Xavier Mauméjean sur le forum d'Actusf

Dialogue en ligne avec Xavier Mauméjean du 3 au 5 octobre inclu

Modérateurs : Eric, jerome, Jean, Charlotte

systar
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Message par systar » sam. oct. 04, 2008 3:49 pm

Bonjour Xavier,

j'espère que l'hémorragie est parfaitement stoppée, et que nous allons pouvoir deviser gaiement.

Et d'autant plus gaiement qu'il y a, dans ton travail romanesque (du moins, ce que j'en connais jusqu'à présent), et théorique (je pense à ta théorie de l'inquiétude et bien sûr à l'effondrement de la salle de Scopas et autres loci), quelque chose qui va souvent vers l'angoisse, vers quelque chose qui finit toujours par faire peur...
Te sers-tu de cette peur, de cette angoisse, pour révéler quelque chose?
Tu parlais d'une certaine "inquiétude" dans l'un de tes textes: s'agit-il d'une technique quasi "phénoménologique", comme le sont la réduction eidétique et l'épokhè concernant toute thèse du monde chez un philosophe qui nous est cher à tous les deux? Te semble-t-elle permettre de nous donner accès à quelque chose de nous-mêmes ou du monde qu'une trop grande joie ou qu'une trop grande assurance non inquiète nous masqueraient?

La phrase de T. S. Eliot citée en exergue de Lilliputia:
"Je vous montrerai la peur dans une poignée de poussières."
est-elle une sorte de programme d'écriture?

Je te poserai d'autres questions, notamment sur ton travail de théorie, notamment sur la fameuse "concrétion de l'espace mental", mais pour une première ouverture philosophique (entre profs!), j'en resterai là pour l'instant.

Ah, non, pardon, j'ajoute une question plus directement "biographique" et ombilico-centrée.
Ne trouves-tu pas, en tant que prof de philo, que ce putain de programme réformé en 2003 est bien trop chargé pour nos chers élèves??? :lol:
(comment en viens-tu à bout? personnellement, je m'inquiète déjà...)

Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:07 pm

jerome a écrit :Eh voilà, le thread est désormais ouvert. Vous pouvez dès maintenant poser vos questions à Xavier Mauméjean qui y répondra dans la journée !

Je commence (enfin chronos a débuté avant moi :-)).

Parlons un peu de Lilliputia. C'est un projet sur lequel tu travaillais depuis longtemps, comment est-il né ?

Voilà

C'est à vous :-)
Hello Jérôme,
Lilliputia est né d'un intérêt (et pas une fascination ni une obsession) remontant à loin pour les monstres, nourri par mon expérience personnelle des foires (et je ne précise pas plus : à vous d'imaginer mon nom de Freak). A quoi s'ajoutent films et lecture, dont le magnifique Le Charlatan de W. Gresham (traduit en Série Noire), livre éblouissant d'un auteur qui en a écrit uniquement deux, passant le reste de son temps à picoler et cogner sa femme au point que la malheureuse a divorcé pour épouser C. S. Lewis, ça ne s'invente pas...
Et puis on m'a offert New York Délire de Rem Koolhaas qui présente en trois pages l'expérience de Coney. Je me suis senti obligé d'écrire ce roman, qui avec Ganesha met un terme à mon intérêt romanesque pour les monstres. Du moins en approche directe.

Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:10 pm

PEREKAAN a écrit :(je pose ma question tout de suite avant qu'il y ait 10 pages à lire :lol: )

Xavier, tu as coécrit avec Johan Héliot, vous transformant même pour l'occasion en auteur américain, qu'est-ce qui te motive en priorité dans la coécriture ?
La possibilité de travailler avec une personne que tu apprécies ?
Ou alors la possibilité d'écrire une histoire différente ?
Les deux, clairement.

Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:13 pm

Stéphane a écrit :Je n'ai jusqu'à présent lu aucun de tes romans.
Quel est selon toi celui par lequel il faut commencer, et pourquoi ?
Hum, question difficile. A ranger avec "Des auteurs français actuels, lequel a pour vous le plus de talent ?" 5 secondes pour répondre et une vie pour s'expliquer...

