvent fort amusants. Il faut par contre accorder quelques développements à la longue nouvelle (« feuilletonesque » : elle est composée de six chapitres, rappelant chaque fois au début ce qui s’est produit dans les épisodes précédents) intitulée « Allan And The Sundered Veil », et qui ne figurait donc pas dans l’édition française de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires (ce qui est un peu scandaleux tout de même…).

L’histoire se situe donc avant la constitution de la Ligue, mais postérieurement à la mort simulée d’Allan Quatermain ; celui-ci n’est pas encore un opiomane, mais nous verrons justement dans cette nouvelle pourquoi il le deviendra… En attendant, il se rend chez Lady Ragnall pour prendre la plus précieuse des drogues : le taduki. Celui-ci le plonge dans un état comateux, qui lui fait faire un rêve étrange, un rêve où il croise de non moins étranges personnages : un certain Randolph Carter, rêveur de son état (la nouvelle est avant tout lovecraftienne), son grand-oncle John Carter, obsédé par Mars (eh eh !), puis un anonyme qui se présente comme étant « le voyageur temporel » (bien évidemment, il s’agit de celui de Wells). S’ensuivra un voyage halluciné dans le rêve, l’espace et le temps, entre les dimensions, là où rampent et murmurent de sinistres créatures qui cherchent à pénétrer dans notre monde…

Si la nouvelle a ses côtés pénibles – le rappel systématique des événements antérieurs –, il n’en reste pas moins qu’Alan Moore, qui a une jolie plume, sait instaurer une très belle ambiance et rendre hommage à Lovecraft et à Wells. Rien que pour ça, la nouvelle vaut le détour. Mais elle explique en outre des éléments de la BD, de ce premier tome a posteriori, mais aussi du second volume à venir, et peut-être (cela, je ne peux pas encore le dire) de ce qui va suivre : c’est dire si sa lecture est capitale, ce qui rend d’autant plus incompréhensible son absence dans l’édition française de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires

(A suivre...)

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Nébal
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Message par Nébal » lun. déc. 20, 2010 7:21 am

Volume II

[...] Je ne reviendrai pas ici sur la présentation générale de la Ligue, vous pouvez pour cela vous référer à mon compte rendu du Volume One. Contentons-nous donc de rappeler que la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, dirigée par Mina Murray et comprenant le Capitaine Nemo, Allan Quatermain, Henry Jekyll / Edward Hyde et Hawley Griffin alias l’Homme invisible, y a sauvé autant que faire se peut Londres d’un terrible danger venu des airs. Il en est résulté, en toute fin de volume, une reconfiguration complète des services secrets britanniques qui aurait pu sonner le glas de la Ligue… mais d’autres menaces sont à même de surgir, justifiant son maintien. Et la dernière planche du Volume One se montrait assez explicite en la matière…

En effet, après un prologue martien emprunté au cycle de « John Carter » (croisé, rappelez-vous, dans « Allan And The Sundered Veil ») et pauvre en dialogues (mais non moins fascinant), c’est La Guerre des mondes d’H.G. Wells qui fournira l’essentiel du canevas de ce Volume II (du moins de sa partie comics…). On pourrait d’ailleurs aller plus loin, et voir dans l’ensemble de ces six épisodes un hommage à Wells, dans la mesure où, non seulement La Guerre des mondes est au centre des événements, mais encore L’Homme invisible y joue un rôle essentiel… et un troisième grand roman wellsien est de la partie, mais sans doute vaut-il mieux ici que je me taise...

Cela dit, on aurait également envie de sous-titrer l’ensemble « Hyde Superstar », tant le monstrueux double du Docteur Henry Jekyll se montre ici charismatique (au cinéma, on dirait qu’il bouffe l’écran). Le personnage se révèle ici sous toutes ses coutures, bien plus complexe qu’on ne l’imaginait à la base, et nous offre un véritable festival. « You should see me dance the polka… »

Pour le reste, ce Volume II fait honneur au talent d’Alan Moore, qui ne se contente bien évidemment pas de copier-coller l’intrigue de Wells à l’univers de la Ligue. Il sait se réapproprier intelligemment La Guerre des mondes, avec une finesse qui n’appartient qu’à lui, mais qui n’exclut pas une salutaire dose d’humour, et même, disons-le franchement, de réjouissants éclats de pur mauvais goût. Ce Volume II est en effet, dans la mesure du possible, encore plus délirant et enthousiasmant, par bien des aspects, que le premier. Autant dire que les amateurs ne seront pas déçus du voyage.

