Bon. Je récapitule l'enchaînement pour ne pas perdre le fil. Tout est parti d'une question d'Oncle.
1)
Lensman a écrit :Je n'ai d'ailleurs toujours pas compris comment un concept aussi problématique était si bien repéré par les prescripteurs, qu'ils parviennent consciencieusement à occulter les fictions où il en est question...
"Tous ces livres ! Je ne les lis pas, j'en ai essayé un ou deux mais je n'y arrive pas, je n'y comprends rien. Et ces titres, oh, ces titres… Les dieux de Mars. Les demi-dieux. Les dieux verts… Ils appellent ça science-fiction mais les dieux, ce n'est pas de la science, quand même ! Et pourquoi pas l'Atlantide, aussi ? Et ça, l'Ultra-univers, La force sans visage, L'étoile de Satan, N'accusez pas le ciel… Bon sang, ces types se prennent vraiment au sérieux, c'est incroyable. Les portes du néant ? Pourquoi pas l'Etre et le néant tant qu'on y est ? Ou bien Etre et temps ? Et ça, c'est quoi ? Les soucoupes volantes attaquent ? Les sphères de Rapa-Nui ?On dirait ces numéros de Planète où tout est mélangé n'importe comment. C'est les mêmes auteurs, d'ailleurs. Bergier, il aussi dans cette revue, là. Fiction. Et ces couvertures, bon sang, qu'elles sont laides ! On dirait des vieiles gravures de la Bible, ou du Paradis Perdu, ou de la Divine Comédie de Doré mais avec des couleurs horribles ! Où est la science, là-dedans ? Où est la fiction ? Ce n'est pas de la littérature, c'est… c'est N'IMPORTE QUOI."
2)
Lensman a écrit : Et le rapport avec la condamnation de la métaphysique à la fin du XIXe? tu crois que les personnes qui disent ça en ont la MOINDRE idée?
Ceux qui, au XIXème siècle, trouvaient parfaitement légitime qu'on publie des textes intitulés
La légende des siècles, Le roman de la momie, L'Eve future, Avatar, aimaient trouver dans ces textes des discussions sur l'âme, le temps ou la destinée et ressentaient un frisson devant les gravures bibliques ou dantesques de Gustave Doré avaient-ils conscience de vivre à une époque où la métaphysique était encore la reine des sciences et la religion un cadre mental et social prégnant ? Se disaient-ils à chacune de ces expériences éditoriales : "ah, quelle chance de vivre une époque métaphysique" ? Ils trouvaient ça tout naturel. On n'est pas forcément conscient de ses propres déterminismes culturels, surtout quand on nés dedans.
3)
Lensman a écrit :Et pourquoi, brusquement, à moment donné, ça ne serait plus "tout naturel"?
Il y a quelques semaines, ma fille regardait une série US à la télé où il y avait, je crois, une séance de prière collective. Sans quitter l'écran des yeux, elle fait ce commentaire à mon intention : "Dieu, c'est pas crédible, je trouve". Elle ne reçoit pas d'éducation religieuse, ni ici, ni au collège. Dans le reste de la famille, il n'y a pas vraiment d'endroit où elle puisse entrer en contact avec cette pensée. La bibliothèque ici ne comporte qu'une petite poignée d'ouvrages de référence. Les messages émis par la société en général ne suggèrent en rien que cette question pourrait être importante, ou même avoir un sens. Pas de dieu, c'est tout naturel pour elle. C'est son déterminisme. C'est ce qui nous sépare des gens du XIXème siècle.
4)
Lensman a écrit :L'éducation religieuse? quel rapport avec les idées métaphysiques, telles qu'elles nous les entendons dans ce fil?
Tu me demandes comment naît et finit "le naturel" avec lequel on véhicule une vision du monde. Je te réponds. Il est évident que la métaphysique ne s'enseigne pas au catéchisme (quoi qu'on pourrait soutenir le contraire si le christianisme est défini comme "adoration de l'être suprême comme Dieu et doctrine du salut de l'âme). Mais la culture française au XXème siècle a émis, sur la métaphysique, toutes sortes de messages (et aussi de non-messages) qui disaient assez sa perte d'influence sur le travail de la pensée. Quand elle est passée sur le fil, Sylvie a répercuté la substance de ces messages avec un grand naturel : la métaphysique, c'est ce qui est creux, ce qui est obscur, les questions sans réponse, ce qui ne sert à rien. C'est aussi le discours que l'on trouve dans les dictionnaires, en général sous la rubrique "2. péjoratif." L'importance énorme du marxisme dans le paysage intellectuel français a évidemment contribué à ce discrédit. (Pourquoi tu m'obliges à redire tout ça, Oncle, alors que tu le sais ?)
Je rappelle par ailleurs que dans la préface et ici, j'ai dit que la variable cachée était la métaphysique et la religion.
