Désarmons tout de suite les ricaneurs : Thérèse Delpech n'a vraiment rien d'une hétéroclite, ce serait plutôt le contraire, et de façon assez intimidante (voir sa fiche wiki). Le livre est bon, très bien écrit, très sobre et plein de bon sens. Je ne pense pas, cependant, qu'il intéresse beaucoup les forumeurs habituels à une exception près. Et quelle exception.Ce qui frappe le plus dans les expression de la conscience contemporaine, ce n'est pas tant l'exigence rationnelle que le besoin de faire à nouveau une place à l'irrationnel, composante essentielle du psychisme humain. Ce livre met en scène des fragments de l'histoire biblique, de la littérature classique ou de l'aventure scientifique qui ont en commun d'échapper à l'activité rationnelle. Il n'a pas pour objet, comme le proposaient les jansénistes, d'humilier la raison, à un moment où une défense et illustration de celle-ci serait amplement justifiée, mais de suggérer qu'à tout vouloir rationaliser, on court le risque de perdre le sens de l'énigme, un des plaisirs inépuisables de l'esprit ; d'assécher la source des plus hautes activités humaines parmi lesquelles se trouvent l'art, et de compromettre l'excercice même de la raison en ignorant les aspects les plus obscurs du psychisme.
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Je connaissais évidemment Tsiolkovski mais pas du tout cette histoire. Légèrement dubitatif, j'ai lancé quelques coups de sonde ici et là. Ce papier assez complet sur l'appropriation de Tsiolkovski par les soviétiques confirme l'influence de Fedorov. Et cet autre article, consacré à Fedorov lui-même, ouvre des perspectives réellement fascinantes (voir la fin, en particulier). A noter qu'il contient un lien vers une très longue étude de la philosophie de Fedorov parue en 1915.L'origine des fusées
Le père de l'astronautique moderne, Constantin Tsiolkovski, a une histoire singulière. Il avait eu la scarlatine étant enfant, avec des séquelles qui se révélèrent décisives pour son destin. Devenu à moitié sourd, les écoles russes lui avaient fermé leurs portes et il fut ainsi contraint de chercher une voie originale pour faire son éducation. C'est ainsi qu'il devint l'élève d'un des personnages les plus étranges de l'histoire intellectuelle russe à la fin du XIXème siècle : Nikolai Fedorov, connu pour son obsession de la résurrection des morts et l'existence d'un autre monde – matériel – habité par ceux qui étaient ressuscités.
Avec l'enthousiasme des amateurs que les catégories scolaires n'ont pas détruit, Tsiolkovski chercha les moyens de se rendre dans ce monde : à seize ans, il calculait la force centrifuge qui permettrait à un vaisseau de se libérer de la gravité terrestre. Et trente ans plus tard, en 1903, il publiait sa grande œuvre, L'exploration de l'espace cosmique, où il expose non seulement les moyens d'envoyer un objet dans l'espace avec des propergols pour la propulsion, mais ceux de guider sa trajectoire et de la stabiliser avec un gyroscope. Tout cela en l'honneur de son maître, pour regagner le monde des morts qui avaient ressuscité. Une bien belle histoire russe.
Sur feu le fil M, je me souviens qu'il y a eu à un moment des échanges sur la séparation du "ciel" religieux ou mystique des Anciens et du ciel cosmique, sujet entre autres du space opera. L'affaire Fedorov-Tsiolkovski suggère que cette séparation n'est peut-être pas si nette (ce que, d'ailleurs, Camille Flammarion montre aussi à sa manière) et que le thème de l'empire spatial des morts ramenés à la vie (de Farmer à Peter F. Hamilton, pour faire simple) pourrait être non seulement plus ancien qu'on ne le croit, mais consubstantiel à l'idée même d'aller dans l'espace. Enfin, les remarques finales du second papier sur le posthumanisme et Kurzweill ramènent à nouveau à la Singularité, et donc à la question de son contenu religieux.
Parfait pour un vendredi…