Message
par Sarmate » mer. nov. 02, 2011 3:27 pm
Je recopie ici ce que j'ai noté sur un autre forum :
Je sors partagé de la lecture de Julian, mais plus en raison de la nature de mes attentes que parce que le livre serait raté, ce qui est très loin d'être le cas.
L'action du récit se situe en Amérique au XXIIe siècle, et relève du post-post-apocalyptique. C'est-à-dire de ce qui se passe après le post-apocalyptique… L'apocalypse, elle a eu lieu au XXIe siècle. Ce fut une apocalypse lente : l'épuisement du pétrole et des ressources naturelles a généré une crise économique, qui a provoqué des famines puisque l'humanité n'avait plus les moyens de maintenir une agriculture industrielle, ce qui a provoqué des catastrophes sanitaires et politiques… Les sociétés se sont décomposées, les hommes sont morts par millions de faim, de misère, d'épidémies, les villes sont tombées en ruine au profit d'un retour à une économie rurale. Mais les Etats n'ont pas complètement disparu. Ils se sont reconstruits, après un grand bond en arrière…
Au XXIIe siècle, les Etats-Unis sont toujours théoriquement une démocratie. En fait, il s'agit d'une république impérialiste, puritaine, aristocratique, qui a restauré une authentique société d'ancien régime. Les Eupatridiens (vulgairement appelés les Aristos) sont les propriétaires terriens qui concentrent entre leurs mains toutes les richesses. La classe bailleresse est formée d'artisans qui louent à vie leurs compétences (et leur droit de vote) aux Aristos en échange d'un domicile et d'un minimum de protection ; les sous-contrats forment un prolétariat de journaliers errants et d'esclaves. Le pays est religieusement régenté par le Dominion, une organisation des principales églises chrétiennes qui exerce une censure omniprésente. Théoriquement élus, les présidents sont en fait des monarques, dont le pouvoir est toutefois limité par le Sénat et le Dominion et peut se trouver menacé par la révolte de l'armée.
Le roman nous permet de suivre la fuite, l'ascension et la chute de Julian Comstock, le neveu du président Deklan Comstock. Son père, qui faisait de l'ombre au président, a été exécuté à la suite d'un procès truqué. Julian, qui sort de l'adolescence au début du roman, tente d'échapper aux intrigues manigancées par son oncle pour le faire disparaître. Je n'en dirai pas plus sur l'intrigue, sinon que le parcours (et le prénom) de Julian sont directement inspirés de ceux de l'empereur Julien l'Apostat. Comme son modèle historique, Julian est un jeune homme instruit, intelligent, porté sur la philosophie et les arts mais contraint d'embrasser une carrière militaire et politique. Comme l'empereur, il s'élève très vite jusqu'au sommet, puis subit une chute vertigineuse.
A la vérité, c'est ce volet-là du roman qui m'a déçu. A travers Julian, je n'ai pas retrouvé Julien dans tout son génie, dans toutes ses outrances, ni même dans sa fin tragique. Certes, Wilson a fait un exercice de réécriture remarquable, mais ses choix narratifs l'ont poussé à occulter le génie militaire de son modèle et, dans une certaine mesure, son intelligence politique. Julian est brillant, mais moins que Julien. Julian a certes une fin tragique, mais moins admirable que celle de Julien. Du coup, pour moi, le soufflé est un peu retombé - mais c'est dû à à mon admiration pour l'empereur, et je pense que le problème ne se manifestera pas pour un lecteur qui ne partage pas ma toquade.
Car il y a d'indéniables qualités au roman de Wilson. Son projet littéraire est ambitieux : d'un côté, jouer avec le personnage de l'Apostat ; de l'autre, imaginer une Amérique qui renaît d'un âge sombre en versant dans ses vieux démons religieux et esclavagistes ; enfin, faire un hommage appuyé au roman feuilleton de la fin du XIXe siècle. Car cette Amérique du XXIIe siècle ressemble en fait à celle du XIXe : grandes exploitations agricoles, renaissance industrielle avec trains et machines à vapeur, bienséance de la haute société, guerres de position à mi-chemin entre la guerre de Sécession et la première guerre mondiale… Or, pour bien faire sentir cet esprit, Wilson prête sa plume à un narrateur personnage qui s'exprime comme un feuilletoniste du XIXe siècle. Le titre anglais du roman est d'ailleurs évocateur : Julian Comstock : a story of 22nd century America. Non seulement Julien et l'Amérique y sont cités, mais l'histoire, en soi, est essentielle, puisque le style est travaillé pour nous donner un sentiment de bienséance aimablement désuète. Il n'y a pas seulement régression dans l'action, mais aussi dans la narration elle-même. Wilson en joue, en particulier dans des mises en abîme narratives qui nous montrent un cinéma renaissant (en noir et blanc, sonorisé par des acteurs derrière l'écran), balbutiant et terriblement naïf, dont les films nous racontent notre futur apocalyptique ! En ce sens, le projet du roman est incontestablement littéraire, et il est vraiment bien mené.