Blade Runner

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Madrox
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Blade Runner

Message par Madrox » jeu. juil. 07, 2016 6:36 pm

Reprise - et peaufinage - d'un article consacré au roman de Philip K. Dick et à son adaptation mémorable par Ridley Scott.

http://lehangarcosmique.over-blog.com/2 ... scott.html

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Goldeneyes
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Message par Goldeneyes » lun. déc. 04, 2017 10:18 am

Publié en 1968 sous le titre « Do androids dreams of Electric sheeps ? » (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?), Blade Runner s’intercale entre plusieurs romans phares de l’écrivain ("Le Dieu venu du Centaure" en 1965, "Ubik" en 1969). Sa réputation fondée revient moins à la popularité et aux qualités intrinsèques du texte qu’à l’éclairage dont il a profité par le biais de l’adaptation sur grand écran de Ridley Scott en 1982, premier jalon d’un processus de démocratisation cinématographique de l’œuvre dickienne qui en appellera d’autres ("Total Recall" de Verhoeven en 1990, "Minority Report" de Spielberg en 2002, "Paycheck" de John Woo en 2003, "L’agence" de George Nolfi en 2011…). Le roman a récemment profité d’une réexposition sur les étals des librairies pour la sortie du film de Denis Villeneuve : "Blade Runner 2049", suite directe du film de Ridley Scott et donc du roman dont il va être question ici.


Dans un avenir proche, la Terre est ravagée par les conséquences de la guerre nucléaire. Si une majeure partie de la population a émigré sur Mars, le reste des terriens vit désormais au sein d’un environnement hostile où espèces animales et végétales se sont presque toutes éteintes. Rick Deckard est ce qu’on appelle dans le jargon un Blade Runner. Sa mission consiste à « réformer » les réplicants : une espèce particulièrement élaborée d’humains artificiels conçus par la firme Rosen. Leur modèle de pointe, le Nexus 6, est employé pour les travaux laborieux dans les colonies de Mars. Supérieurs en force et en intelligence à leurs homologues humains, les Nexus 6 ne se distinguent de ces derniers que par leur durée de vie limitée et leur absence totale d’empathie. C’est d’ailleurs cette dernière carence qui permet aux Blade Runner de les identifier grâce au test Voigt-Kampff : une série de questions suffit, après analyse des réactions physiologiques, à déterminer la nature humaine ou artificielle du sujet. Deckard coule une vie monotone au côté de sa femme Iran, neurasthénique notoire accro au Penfield (un orgue d’humeurs qui métabolise sur demande vos émotions et votre état d’esprit) et à la boîte d’empathie (un dispositif auquel on se connecte pour éprouver jusque dans sa propre chair, sous forme d’hallucination collective, le calvaire d’un prophète des temps modernes : Mercer). Le rêve de Deckard : tomber sur un contrat juteux qui lui permettra de remiser son mouton électrique au placard pour le remplacer par un vrai, de chair et d’os. Rêve et réalité finissent toujours par se rejoindre : l’occasion se présente à Deckard lorsque son supérieur le positionne sur une nouvelle mission : réformer trois Nexus 6 qui viennent de s’échapper des colonies martiennes pour trouver refuge sur Terre. Les risques sont énormes. Mais la prime, à la hauteur.

Pour les habitués de l’œuvre dickienne, Blade Runner ne sera pas une surprise. Le roman exploite des thématiques et une construction narrative auxquelles l’écrivain nous a habitué. Par une alternance de points de vue, il nous fait suivre les trajectoires de deux personnages : Rick Deckard, tout d’abord, dans sa quête de réformer les trois réplicants, et John R. Isidore ensuite – humain appartenant à la classe des « spéciales » : des humains trop attaqués par les radiations pour avoir le droit de se reproduire ou d’émigrer sur Mars – qui ouvre la porte de son appartement aux trois réplicants en fuite. D’un côté, un flic qui se cherche, un type banal et paumé, phagocyté par un mariage en déliquescence. De l’autre, un simple d’esprit, candide mais finalement humain, qui accueille généreusement trois fugitifs. Au chapitre des personnages, citons aussi Rachel Rosen, que Rick Deckard soumet au test Voigt Kampff au début de son enquête sur la proposition de M. Rosen patron de la firme. Citons aussi Mercer, le prophète auquel l’humanité se connecte par le biais de la « boîte à empathie » : son calvaire est de gravir une montagne sous les invectives et les jets de pierres d’une populace toujours indéterminée, invisible, inquiétante, dans le but inavoué de faire éprouver aux sujets de l’expérience toute la force de ce qui s’apparente à un processus de rédemption à grande échelle, à quelque chose relevant de la cathartique collective. Figure antinomique de cette posture christique, l’ami Buster, présentateur d’une émission télé omniprésente, qui accapare les heures de bande passante et fédère autour de lui une communauté de spectateurs sous influence, vecteur impénitent du matérialisme le plus effronté. Religion et télévision : opium du peuple.

