
— Non mais c’est trouemifiant, ce truc, tu me laisses essayer ?
— Attends, j’ai pas fini !
— Allez, quoi, ça fait deux heures que tu joues, chacun son tour maman elle a dit !
— Ouais ben j’en m’en coquignolle, j’ai pas fini.
—Mamaaaaaaaaaaan !
Excsavma’lvop soupira, jeta un œil aux iridescences que les derniers rayons fragmentés du soleil couchant jetaient sur la nacre d’un bivalve enchafouiné dans le sable, et soupira encore.
Il était peu probable que leur mère intervienne, occupée qu’elle était avec sa dernière portée. Comme tous les soirs de la lune franche, son père était allé à son club de poterie, content d’échapper un peu au grouillement des nouveaux-nés qu’il avait déjà couvé les six nuits précédentes.
Bien. Que ces sales gosses s’entretuent. C’était le sort des mâles après tout, jusqu’à ce qu’une femelle les prenne enfin en charge.
La jeune octopède soupira à nouveau, minée par l’ennui. Elle songea un instant à appeler Pficxim’lip mais celle-ci se plaignait du soir au matin, passant en revue avec une constance perturbante les raisons qui faisaient d’elle une adolescente brimée et contrariée. Depuis quelque temps, Excsa’ trouvait sa copine particulièrement bombalante. Et sa prétention à se considérer, à son âge, comme une femelle presque faite n’arrangeait pas leurs relations.
Soupir encore. À quoi bon, vraiment, vouloir grandir si vite ? Excsa’ envisageait sans guère d’impatience le moment fatidique où elle choisirait le mâle qui lui appartiendrait. Les mâles, de son point de vue, ressemblaient tous, quel que fût leur âge, à ses deux imbéciles de frères : leur utilité n’était pas évidente à ses yeux, leur capacité de nuisance, au contraire, lui paraissait incommensurable. Aussi soupira-t-elle encore, se résignant à passer la soirée devant un de ces documentaires animaliers soi-disant pédagogiques et suintants de céphalopomorphisme imbécile. Heureusement, au moins, son père n’était pas là et n’en rajouterait pas dans l’enthousiasme bêtifiant qu’il n’arrivait jamais à dissimuler tout à fait lorsqu’il était question de la vie des bêtes à demi-surfacières, même lorsque la mère lui faisait les gros yeux.
Soupir, derechef.
— Papaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ! J’ai peur !!
— Mmmpfff, chut, mon chéri, tu vas réveiller ta mère et ta sœur !
— J’ai peur !
— Mais c’est rien, mon oursin, c’est l’orage.
— Je peux dormir avec toi ?
— Non mon chéri, tu ne peux pas, tu es grand maintenant, c’est le tour de la nouvelle portée, retourne te coucher.
— Mais j’ai peur !
Furieuse d’avoir été réveillée, Excsa’ lança une tentacule rageuse vers son frère, lui balança une breloche avec une autre et le recolla ventosa militari dans son nid. Le petit mâle, terrifié mais vaguement soulagé de n’avoir réveillé que sa sœur, se contenta de clamicher doucement, tandis que le père lui chuchotait des mots de réconfort à travers la chambre.
Les mâles, quelle sale engeance ! pesta la jeune femelle.
Le bruit de l’orage gagnait en violence, les coups de boutoir assourdis par les flots faisaient maintenant trembler légèrement la structure de corail de la maison. Quelque chose, pourtant, tournait dans l’esprit ensommeillé d’Excsa’. Le vacarme avait un elle ne savait quoi de dérangeant, de vaguement spectaculaire à l’excès, d’un piquant trop excessif pour un orage qui savait se tenir. Elle se glissa hors de son nid et, quittant la chambre sans faire de bruit, elle alla se poster devant la baie vitrée qui offrait une ample vue de la vallée en contrebas. À l’orée de l’atmosphère, rien qui troubla la surface. Les orages secs étaient rares, mais il était plus rare encore qu’ils durassent si longtemps. Le ciel s’illumina en même temps que gronda le tonnerre : l’éclair fusa droit. À l’horizontale.