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orcusnf
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Message par orcusnf » sam. oct. 04, 2008 4:16 pm

Bonjour Xavier

Tu as écrit beaucoup de nouvelles pour la jeunesse, mais peu pour les adultes. ( je me souviens de quelques textes chez bifrost, celui dans Galaxies NF, rien d'autre). Une raison à cette différence ou simplement le fruit du hasard, des opportunités d'écriture ? Un recueil prévu pour rassembler les meilleurs textes un jour ?
http://www.fantastinet.com l'actualité de la littérature de l'imaginaire

Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:21 pm

Jerubuntu a écrit :Tu es directeur chez Mango d'une collection jeunesse.
Quel livre conseilles tu à un ado venant te trouver ?
Et quel livre t'a marqué dans ta jeunesse (si livre marquant il y a eu), te poussant à écrire ?
Je lui conseillerai de lire, c'est déjà pas mal. Mais je suppose que ce serait un conseil inutile puisqu'il serait là. Les livres qui m'ont marqué dans ma jeunesse sont :
[/i]20 000 lieues sous les mers[/i]
La machine à explorer le temps
La guerre des boutons
1984

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:24 pm

Nébal a écrit :Salutations, m'sieur Mauméjean. Quelques questions plus ou moins pertinentes comme c'est qu'elles me viennent, là :



Pour commencer par une question on ne peut plus originale : les freaks et autres "monstres" sont décidément récurrents de par chez vous. Mais pourquoi donc ?

Parce que la région est frappée par l'alcoolisme et le chômage ?

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:29 pm

Nébal a écrit :Salutations, m'sieur Mauméjean. Quelques questions plus ou moins pertinentes comme c'est qu'elles me viennent, là :


3° La même chose, mais pour les éléphants.


)
Cela dit, je n'ai pas tenu compte d'un épisode fameux de Dremaland, l'exécution par décharges électriques de Topsy l'éléphant, initiative de la firme Thomas Edison, car les lecteurs auraient suspecté la monomanie. Habité par une formidable intuition créatrice, j'en ai donc fait un bison, puisqu'il y avait des bisons lunaires au Luna Park.

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:35 pm

Nébal a écrit :Plus généralement, quel regard l'auteur porte-t-il sur les clivages entre les genres, ou entre "genre" et "générale" ?

/


Je n'y porte aucun regard.Et ce n'est pas une réponse à l'emporte-pièce, loin de là. En fait, je n'ai aucun discours théorique sur le romancier, l'oeuvre et ce genre de choses. Ce qui s'accompagne d'aucune angoisse sur l'acte d'écrire et blablabla. J'écris et lis les romans que je veux, sans souci de classement.

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 4:51 pm

Nébal a écrit :


6° Michel Field ? M'enfin ?

Il se trouve que Michel Field avait parfaitement lu mon bouquin, et qu'il a écrit un excellent roman L'homme aux pâtes. Si l'on ajoute à cela qu'il a été prof de philo, qui plus est à Douai comme moi, je ne dirais pas que nous avons fini en roulant sous la table comme des matelots en bordée, mais c'était très sympa.

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 5:05 pm

Nébal a écrit :


7° Restons du côté des personnalités : Xavier Mauméjean et le Divin Alan Moore sont-ils une seule et même personne ? Plus sérieusement, outre la (belle) barbe, on trouve quand même dans les romans du mangeur de grenouilles bon nombre de thématiques chères au homard (et vice versa), et entre La Ligue des héros et Freakshow!, les allusions assez explicites ne manquent pas. Serait-il possible d'en savoir plus sur le pourquoi du comment ?
J'admireune partie des oeuvres d'Alan Moore, pour faire vite :
- V for Vendetta
- Watchmen (qui est pour beaucoup dans mon cycle de Kraven)
- Big Numbers
- From Hell
- et sa série sur le petit garçon inventeur, dont le nom m'échappe. Mais si, un cousin de Jimmy Neutron, de Dexter (du laboratoire) et d'une foultitude de gamins géniaux qui mettent le souk, propre à la tradition américaine.

Et certains scenars pour des séries. Sauf sa fin de Superman, un grand ratage par rpport à celle publiée par DC dans les années 70, qui voyait un Superman vieilli, en chaise roulante et paralysé (sic) quitter la terre qui n'avait plus besoin de lui. Et je suis loin d'être un fan inconditionnel de ses autres oeuvres perso, comme Promethea, ou Top 10. Je balance sans risque de me faire agonir d'injures par Laurent Queyssi, il vient d'avoir une jolie petite fille.