Un voyage crépusculaire pourtant, et ce sans surprise – je ne pense pas ici spoiler quoi que ce soit : malgré le délire ambiant, malgré l’humour omniprésent, cette aventure marque la fin de la Ligue formée par Mina Murray. Une fin qu’on devine très tôt sanglante et définitive…

Mais ce n’est pas pour autant la fin de l’ouvrage… ni, sans doute, la véritable fin de la Ligue en tant qu’institution. Mais de cela il n’est possible de prendre conscience qu’à la lecture de la volumineuse seconde partie de ce tome 2, textuelle, « The New Traveller’s Almanac ». Il s’agit d’une sorte de « guide de voyage » dressé par les services secrets britanniques à partir des notes fournies par les membres de la Ligue sur plus de trois siècles : on découvre (ou plutôt, on obtient confirmation...) en effet que la Ligue créée par Mina Murray avait connu de précédentes incarnations, comprenant parfois des membres prestigieux (un certain Gulliver, par exemple), mais aussi que la Ligue a d’une certaine façon continué après l’invasion martienne de 1898… C’est ainsi l’occasion de faire la rencontre d’un certain nombre de personnages cruciaux, comme par exemple l’immortel et androgyne Orlando…

Mais disons les choses plus clairement : si, dans le premier volume, « Allan And The Sundered Veil » était une nouvelle sympathique et utile à la compréhension de la suite, « The New Traveller’s Almanac » n’est pas « simplement utile ». Pour avoir attaqué hier la lecture de Black Dossier, je peux d’ores et déjà vous dire que la lecture préalable de « The New Traveller’s Almanac » est tout simplement indispensable à la compréhension des événements qui y sont rapportés. Et je suppose qu’il en va de même pour Century: 1910. En effet, tous les éléments compris dans le « Black Dossier » à proprement parler trouvent leur origine dans ce long texte du Volume II, qui éclaire en outre l’identité des deux héros de cette « suite »… Autant dire que son absence dans la version française – hors édition collector en coffret, à ce que j’ai cru comprendre – est cette fois véritablement scandaleuse… Mais vous êtes avertis : n’essayez pas de lire Black Dossier si vous n’avez pas lu au préalable « The New Traveller’s Almanac », vous risquez de ne rien y comprendre.

Le problème, cela dit, c’est qu’il faut se le farcir, ce « New Traveller’s Almanac ». Et mine de rien, ça demande un effort assez consistant. Car il s’agit d’un texte extrêmement dense, qui bombarde le lecteur d’informations extrêmement érudites (et cependant lacunaires, ai-je trouvé, mais Alan Moore a nécessairement dû faire des choix…), et d’une lecture particulièrement aride, malgré les quelques illustrations ici ou là : la maquette sur trois colonnes n’arrange probablement rien à l’affaire. Je ne cacherai donc pas que j’ai peiné sur ce texte, d’autant que son caractère « répétitif », à le lire ainsi en bloc, lui confère en outre un aspect passablement ennuyeux par endroits (eh oui ; je sais, je n’en reviens pas moi-même, j’ai trouvé un passage d’Alan Moore ennuyeux…). Pourtant, les moments savoureux ne manquent pas, ni l’humour, là encore (notamment dans le dernier chapitre). Reste qu’il faut s’accrocher. Mais le jeu en vaut la chandelle : c’est toute la suite de The League Of Extraordinary Gentlemen qui devient accessible à la lecture de ces pages.