Impossible.
Excsa’ ouvrit tous ses yeux d’un seul coup et se ventousa à plat contre la vitre pour mieux se cambrer vers la surface de l’air. Au-dessus de sa tête, une ombre noire, plus vaste que celle d’aucune créature surfacière dont elle eut entendu parler, plongea en même temps qu’un nouveau trait de lumière. Elle suivit la ligne incandescente du regard, et découvrit, loin, très loin sur l’horizon, une autre ombre que le coup de boutoir envoya se vriller dans les flots. Le silence répondit à cette acmé subite, avant qu’un vrombissement profond ne s’élève, accompagnant le départ de la masse énorme qui surplombait la zone.
Excsa’ reprit son souffle. Puis elle décida que le monde était trop compliqué pour lui chercher des excuses valables et retourna se coucher.
***
— Pficx’ ! Pssssst ! Pficx’ !
— Quoi ?
— T’as vu l’orage bizarre, hier ?
— Bizarre ? Je sais pas, pourquoi bizarre ?
— Ben, y avait des trucs pas nets en surface et…
— Non mais toi aussi ! Tu dois être la seule tarflée de plus de dix mouines à t’intéresser à ce qui se passe en surface. À part les mâles bien sûr, mais qui écoute les mâles, de toute façon ?
— Non mais là il…
— Mesdemoiselles !! C’est un cours d’économie agricole, ici, pas le dernier salon où l’on cause ! Vous me ferez deux pages sur l’alimentation en batterie de la limande à blob !
***
La cérémonie de remise des diplômes de fin d’étude, passage obligé, se teinte toujours d’un début de nostalgie en même temps que du soulagement d’en avoir terminé avec l’ennui qui s’attache à la répétition des habitudes estudiantines. Pour la jeune Pficx’, le soulagement l’emportait : elle entrait dans la catégorie des femelles libres de choisir leur mâle et de fonder leur exploitation personnelle. Un but en soi pour une jeune octopède bien née et droite sur ses tentacules. Pour Excsa’, en revanche, le sentiment dominant était la crainte de passer d’un ennui à un autre. Elle n’était sans doute pas la seule à regretter que les balises qui s’apprêtaient à encadrer son avenir paraissent aussi rigides et sans surprise que celles qu’elle abandonnait derrière elle. Mais à son âge, quel intérêt pouvait bien présenter l’idée de ne pas être unique dans son mal-être, puisque mal-être il y avait, et que nulle solution miracle ne semblait à même d’y remédier ? Bref, Excsa’ boudait. Elle bouda tout au long de la cérémonie, puis tout au long de la fête qui s’ensuivit, bouda l’excès d’alcool, les mâles consommables à disposition, les rires un peu gras et les bouffées d’optimisme béat. Elle bouda la proposition de sa meilleure amie de l’accompagner pour des vacances bien mérités sur les terres de sa grand-mère, dans les champs d’algue bleue où l’on pouvait pratiquer la monte des grands hippocampes à s’en étourdir les sens. Elle bouda durant le trajet, bouda en arrivant (tout en faisant quelques efforts de politesse envers la vénérable et maîtresse pieuvre aux manières et aux valeurs morales rigides et ampoulées). Elle bouda jusqu’au troisième jour de ses vacances, lorsque le grand-père de Pficx’, un vieux mâle reproducteur qui avait réussi à conserver les faveurs de sa femelle par sa douce soumission et sa discrétion rare, évoqua la possibilité d’une excursion singulière. Un rocher étrange, situé à une journée de monte, à l’extrémité du domaine, attirait depuis quelque temps les jeunes gens qui en faisaient une sorte de lieu romantique et d’une poésie à même d’encourager les femelles à se choisir un compagnon régulier. Pficx’ évidemment ne se tenait plus de joie. Son excitation prit des dimensions si importantes qu’elle en oublia tout à fait de s’étonner du changement d’attitude de son amie et de ce revirement apparent envers l’idée même d’un accouplement stable. Mais c’est qu’en présentant la chose, le vieillard avait signalé, sans le vouloir sans doute, que cet édifice ne semblait en rien naturel, bien qu’il soit évident que nul au monde n’ait eu les moyens d’en assurer la construction.