Le cadre du roman revendique un univers post-cataclysmique de bon aloi. Une planète dévastée par la guerre nucléaire. Un environnement aseptique, sclérosé, monochrome, où faune et flore se sont muées en lointains souvenirs sous un soleil perpétuellement voilé, où les humains déploient des trésors de technologie pour ne pas s’exposer aux retombées radioactives, où les mégapoles concentrent en leur sein le gros de la population et exposent à leur périphérie de vastes zones désertées où prolifèrent ruines d’immeubles et terres incultes. Dans cet environnement dénaturé, débusquer un insecte vivant c’est s’assurer une fortune, car la valeur de cette société terrienne semble indexée au seul argus qui tienne : celui de l’achat et vente d’animaux domestiques – qu’ils soient artificiels ou vivants.

L’ambivalence ou l’ambiguïté forgent l’ADN de l’œuvre dickienne. On leur doit ce petit vertige qui devient un gouffre délicieusement béant au bord duquel on chancelle lorsque se découvrent les prémices d’un doute qui remet en cause nos certitudes les plus rigoureusement établies par l’univers romanesque. Chez Dick, les apparences sont toujours trompeuses et les convictions toujours trompées. La vérité n’est jamais figée : elle est un objet à géométrie variable, un spectre pluriel et polymorphe, un prisme à plusieurs facettes. La réalité, quant à elle, n’est jamais ce qu’elle suggère. On tient d’ailleurs ici l’un des critères spécifiques à la définition du courant fantastique en littérature : lorsque le doute perdure passé le point final… Dick : écrivain fantastique ? Dans tous les sens du terme. Et grand manipulateur devant l’éternité. Dick adore poser des tapis sur les chausse-trappes vers lesquelles il entraîne son lecteur. Et c’est avec un plaisir sournois qu’il les retire sous nos pieds pour nous regarder choir. La chute n’est jamais mortelle. Elle est par contre déstabilisante. Elle peut même s’avérer complètement renversante lorsque la mécanique littéraire est pleinement maîtrisée et qu’elle nous a orienté sur une piste dans laquelle nous nous sommes confortablement installés (Cf. : « Ubik » ou « Le Dieu venu du Centaure »).
Blade Runner cultive cette ambiguïté à plusieurs niveaux.

Au cœur même de son intrigue. En effet, une infinitésimalité distingue les réplicants (animaux ou humains) de leurs équivalents « réels ». Comment dès lors s’assurer de la nature des uns et des autres ? Qui est quoi ? Qui est qui ? Dick, en démiurge habile, joue de cet arc avec un talent certain et nous gratifie de quelques scènes mémorables. Le tapis glisse vite, et nous tombons dru. Par exemple, lorsque Deckard soumet Rachel Rosen – persuadée d’être humaine – au test Voigt-Kampff. Que l’écrivain entretient ce postulat pour mieux nous induire en erreur jusqu’à ce que les faits nous contrecarrent. Première chute. Autre exemple, lorsqu’Isidore – il travaille pour un cabinet vétérinaire spécialisé dans les animaux réplicants – recueille un chat à l’agonie. Lorsque des soins lui sont prodigués, le lecteur découvre que sous le pelage de l’animal factice, un cœur bien organique pulsait… Une femme que l’on croit réelle et qui se révèle artificielle. Un animal que l’on croyait artificiel et qui se révèle réel. Dans un sens comme dans l’autre, la révélation fait mouche autant qu’elle ébranle. Et finalement, le doute pernicieux creuse son sillon. Qui ou quoi est réel ? On ne parlera pas de paranoïa, mais l’incertitude est de mise, et elle participe au déploiement d’une atmosphère fictionnelle unique. Même axiome pour le personnage de Kadalyi – Blade Runner prétendument venu de Russie pour épauler Deckard dans son enquête – qui ne se révèle pas être celui qu’on croyait… Le doute est une maladie contagieuse. Il instille l’entropie systémique qui finit par contaminer la trame entière du roman : quelle est la nature réelle du personnage de Phil Resch, autre Blade Runner à qui Deckard s’associe au cours de l’enquête ? Quelle est la nature réelle de Deckard lui-même ? Ces ambiguïtés abruptement levées consacrent autant de chutes narratives qui entretiennent la dynamique interne du récit pour maintenir le lecteur en haleine.