Détaillons-les brièvement. Six chapitres, donc, correspondant chacun à une zone géographique précise, dont on détaille les lieux, événements et personnages notables ou mystérieux : le premier de ces chapitres, sans surprise (chauvinisme oblige), concerne les Îles britanniques, et on y entend par exemple parler de la disparition d’une certaine Miss A. L. dans un trou, puis dans un miroir… On y parle surtout du « Blazing World », qui aura une grande importance par la suite. Deuxième chapitre, l’Europe, où je n’ai pu manquer (chauvinisme oblige ?) de m’attarder sur le cas français, et notamment sur les Hommes Mystérieux, contrepartie française de la Ligue, comprenant, pour l’anecdote, un certain Nyctalope (…), mais aussi Jean Robur, entre autres (on y reviendra plus en détail dans Black Dossier). Le troisième chapitre est consacré aux Amériques (j’avoue, sans surprise, m’être particulièrement attardé en Nouvelle-Angleterre). Le quatrième, à l’Afrique et au Moyen-Orient. Le cinquième, à l’Asie et à l’Australie (Laputa, Shangri-La, Xanadu…). Le sixième, enfin, aux régions polaires (les Montagnes hallucinées, la Mégapatagonie, Toyland…).

Ce Volume II est donc une suite exemplaire, bien à la hauteur du premier tome. Et, je me répète, mais c’est important, il est capital d’y lire « The New Traveller’s Almanac » pour une bonne compréhension de la suite. Autant dire que cela en fait une lecture indispensable. De la part d’Alan Moore, on n’en attendait pas moins.

(A suivre...)

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Vladkergan
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Message par Vladkergan » lun. déc. 20, 2010 8:01 am

Nébal a écrit :
(A suivre...)
Chronique de La ligne des gentlemen extraordinaires Century 1910 en vue ?

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Message par Nébal » lun. déc. 20, 2010 8:10 am

Ouep. Mais d'abord Black Dossier.

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Mors Ultima Ratio
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Message par Mors Ultima Ratio » lun. déc. 20, 2010 10:33 am

J'ai trouvé ces deux opus très décevants d'ailleurs. On ets très loin de la maestria des deux premières séries. On dirait presque que Moore et O'Neill s'ennuient ferme sur "Black Dossier" et "1910".
"On dit que les oiseaux sont libres dans le ciel, mais la vraie liberté n'est-elle pas celle d'avoir un endroit où se poser ?"par Sanzo dans Saiyuki

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Message par Nébal » lun. déc. 20, 2010 10:49 am

Peux pas encore dire, je n'en suis qu'au début de Black Dossier, mais pour le moment je me régale...

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Nébal
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Message par Nébal » mar. déc. 21, 2010 9:55 pm

Black Dossier

[...] Alan Moore est Dieu, et j’ai enfin lu le Black Dossier. D’où : je suis content. Parce que ça faisait un petit moment que je voulais lire la bête, et qu’il semblait que, pour une obscure raison de droits à ce que j’ai cru comprendre, il n’était même pas concevable d’en attendre un jour une traduction française.

Or, le Black Dossier, ce n’est pas rien, tout de même ; c’est en quelque sorte (mais pas vraiment non plus, voir plus bas) la « suite » de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, fantabuleuse série dont je vous ai dit le plus grand bien ces derniers jours, suite à ma redécouverte de la chose dans la langue de Shakespeare. Un passage presque obligé avant d’aborder cette « suite » (…), justement ; car, je me répète encore une fois – oui, je sais, mais c’est important, et maintenant que j’ai lu le Black Dossier je peux le confirmer pleinement –, cette bande-dessinée est à mon sens incompréhensible si l’on n’a pas lu au préalable le « New Traveller’s Almanac » figurant dans le Volume II de la série, et qui n’a semble-t-il été traduit en français que pour une édition collector en coffret. Une lecture ardue, exigeante, parfois pénible, mais indispensable.

Et une lecture qui, déjà, changeait quelque peu la donne, faisait prendre à la série une orientation qui n’était pas celle à laquelle on s’était habitué jusqu’alors – c’est-à-dire, pour schématiser, un très bon divertissement rendant un hommage enthousiasmant à la culture populaire (essentiellement) de l’époque victorienne (en gros). Déjà, le « New Traveller’s Almanac » semblait porté par une ambition plus grande, qui se traduisait de manière évidente par de drastiques changements d’échelle : on passait de l’Angleterre, en gros (les séquences égyptienne, française... et martienne étant pour le moins expédiées), au monde entier, et de l’époque victorienne (et encore ! de 1898, en fait…) à une période d’environ trois siècles, mais riche en vestiges d’un lointain passé…

Et Black Dossier renforce considérablement cette dimension historique, notamment par le biais des premiers documents constituant le « dossier » à proprement parler (j’y reviendrai). La série s’inscrit ainsi désormais dans l’Histoire (avec un énoooOOOooorme H), et, dotée d’une symbolique puissante et d’une ambition démesurée à la limite de la mégalomanie pure et simple (on est bien loin du gentil divertissement), rappelle, bien davantage que les premiers épisodes de la Ligue, le final bluffant et délirant de From Hell, ou, dans la même veine magique, mais plus contemporaine, l’extraordinaire Prométhéa (la conclusion de Black Dossier en est vraiment très proche dans l’esprit).