Des choses anciennes remontèrent à la mémoire de la jeune octopède. Et la curiosité s’empara d’elle, une curiosité qui chassa toute trace d’ennui et d’amertume, l’emplissant jusqu’au sang d’une nouvelle vitalité.
***
— Tu as vu ? Non mais tu as vu, Pficx’ ?
— Ouais, t’as raison, non mais quelle beauté !
— Une merveille !
— Et un de ces sacs à œufs, mon merlan !
— Hein ? Mais de quoi tu blavasses ?
Le malentendu conceptuel levé, Excsa’ laissa son amie batifoler à sa guise, tandis qu’elle entreprit de glisser autour des parois de l’artefact, dont la brillance lisse, parfois assombrie de marques profondes, affleurait encore par endroits au milieu des arapèdes et des coraux, qui, la Grande Mère sait comment, avaient réussi à s’accrocher et à pulluler tout autour de son immense surface. Il avait vaguement la forme d’une palourde géante surmontée d’un capuchon fendu d’un mur étrange aux reflets mats, dont la plus grande partie semblait avoir réussi à échapper à l’invasion conchylicole. La jeune octopède eut une de ces pensées bizarres, de celles qui vous paraissent évidentes quand le reste du monde s’interroge sur votre santé mentale. Elle se saisit d’un rocher de taille respectable et se mit à cogner à l’endroit où les coquillages avaient élu domicile. Écrasant les fragiles coquilles, les corps délicats, elle dégagea un dessein en étoile sur lequel elle redoubla d’efforts, encouragée par d’autres lignes qui s’ajoutaient peu à peu au motif initial, feuilletant le matériau qui cédait à sa fureur. Enfin, avec un bruit de carapace cédant sous la corne du bec, le mur étrange explosa en une multitude de particules brutalement repoussées vers l’intérieur de la caverne qui s’ouvrait désormais devant elle. L’eau prit un goût vaguement écoeurant autour de l’ouverture, et Excsa’, dégoûtée, en lâcha un léger nuage encré de répulsion. Jetant l’un de ses yeux alentours pour s’assurer que nul n’avait remarqué un tel relâchement des bonnes manières, elle enserra son bec dans une de ses tentacules et se glissa à l’intérieur.
***
Bien sûr, elle ne s’était pas attendue à finir à la une des journaux télévisés. Ni même à se voir congratulée par les anciennes, mais tout de même, au regard de ses découvertes dans l’artefact, elle pensait au moins susciter la curiosité, un quelconque intérêt. Apporter la preuve qu’il existait sans doute une civilisation surfacière avancée, radicalement différente de la sienne, était à tout le moins sujet à interrogations. Certes, la grand-mère de Pficx’ était venue voir de plus près ce dont il était question, à sa demande, et puisque la chose se trouvait sur son exploitation ; mais à la vue de cet intérieur griffé de signes illisibles et dont les teintes se fondaient sous le regard en une bouillie violente, à la découverte de cadavres immangeables qui gisaient comme des étoiles molles qui auraient perdu une partie de leurs branches et déjà attaquées par les crabes nettoyeurs et les petits poissons qui faisaient moins les dégoûtés, elle s’était contentée de marquer sa désapprobation en gonflant la peau autour de son bec et en affichant un pourpre agacé.
De retour au domaine, Excsa’ avait tenté de plaider sa cause et d’expliquer son intérêt pour sa découverte.
— Jeune octopède, s’était-elle entendu rétorquer, je trouve votre attitude tout à fait inabameuse. J’attendais mieux d’une demoiselle de votre lignée, et cette passion subite pour un sujet tout juste digne de l’attention d’un mâle est proprement escalavrante. Vous ferez vos bagages, et je vous conseille vivement de cesser désormais toute fréquentation de ma petite-fille qui a mieux à faire que de s’encalader à votre mauvaise influence.