5)
Lensman a écrit :Mais en quoi est-il nécessaire que la métaphysique soit enseignée, pour qu'on s'intéresse aux questions métaphysiques?
Je te rassure : en rien.
Mais le problème n'est pas là.
Les questions métaphysiques (ce qui est tout autre chose que la métaphysique en tant que domaine constitué ), se posent, ou ne se posent pas aux gens, selon leur état d'esprit? Et pourquoi il y aurait-il déni?. Les écrivains et leurs lecteurs s'intéresseraient à ces questions sans leur donner ce nom. Où est-le problème?
Prenons un cas de figure idéal. Voilà un jeune homme qui se met à se poser, pour des raisons non-précisées, ce qu'il est convenu d'appeler "des questions métaphysiques", en France, au XXème siècle. Pour lui-même, il se les pose. Parce qu'elles sont là, et qu'elles l'intéressent, qu'elles le concernent. Le célèbre "qui-sommes-nous-d'où-venons-d'où-dans-quel-état-j'erre" (de l'art de ridiculiser la question en tant que telle, tu remarqueras). Si ces questions deviennent, pour le sujet, vraiment vitales, si elles l'angoissent au point de l'empêcher de vivre, que fait-il ? Quand il scrute la façon dont la société dans laquelle il est immergé traite ces questions, quel sort elle leur réserve, quel statut elle leur accorde, qu'en conclut-il ?
1) Qu'il est en train de vivre une grande expérience mentale, peut-être spirituelle étant donnée l'intensité avec laquelle il l'éprouve, qui a de la valeur et qui doit être approfondie et enrichie ?
2) Qu'il est malade, et qu'il est temps de se soigner ?
6)
Lensman a écrit :Il n'y a rien à conclure: comme tu le dis toi-même, c'est une expérience personnelle à vivre. Ce qu'en pensaient, en pensent ou en penseront les autres est absolument sans importance.
MF a écrit :3) Que la société n'en a rien à secouer des angoisses existentielles de l'individu ?
La synthèse est en trompe-l'œil à mon avis. La société en a tout à faire des angoisses existentielles de l'individu. C'est un sujet qu'elle surveille, qu'elle a toujours surveillé avec une grande vigilance. Car trop d'individus en proie à l'angoisse ne font plus une société (cf à une échelle plus réduite mais de même nature à mon avis, la vague de suicides dont tout le monde parle et à laquelle il faut bien, quand même apporter une réponse, sinon… quoi ? Il faut répondre.) La société ne peut pas et n'a jamais pu se payer le luxe de faire comme si l'être humain était une "chose" simple et sans problème – parce que ce n'est pas le cas.
La question n'est pas celle-là.
Comme tu le dis, Oncle, c'est une expérience personnelle à vivre et si la réquisition intérieure est assez intense, elle sera vécue avec ou sans l'assentiment social. C'est donc tout l'intérêt de la société de pré-déterminer la catégorie sous laquelle l'expérience sera vécue. De lui donner un nom, un statut, de proposer une procédure. Pour réduire les choses jusqu'à la caricature, il y a eu l'exorcisme. Il y a eu le confessionnal. Il y a eu le conseiller spirituel. Il y a eu la philosophie. Il y a eu la psychanalyse. Il y a aujourd'hui les psychothérapies et les médocs. Au XXème siècle, le sujet qui se découvrait une irrépressible pulsion métaphysique s'est vu pour l'essentiel renvoyer l'image d'un malade. C'est d'ailleurs tout à fait en ligne avec les premières réflexions d'Aristote sur le rôle de la mélancolie dans la création philosophique (le fameux Problème XXX, non ?). Vingt-cinq siècles plus tard, la philosophie a été remplacée par la chimie – voir Greg Egan, dont c'est l'un des grands sujets.
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As-tu compris le point, Oncle ? Comment "l'effacement" de la métaphysique dans la culture du XXème siècle, sa relégation au rang de discipline inutile, creuse, obscure, vaine, ainsi que la connotation péjorative qui a été insensiblement associée à son nom ont pu constituer un message parfaitement intelligible pour les prescripteurs (même ceux qui n'ont pas fait philo) et même le grand public bien qu'il n'y ait nulle part écrit au fronton des universités : LA MÉTAPHYSIQUE EST L'ART DE NE PAS RÉPONDRE À DES QUESTIONS OBSCURES QUI NE SONT QUE DES ERREURS DE LANGAGE.
J'imagine que "l'effacement" de la religion ne te pose pas de problème particulier.
Quand tu couples les deux – ce qui n'a rien de choquant – et que tu reviens à l'hypothétique monologue intérieur du "bon lecteur de littérature" tombant sur une pile de romans de sf au début des années 60, comprends-tu en quoi le brouillard métaphysique et religieux qui en émane (pour ne rien dire encore de la confusion avec le rayon hétéroclite) a pu fausser sa perception ?