Aussi, vous êtes prévenus : ce n’est pas parce que vous avez adoré les volumes 1 et 2 de la Ligue que vous adhérerez nécessairement au propos de Black Dossier. Car, à vrai dire, cela n’a plus grand-chose à voir. Black Dossier, ainsi, n’est pas véritablement une « suite », et encore moins un « spin off ». C’est… autre chose.

Ceci étant posé, voyons voir ce qu’il y a à l’intérieur de la bête. Celle-ci se divise en deux parties bien distinctes, mais enchâssées l’une dans l’autre : il y a d’une part une bande-dessinée « classique » (même si…) et d’autre part un ensemble de « documents » très divers constituant le « Black Dossier » à proprement parler.

Nous sommes en Angleterre, en 1958. Mais pas n’importe quelle Angleterre, bien sûr : une Angleterre uchronique, qui sort tout juste du régime oppressif de Big Brother… Deux individus, un homme et une femme (sur lesquels je ne dirai rien, même si leur identité ne fait guère de doute…), manipulent un abruti d’agent secret (un certain Jimmy, qui boit des « vodka martini over ice » ; oui, c’est bien le petit-fils de…), et profitent de sa stupidité pour dérober un épais dossier à couverture noire. Les services secrets britanniques se mettent bientôt sur la piste du jeune couple, qui va faire tout son possible pour quitter l’Angleterre… mais parcourt en chemin le « Black Dossier ».

Ce dossier comporte une kyrielle de documents sur les différentes incarnations de la Ligue au fil des âges, ainsi que des pièces permettant d’éclairer les raisons de son existence ou la destinée de ses membres, triés dans l’ordre chronologique de leur sujet. Après des avertissements en novlangue, nous avons ainsi affaire à un premier document, un essai de l’occultiste Oliver Haddo, remontant aux Grands Anciens, puis descendant jusqu’à l’époque contemporaine en passant par l’Âge Hyborien et Melniboné… Suit une tout aussi passionnante autobiographie en bande-dessinée « à l’ancienne » (avec le texte en-dessous des cases) de l’immortel et androgyne Orlando, de sa naissance dans la Thèbes grecque de l’Âge de bronze à 1943…

Je ne vais pas citer tous les « documents » composant le « Black Dossier », ni, bien évidemment, détailler leur contenu ; je me contenterai ici d’évoquer les plus marquants d’entre eux. On peut noter, ainsi, une remarquable série de pastiches : Alan Moore, qui n’a peur de rien, écrit rien de moins qu’un bref acte d’une pièce perdue de Shakespeare ; il publie ensuite de nouvelles aventures de Fanny Hill (« racontées à John Cleland »…), ce qui nous vaut une amusante pièce érotique ; mais il se livre aussi à un hilarant pastiche lovecraftien de P.G. Wodehouse (dont l’auteur serait Bertie Wooster, bien sûr), avant d’emprunter l’alias de Jack Kerouac pour nous livrer quelques pages hallucinées (pas de ponctuation, écriture phonétique) d’un roman beat à la plume fascinante mais dont la compréhension est pour le moins ardue pour le béotien dans mon genre (mais là encore il y a du Lovecraft). Très impressionnant, n’empêche (même si, j’imagine, on pourrait renâcler devant l’exercice de style…).

Mais d’autres documents sont également intéressants, comme les mémoires de Campion Bond (oui, le grand-père, donc), qui comprennent en fait un long extrait du journal de Mina Murray narrant sa première rencontre avec le capitaine Nemo. Autre pièce de choix : celle qui décrit les groupes parallèles à la Ligue formés en Allemagne (dirigé par le Docteur Mabuse, tiens, tiens) et en France (Jean Robur, Arsène Lupin, Monsieur Zénith, le Nyctalope et Fantômas).