Excsa’ lança de tous ses yeux un regard implorant en direction de Pficx’, mais son amie détourna les siens d’un air plus ennuyé que désolé. Le grand-père lui-même semblait désormais la considérer comme quantité négligeable et s’éloigna d’elle non sans ostentation.
Excsa’ verdit de colère et fila boucler sa valise.
***
L’antre de la vieille sorcière ressemblait à une décharge puante. L’eau qui, à cet endroit protégé des courants, stagnait plus longtemps qu’il ne l’aurait fallu, avait un goût bizarre, métallique et huileux. Des objets étranges, dont on aurait bien été en peine d’expliquer l’usage, s’entassaient de part et d’autre de la porte grossièrement taillée dans une plaque de roche friable. Excsa’ frémit et hésita un moment à manifester sa présence. Mais elle n’avait plus rien à perdre, après tout. Depuis deux ans, elle était passée par toutes les humiliations possibles et se retrouvait sans avenir. À revendiquer avec une constance obstinée son intention d’en découvrir plus sur la vie surfacière au-delà de la limite des eaux, elle s’était attiré le mépris général, et la colère de certaines. Sa mère l’avait répudiée, le Conseil des Femelles lui avait refusé le droit de posséder sa propre exploitation, les mâles, même, évitaient sa présence de peur qu’elle ne jette son dévolu sur l’un d’entre eux. Elle n’arrivait à satisfaire ses besoins les plus élémentaires qu’avec quelques pauvres hères si bas placés dans l’échelle hiérarchique qu’ils étaient prêts à vendre leur corps pour un peu de nourriture. Seul son père avait, le temps d’une étreinte d’adieu volée entre deux portes, manifesté quelque affection discrète pour la jeune octopède. Il y avait trois mois de cela, il lui avait fait passer par un canal détourné une coupure de presse vieille de sept ans, à propos d’une femelle complètement tarflée qui prétendait nettoyer la mer des choses venues de la surface et qu’on avait bannie à cause de cela. Alors l’antre puait, ses abords ressemblaient à une décharge immonde, mais Excsa’ avait si désespérément besoin d’une alliée qu’elle aurait été capable d’apprivoiser un requin pour se sentir moins seule.
La vieille, étrangement, n’était ni si vieille, ni puante. Elle avait à peine dépassé la cinquantaine et affichait un orange vif de bon augure, qui témoignait tout à la fois de sa bonne santé et de ses dispositions joyeuses. Ses ventouses étaient fort propres, même si on y voyait des traces d’usure et des coupures nombreuses que son activité particulière lui avait values au fil des ans. L’intérieur de la maison était aussi immaculé que ses alentours étaient malpropres, et elle accueillit la jeune octopède avec un enthousiasme qui la consola un moment de ses malheurs.
— Fichabraille, ma jolie ! Quelle histoire, mais quelle histoire !! Ah, vraiment j’adorerai visiter ton artefact, oui, j’adorerai ça ! Malheureusement, ajouta-t-elle en soupirant, je la connais la vieille Pfarxc’, c’est une gargambole, et de la pire espèce. Si je m’approche de son exploitation, elle fera lâcher les orques, tu peux en être sûre. Elle était au Conseil, à l’époque où on m’a bannie, et si elle n’y est plus, c’est que même ses collègues la trouvaient trop valabrante. C’est dire ! Bon, mais ne regrettons pas ce qui ne peut pas être, et voyons plutôt ce que je peux faire pour toi…
Elle se leva de son siège et s’en alla ouvrir un placard profond, où semblaient s’entasser dans le plus grand désordre d’autres pièces récupérées, mais nettoyées avec soin et apparemment intactes. Pendant qu’elle fouillait à la recherche de quelque pièce particulière, Excsa’ prit la liberté de l’interroger sur les circonstances dans lesquelles elle s’était mise elle aussi au ban de la société.