Ambivalence de nature… Ambivalence d’identité…

Autre niveau d’ambiguïté : celle du rapport des personnages à leur monde. Il existe bien des échappatoires à cette Terre stérile et dénaturée où survivent encore les humains. La télévision en est une. Dick la présente comme un outil d’anesthésie des masses, un vecteur de communication monopolisé par l’Ami Buster qui se pose comme l’incarnation du présentateur racoleur et agitateur des foules. Iran (l’épouse de Deckard) comme Isidore en abusent plus que de raison. Autre vecteur de déconnexion du réel : la « boîte à empathie ». Se connecter à elle, c’est s’immerger dans une simulation grandeur nature criante de réalisme, c’est ressentir et éprouver jusque dans sa chair le calvaire de Mercer qui incarne une sorte de prophète des temps modernes condamné à expier les péchés de l’humanité. Là encore, nous restons en territoire connu puisque la notion d’hallucination est un matériau courant de l’œuvre de Dick. Sa fonction première reste inchangée : brouiller les pistes dans le but de déstabiliser le lecteur. A l’image de cette scène où Deckard commence à remettre en cause son propre discernement, persuadé qu’il est d’avoir débusqué l’une des Nexus 6 (Luba Luft) mais contredit dans les faits par une institution entière (le palais de justice de Mission Street). L’écrivain étend cette ambiguïté aux Nexus 6 réfugiés dans l’immeuble d’Isidore : Priss, l’une des réplicantes de la bande (notons que son nom fait directement allusion à l’une des drogues du Dieu venu du Centaure : le « K-Priss ») évoque auprès d’Isidore la possibilité qu’elle et ses homologues, victimes de schizophrénie, soient sous l’effet d’hallucinations collectives. Le doute, c’est le trouble. Et le trouble ouvre la voie à la conjuration de tous les possibles, hissant le roman au niveau d’un tout dépassé par la somme de ses parties.

Dernière ambiguïté, celle du registre dans lequel le roman s’inscrit, à la croisée des genres, au carrefour de deux univers qui se chevauchent et se rejoignent pour constituer l’identité unique de l’œuvre : entre SF et polar, entre projection anticipatrice et enquête de flics.

Blade Runner, l’origine du Cyberpunk ?


Alors bien sûr, l’écriture dickienne – le style – reste ce qu’elle a toujours été. Ne soyons pas économe en adjectifs pour la définir : simple, concise, sans réelle épaisseur, sans aucun souffle, comme l’expression étique d’un acte d’écriture dictée par des contraintes alimentaires, ce dont l’écrivain ne s’est jamais caché. Cela n’empêche. Là où la plume pâtit, l’imagination explose, et c’est bien elle qui entérine la nécessité de lire Blade Runner et la certitude d’en tirer du plaisir. Au-delà d’un art consommé de l’intrigue et de la construction narrative, Dick y présente une somme d’interrogations éthiques, existentielles et profondément humaines qui n’ont pas pris une ride : sur la nature du réel, sur le rapport à l’autre et à « l’étranger », sur ce qui caractérise, finalement, l’humanité… Les néophytes de l’univers dickien y trouveront une porte d’entrée concluante. Les vieux briscards, en dépit de leur expérience, se laisseront menés par le bout du nez avec cette jubilation égoïste trop rare en littérature pour qu’on la laisse passer.

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Message par Madrox » lun. déc. 04, 2017 10:45 am

Un bien bel article !

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