Cerise sur le gâteau : les dernières pages de la bande-dessinée… sont en trois dimensions !

(Enfin, trois… et plus, puisque affinités…)

De quoi conclure ce Black Dossier pour le moins fascinant sur une note de grand spectacle (qui pète un peu les yeux, cela dit…). Vous me direz, à vue de nez, ça fait un peu gadget, mais, non, je pense qu’il y a vraiment quelque chose, là-dedans… quelque chose qui participe du caractère hors-normes de Black Dossier. Difficile, à vrai dire, de recommander fermement cet ouvrage : il ne sera sans doute pas du goût de tous. Et l’on peut légitimement trouver la partie « BD » un peu « faible » par rapport aux « documents » (à l’exception de la conclusion, brillante… dans tous les sens du terme). Ici, une fois n’est pas coutume, je ne parlerai donc en définitive que pour moi : je me suis régalé à la lecture de cette bizarrerie inclassable. Je ne puis qu’espérer qu’il en ira de même pour vous.

(A suivre...)

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Message par Nébal » mer. déc. 22, 2010 9:16 am

Century: 1910

Est-il bien nécessaire de rappeler ici la nature divine d’Alan Moore ?

Oui.

Donc : Alan Moore est Dieu.

Et Century – joie ! joie ! – correspond au tant attendu « volume III » de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, cette série ô combien fantabuleuse qui a fait l’objet de mes derniers comptes rendus, après le détour pour le moins particulier – mais nécessaire – constitué par Black Dossier.

Au passage, il me paraît important – pour ne pas dire indispensable – de noter ceci : j’ai appris que Delcourt avait traduit Century: 1910… sans que ni cet éditeur, ni Panini (qui, parallèlement, « retraduit » médiocrement, pour ne pas dire pathétiquement, les premiers volumes de la Ligue – avec ou sans les annexes « textuelles » ? Si un lecteur pouvait m’éclairer à ce sujet, je lui en serais infiniment reconnaissant…), n’envisage de traduire pour autant Black Dossier, pour d’obscures raisons juridiques (il semblerait, à ce que j’ai cru comprendre, qu’il y ait obstruction de DC ; il faut dire qu’Alan Moore a claqué la porte de la « Distinguée Concurrence » : Century: 1910 [...] est paru chez un nouvel éditeur…). Or, précisons-le d’emblée pour les lecteurs non anglophones : Century: 1910 est à mon sens totalement incompréhensible si l’on n’a pas lu au préalable Black Dossier… album lui-même largement incompréhensible si l’on n’a pas lu au préalable « The New Traveller’s Almanac » dans le Volume II. Tout s’enchaîne… Autant dire, cher lecteur non anglophone, que tu ferais bien de réfléchir à deux fois avant d’acheter cette BD en français…

Ceci étant posé, abordons maintenant le contenu. Avec Century: 1910, nous attaquons le « volume III » de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, nous narrant cette fois ses péripéties au XXe siècle. Ce « volume III » comprendra trois volumes, séparés chacun par plusieurs années ; à l’heure actuelle, seul le premier – Century: 1910, donc – est paru, le deuxième étant annoncé (avec du retard…) pour l’année prochaine. L’album, comme d’habitude, se divise en deux parties : l’une en bande-dessinée, le premier chapitre de la nouvelle « saison » intitulé « What Keeps Mankind Alive? », et l’autre en texte illustré, la nouvelle « Minions Of The Moon », dont nous avons ici le premier chapitre, « Into The Limbus ».

Commençons par « What Keeps Mankind Alive? », épisode situé en 1910 (donc), essentiellement en Angleterre (mais pas que). On y suit, en gros, deux trames narratives distinctes. Nous y faisons la connaissance de la « seconde Ligue Murray » (la première étant bien évidemment celle de 1898) : Allan Quatermain Jr, l’immortel androgyne Orlando (un homme, alors ; son inspiration vient à la base de Virginia Woolf, essentiellement, mais nous savons depuis Black Dossier qu’il est également le Roland de la Chanson et on apprend dans « Minions Of The Moon » – voir plus bas – qu’il est aussi, en tant que femme cette fois, le O. d’Histoire d’O. de Pauline Réage… entre autres, sans doute), le détective du surnaturel Thomas Carnacki (créé par William Hope Hodgson) et le « gentleman cambrioleur » Arthur J. Raffles (créé par E.W. Hornung).