— Ça ma petite, c’est une longue histoire. Pour résumer, je te dirais que j’ai assisté un jour à une scène étonnante, et qui te rappellera des souvenirs. Une ombre énorme est passée au-dessus de ma tête, un jour que j’étais partie en excursion à dos d’hippocampe. J’étais seule, je voulais prendre le large après une année un peu trop riche en carbastouilles, et il n’y eut jamais personne pour corroborer mes dires. Toujours est-il que la chose s’est abîmée dans les flots comme a dû le faire ton artefact, mais la violence du choc, ou quelque autre sorcellerie, aura eu raison de sa structure. Il s’est ébarasouillé en milliers de morceaux et le choc a été si violent que ma monture a été balayée par l’onde de choc et que c’est un maraval que je sois encore en vie aujourd’hui. Je n’ai pas pu résister, j’en ai ramassé quelques uns parmi les moins lourds et les plus épastouillants, et je suis rentrée pour les montrer au Conseil.
Elle se redressa en brandissant un drôle de sac surmonté d’une cloche de verre transparente et jeta à son invitée un regard à la fois triste et connivent.
— La suite, tu la connais, pas la peine de te faire un gribambage.
Le sac était, du moins la femelle en était-elle convaincue, une sorte de carapace souple qui permettait à celle qui la portait de respirer librement dans un environnement non aqueux. Enfin, dans un environnement étranger à ceux qui avaient conçu la chose, expliqua-t-elle à Excsa’, parce qu’il lui avait fallu bricoler un peu pour l’adapter aux besoins d’une octopède.
— Avec ça, on doit pouvoir aller inspecter la surface assez longtemps pour trouver des traces de vie, s’il en existe. Enfin, j’ai quand même un problème. Barancander le système respiratoire n’était pas très compliqué, mais je n’ai pas pu trouver le moyen de toucher à l’enveloppe elle-même sans risquer d’en aflariser la structure. Je ne sais même pas si tu vas pouvoir rentrer dedans…
Une heure plus tard, c’est le gris du découragement qui s’affichait sur la peau des deux amies. Pas moyen, hélas ! d’insérer toutes les tentacules dans les quatre parties étroites qui protégeaient certainement les membres des Surfaciers, du moins si les souvenirs des cadavres découverts autrefois s’avéraient exacts. Elles se creusèrent le cerveau jusqu’au bout des appendices, mais leurs espoirs butaient sans cesse sur la logique géométrique.
Le dîner fut morose, quoique fort bon. Excsa’ s’enfonçait dans le découragement, et commençait à se dire qu’elle avait gâché sa vie pour une chimère, un rêve improbable qui la laisserait périr sur le sable sans même la satisfaction d’avoir résolu le mystère qui la tenait si fort. Son hôtesse, la voyant malheureuse, tenta gentiment de plaisanter pour la défroisser quelque peu :
— Allons, ma jolie, on trouvera bien autre chose. Ne renonçons pas si vite, voyons. Et puis, ajouta-t-elle en riant, tu n’as qu’à me laisser deux de tes tentacules en paiement de l’enveloppe. Qui sait, peut être qu’une fois là-bas, tu tomberas sur un de ces poulpes à quatre pédoncules et que du coup, tu le trouveras joli et tu voudras le prendre comme reproducteur ! Qu’es-tu donc prête à dorfaler pour t’offrir un mâle surfacier, petite princesse ?
Excsa’ eut un pauvre sourire et s’excusa de n’être pas d’humeur badine. Elles finirent le repas en soupirant toutes deux, et se glissèrent dans leur nid la tête pleine d’espoirs déçus.
