Je vous raconte une histoire, une des histoires qui font (feront) l'histoire de la SF en France, si je l'écris un jour.
A la fin des années 30, il y avait à Paris, ou plutôt à Fontainebleau je crois, cet homme bizarre qui s'appelait Gurdjieff. De lui, Wikipédia dit ça (juste pour donner une idée à ceux qui ne connaissent pas) :
L'existence de Gurdjieff jusqu’à sa quarantième année relève du mythe invérifiable. Il aurait appartenu à une société dite « Les Chercheurs de vérité » et aurait traqué celle-ci en Egypte, en Palestine, en Mongolie, dans le Désert de Gobi, en Inde, au Tibet ... On sait seulement de manière certaine qu’il s’installe, en 1912, à Moscou comme marchand de tapis orientaux, et qu’il commence à grouper autour de lui des disciples recrutés dans les milieux occultistes et plus particulièrement théosophes. Ceux-ci se structurent en Institut pour le Développement Harmonique de l’Homme, et doivent fuir la révolution bolchévique, d’abord au Caucase, puis en Turquie, avant de finir par s’installer à Avon et à Paris où Gurdjieff décède en 1949. Son œuvre est diffusée dans le monde par un certain nombre d’instructeurs formés par lui comme Katherine Mansfield, Henri Tracol, Véra et René Daumal, ou l’épouse du peintre Alexandre de Salzmann.
Apparemment, Gurdjieff avait de l'influence, était approché ou visité par beaucoup de gens. Dans la multitude des orbites qui se croisent dans ses parages, on trouve le jeune Louis Pauwells qui tournait également autour des Surréalistes, et le tout aussi jeune René Barjavel à qui les idées de Gurdjieff soufflent son premier livre :
La colère de Dieu. René Daumal, cité plus haut, est le Surréaliste dissident qui a fondé la revue Le Grand Jeu et que Raymond Queneau, sur suggestion d'André Breton, a essayé en vain de réconcilier avec le groupe. C'est un homme étrange (je l'aime beaucoup, personnellement), qui avait formé quand il était encore au Lycée de Reims le groupe des "Phrères Simplistes" (hommage à Jarry) avec Roger Vailland et Roger Gilbert-Lecomte, pour pratiquer des expériences de mort imminente à l'éther, entre autres. Il a voyagé aux Etats-Unis au début des années 30, à peu près au moment où
Astounding se lançait et où Régis Messac s'y truvait. Il a étudié le sanskrit avec assez de passion personnelle pour en devenir un bon spécialiste et traduire des textes indiens. Depuis le milieu de la décennie, il travaille sur un projet de livre, "un roman à la Wells" ainsi qu'il l'écrit dans sa correspondance, Le
Mont Analogue. Malheureusement, Daumal meurt en 1944 avant de l'avoir terminé.
Dans ce roman, il est question d'une montagne géante à la surface de la Terre, une montagne si haute que son sommet traverse l'atmosphère et qui serait la source de tous les mythes de montagnes sacrées. Mais une montagne invisible, introuvable, puisque personne ne la connaît. Une sorte de mont-archétype répliqué à l'infini dans la pensée humaine, de
mont analogique… Si une telle chose existe, comment expliquer son invisibilité et en trouver l'accès ? C'est la question que se posent le narrateur du livre et un certain docteur Sogol qui lève l'énigme aux chapitres 2 et 3 (l'élucidation de l'invisibilité du Mont par la présence à son pied de matériaux einsteiniens qui courbent la lumière est absolument extraordinaire ; comme le calcul de sa stuation géographique par analyse des masses continentales). Sogol est un personnage assez remarquable, qui vit dans un petit appartement au plafond tendu de cordes à linges où sont épinglées des fiches, des notes portant sur tout et rien, de façon à la fois encyclopédique et "disparate" : quand un courant d'air agite les fiches, Sogol suit le mouvement et fait de l'association d'idées, c'est sa façon de penser. C'est elle qui lui permet de procéder aux déductions concernant le Mont Analogue et de monter une expédition de reconnaissance. Le roman s'achève brutalement alors que la colonne des explorateurs entame l'ascension et c'est une frustration terrible – mais dans la vraie vie, l'histoire continue.
D'abord, un curieux parallèle. Dans un numéro du Magazine Littéraire de mai 2001, consacré à l'Oulipo, il y a un portrait sous forme d'abécédaire de François Le Lionnais, rédigé par Paul Braffort, et à la lettre P, on peut lire ceci :
Pétrovitch (Michel).