Si cette seconde Ligue est à bien des égards moins « monstrueuse » que la première – c’est peu dire ! –, elle n’en a pas moins du pain sur la planche : Carnacki multiplie les visions d’apocalypse, en rapport avec une secte satanique qui ne manquera pas de faire penser – une fois de plus – à Aleister Crowley, tandis qu’un meurtrier s’en prend aux prostituées dans les rues de Londres – Jack l’Éventreur (oui, encore lui) serait-il de retour, et y aurait-il un lien ? La Ligue se met à enquêter… et il n’est pas forcément évident pour Mina Murray de gérer cette bande indisciplinée, en particulier Orlando, qui tend à se montrer quelque peu agaçant quand il en a une paire… À vrai dire, ce qu’Alan Moore nous narre ici, et avec brio, c’est avant tout – sans spoiler excessivement – une grosse lose… ce qui, mine de rien, n’est pas très commun dans les comics. Et plutôt intéressant…

Parallèlement, nous suivons le destin tragique de la fille du capitaine Nemo (dont je tairai le nom, à tout hasard…), s’échappant de Lincoln Island pour gagner Londres et sa misère. Une histoire pathétique (dans le bon sens du terme) et politique, qui nous est contée en chansons… et dont je ne révélerai bien évidemment pas la conclusion. Juste une chose : elle marque. Définitivement.

La partie BD de Century: 1910 est donc une franche réussite. Alan Moore retrouve dans ce premier chapitre le sens du rythme et l’inventivité des premiers épisodes de la Ligue, tout en préservant la profondeur et la richesse particulières introduites dans le récit par « The New Traveller’s Almanac » et Black Dossier, et en y rajoutant une certaine touche, tantôt mélancolique et désabusée, voire désespérée, tantôt rageuse, qui en font bien un épisode « à part », avec son identité propre. Quant à Kevin O’Neill, il n’a à mon sens jamais été aussi bon : il livre dans cet album certaines de ses plus belles planches.

Quelques mots, maintenant, sur « Minions Of The Moon ». Cette nouvelle est présentée comme ayant été écrite par « John Thomas » (un pseudonyme de John Sladek, et un terme d’argot pour désigner le pénis…) et publiée pour la première fois en 1969 (…) par James Colvin (pseudonyme de Michael Moorcock) dans la revue Lewd Worlds Science Fiction (pour New Worlds, bien sûr, alors dirigée par Moorcock). Il s’agit donc d’un pastiche de la science-fiction anglaise de la fin des années 1960 et notamment de la « new wave »… mais pas uniquement. Ainsi, le premier fragment, dont le héros n’est autre qu’Orlando (qui s’appelle encore Bio, à l’époque) reprend une fameuse scène de 2001… Il consiste autrement en une réflexion sur l’immortalité, de même que le suivant, daté de 1910 et faisant suite immédiatement aux événements décrits dans la BD. Les fragments suivants prennent tous place en 1964. Et je préfère ne pas en dire davantage, de crainte de gâcher le plaisir du lecteur ; sachez seulement qu’on y croisera Captain Universe (!), et qu’on y évoquera un danger menaçant la Lune… Difficile, de toute façon, d’en dire grand-chose : on ne fait guère ici que poser le décor. Et – ah, si ! – apporter une réponse à une question que l’on était en droit de se poser depuis le Volume One

Vous l’aurez compris : Century: 1910 est indispensable. Mais – ça ne mange pas de pain que de le répéter une dernière fois – il faut au préalable avoir lu tout ce qui avait été publié concernant la Ligue par Alan Moore et Kevin O’Neill, et ce dans l’ordre où cela avait été publié. Sous peine de rien y panner. Ce qui serait quand même sacrément dommage.

Bon. Moi, maintenant, je veux la « suite ». Mais pour ça, faudra patienter encore un peu…

...

Salut et fraternité.

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Message par Lensman » mer. déc. 22, 2010 9:27 am

Dommage pour moi, je n'ai jamais pu supporter le graphisme, alors que l'histoire semble intéressante.
Oncle Joe

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