Au milieu de la nuit, cependant, la jeune octopède ne trouvait toujours pas le sommeil. Elle se glissa hors de sa couche et, sans faire de bruit, sortit dans la nuit fraîche pour réfléchir plus à son aise. La boutade lancée par son hôtesse tournait et retournait dans sa tête. Qu’était-elle prête à abandonner, en effet, pour poursuivre son rêve ? Jusqu’où pouvait-on aller dans la folie lorsque celle-ci vous avait déjà mené si près du néant ? À quoi bon vivre si l’échec seul accompagnait vos pas jusqu’à la tombe ? Un moment, la tentation d’aller taquiner les orques sauvages d’un peu près l’habita toute entière. Mais c’était une solution facile, un renoncement, et Excsa’ n’était pas du genre à renoncer. Elle gronda, afficha un bleu puissant qui disait sa résolution de ne pas reculer devant l’impensable, et retourna dans la maison pour chercher l’enveloppe et un long couteau de cuisine.
***
Le lieutenant Svørg repartit avec son chargement minier à 1500 heure locale. Il était encore saoul, comme il l’était tout du long lorsqu’il s’agissait de faire la navette sur cette fichue planète, morte et désertique, pas une femme digne de ce nom et la menace d’une attaque des confédérés planant en permanence au-dessus de sa tête. Pas assez pour planter son cargo, pas assez pour ne pas dessouler vite fait s’il se faisait prendre en chasse, mais juste ce qu’il fallait pour ne pas prendre sa vie minable trop au sérieux.
Il repéra le signal une minute et demie après le décollage. Celui d’une combinaison, là ou aucune combinaison avec un type normalement constitué dedans n’aurait dû se trouver. Un coup d’œil sur l’ordi de bord lui apprit que ladite combinaison appartenait au sergent Pedersen, porté disparu avec sa navette au cours d’une attaque qui avait eu lieu dans les tous premiers temps de l’installation de la mine. S’il avait été moins saoul, Svørg n’aurait pas perdu son temps à aller survoler la zone. S’il avait été plus sobre, il n’aurait jamais pris le risque de se poser si près de l’océan, où le sol était instable et où aucune installation ne pouvait être établie sous peine de finir engloutie par le sable en mouvement constant. Sans l’alcool qui chargeait ses veines, il n’aurait pas ramassé la combinaison et ce qu’elle contenait, ne l’aurait pas ramenée à bord, ne l’aurait pas ouverte, et n’aurait pas eu à dessouler brusquement à la vision infâme de ce qui l’emplissait.
Scandalisé, il rédigea derechef un rapport en termes choisis sur « l’espèce de salopard à face putride qui avait trouvé drôle de coller dans le scaphandre d’un pauvre type mort au combat une saloperie de poulpe immonde, qui l’avait de plus probablement mutilé encore vivant vu que la saloperie de bête avait pissé tout son sang de ses saloperies de tentacules qu’il avait coupées pour réussir à le fourrer dans la saloperie de scaphandre et que ça commençait à faire chier cette nom de dieu de saloperie de planète de merde où on envoyait les gens crever en compagnie de saloperie de tarés de merde ! »
Il se re-saoûla aussi sec, tellement proprement cette fois-ci qu’il arriva sur terre avec un grammage en alcool largement au-dessus du seuil de sa tolérance pourtant généreuse, rata son atterrissage, s’en sorti indemne, mais la navette bousillée et irréparable, fut licencié illico et se retrouva sur le tarmac avec son sac de vêtement sales et la combinaison du mort qui contenait encore les restes d’un octopède extra-terrestre auquel personne ne semblait vouloir s’intéresser.
Elle était trop encombrante pour qu’il puisse s’en débarrasser dans une bouche d’incinérateur, et un vague reste de lucidité lui interdisait de la poser n’importe où, des fois qu’un môme tombe dessus par accident. Il l’emmena sur les quais avec lui, entra dans le premier bar venu où il acheva de noyer sa conscience dans l’alcool.
Un noctambule encore sobre aurait pu, entre quatre heure et quatre heure quinze du matin, s’étonner voire même s’offusquer de découvrir un scaphandre déposé de manière à mimer une étreinte obscène et scandaleuse avec la petite sirène d’Eriksen. À cette heure là, cependant, il n’y eut personne pour le voir, et la mer se chargea bien vite de rendre à la statue sa virginité menacée. La mer, elle non plus, n’est pas sans orgueil.