Professeur à l'Université de Belgrade, Michel Pétrovitch, dont la grande culture privilégiait une vision "transversale" des disciplines, est l'auteur d'un petit livre fascinant, publié dans la prestigieuse Nouvelle Collection Scientifique chez Félix Alcan en 1921 : Mécanismes communs aux phénomènes disparates. Lorsque, étudiant, je rendis visite pour la première à François Le Lionnais – qui revenait de déportation – l'évocation de ce livre dont nous étions tous deux férus scella notre amitié. Visiblement, le mot "disparate" était cher à François, tout comme l'approche résolument "structurale" qui est celle de Pétrovitch dont les concepts d'allure des phénomènes, d'analogies phénoménologiques [c'est Braffort qui souligne] sont toujours associés à des événements réels.
Disparate ? Pensée transversale ? Analogie des phénomènes ? Peut-être Daumal connaissait-il le livre de Pétrovitch et s'en est-il inspiré pour créer le personnage de Sogol et l'idée du Mont ? Ou peut-être connaissait-il Le Lionnais ? On ne sait pas. Ce qui est sûr, c'est que le livre est resté inachevé, qu'il a été publié comme tel chez Gallimard en 1952 et qu'il est devenu une sorte d'œuvre-culte un peu partout dans le monde. Il y a une société des admirateurs du Mont Analogue au Japon, et une autre en Californie. Un jour Oncle m'a même envoyé le fac-simile d'une critique de la traduction anglaise parue dans
Astounding devenu depuis peu…
Analog, où le critique s'étonne de la coïncidence des noms et d'usage. Mais le plus significatif est peut-être l'adaptation cinématographique du texte sous le titre
La montagne sacrée par Jodorowsky en 1973. Co-fondateur à Paris du groupe "Panique" en 1962 (avec entre autres Roland Topor et Jacques Sternberg), Jodorowsky n'allait pas tarder à se diriger, après son film, vers la SF pure et dure. D'abord, en travaillant à un projet d'adaptation de
Dune (pour les décors et costumes duquel il recrute Mœbius et Chris Foss). C'est un échec, puisque David Lynch fera finalement le film mais Jodo en profite pour commencer à écrire pour Mœbius – ce qui fera de lui l'un des plus grands scénaristes de la SF française ("qui aurait cru qu'il deviendrait notre Stan Lee ?" a dit un jour de lui Jean-Pierre Dionnet). Et pour rester dans le neuvième art, il est agréable de noter que l'île du Mont Analogue figure explicitement sur la carte des Cités Obscures de Peeters et Schuiten, au sud du "Continent".
Rien qu'avec les noms ci-dessus, on a une vue plongeante sur l'histoire de la science-fiction en France. Queneau et Le Lionnais font partie des refondateurs qui ont créé le dispositif éditorial moderne à partir de 1950. Je crois même qu'il y eut, à ce moment, un projet de collection grand format chez Laffont co-dirigé par Le Lionnais et Bergier, mais qui n'a pas abouti. Cela dit, ces deux hommes se connaissaient et je ne serais pas étonné que Bergier ait connu, lui, le livre de Pétrovitch. Barjavel est encore aujourd'hui perçu (merci le Dictionnaire) comme "le premier" à avoir fait de la SF moderne en France. Avec
Ravage. Mais ce livre, c'est précisément celui qu'il écrivait à la fin des années 30 sous le titre
La colère de Dieu et que Robert Denoël a préféré retitrer pour des raisons commerciales. Louis Pauwels a coécrit avec Jacques Bergier
Le matin des magiciens et fondé
Planète, dont on a déjà dit le rôle problématique dans l'histoire de la SF ici (Jacques Sternberg était un collaborateur régulier). Topor est l'un de nos plus grands graphistes et on lui doit entre autres l'adaptation superbe de
Oms en série de Stefan Wul sous le titre
La planète sauvage avec René Laloux. L'envergure de Jodorowsky, présent dans l'œuvre de Mœbius dès
Arzach n'a pas besoin d'être soulignée.
L'ombre portée de l'étrange monsieur Gurdjieff est décidément très longue. Et à titre personnel, je trouve cette histoire, impasses et coïncidences comprises, au moins aussi fascinante que celle d'Hugo Gernsback. Et il y en a plein d'autres comme ça !