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 5:16 pm

Nébal a écrit :
8° Tiens, en parlant de La Ligue des héros et de L'Ere du dragon : Kraven et ses camarades, c'est de l'histoire ancienne, ou il n'est pas totalement exclu de les revoir un jour prochain ?
Non, c'est fini, même si je regrette de n'y avoir pas mis une poursuite en skis avec avalanche, sous fond de rencontre au sommet entre Mao et la reine Victoria.

Il y a ma nouvelle Raven. K. qui met d'une certaine façon un point final à l'ensemble. Elle est parue dans l'anthologie Les ombres de Peter Pan dirigée par Richard Comballot chez Mnémos. C'est un texte sur le camp de Ravensbruck, le seul qui m'a été douloureux d'écrire. j'étouffais en lisant et rassemblant la doc, j'avais l'impression d'être un voyeur, d'être sur le fil d'un rasoir, de n'avoir pas le droit d'en parler, tout du moins ainsi, en faisant des personnages féminins du roman de Barrie les internées du camp. J'ai reçu une lettre d'une déportée de Ravensbruck me disant que les choses se sont passées ainsi. J'en ai été bouleversé.

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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 5:20 pm

Nébal a écrit :

10° Heu... Le CVH, d'ailleurs... Si on est très gentil, voire flagorneur, serait-il possible d'en savoir plus sur le comment et le pourquoi de cette expérience qui me paraissait fort sympathique et enthousiasmante mais qui n'a hélas pas très très bien tourné (d'ailleurs, ce sont surtout ce pourquoi et ce comment-là qui m'intéressent...), ou bien non, non, il faut arrêter tout de suite les questions qui fâchent (tais-toi, inepte et grossier Nébal ! :evil: ), jeter un voile pudique sur le passé et ne pas remuer le couteau dans la plaie (si plaie il y a) ? :oops:
Mon dieu, je ne m'attendais pas à cette question, et dire que je ne suis même pas coiffé !
C'était une jolie idée, qui a donné lieu à de jolis romans. C'est ce que je retiendrai.

Xavier Mauméjean
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Message par Xavier Mauméjean » sam. oct. 04, 2008 5:37 pm

Nébal a écrit :


11° Rien à voir : on a pu lire de bien belles préfaces de Xavier Mauméjean (je pense notamment à la Trilogie de béton de Ballard et à Dimension Philip K. Dick, dans un genre "un peu" différent, mais tout aussi appréciable ; et j'ai cru comprendre qu'il devrait y en avoir une pour le Serge Lehman en Lunes d'encre ?). Un Xavier Mauméjean essayiste, théoricien, ou que sais-je encore, au-delà de ces seules préfaces, serait-ce envisageable ? Ou bien est-ce déjà le cas, d'ailleurs ?

12° Parce que là, je pense notamment à une remarque qui m'avait paru très intéressante lors de la table ronde "Sciences humaines et science-fiction" du "mois de la science-fiction" à l'ENS (2006), concernant l'usage de la fiction en guise d'expérimentation, notamment dans le cadre des sciences humaines et sociales. Quelques développements supplémentaires à ce sujet ?
C'est vrai que j'aime bien écrire, non pas sur les genres comme dit plus haut, mais sur des problématiques singulières. Comme par exemple L'esprit du Blitz paru dans le Bifrost consacré à Priest, bien qu'il mériterait d'être sérieusement augmenté. Alors dès que les copains me permettent d'aligner trois lignes, je saisis l'occasion.

Dans les Actes du colloque de Cerisy, dirigés par Francis Berthelot & Philippe Clermont, parus chez Bragelonne, j'ai fait paraître une communication : "L'effondrement de la salle de Scopas et autres loci" qui me semblent présenter certaines pistes futures dans mon travail :

L’effondrement de la salle de Scopas et autres loci.


Je voudrais partir d’une anecdote rapportée par Cicéron dans son De oratore.
Au Ve siècle avant notre ère, le poète Simonide de Céos avait été invité à un banquet donné par le riche Scopas. Simonide avait chanté une ode en l’honneur de son hôte, contre rétribution. Mais le poème parlant davantage de Castor et Pollux que de Scopas, celui-ci paya la moitié du prix convenu à Simonide, lui disant qu’il réglerait la part restante s’il revenait avec les jumeaux. Simonide sortit de la demeure, et alors qu’il cherchait les frères, le plafond de la salle de banquet s’écroula, tuant tous les convives.
Comme on ne pouvait identifier les cadavres, écrasés et défigurés, les autorités demandèrent à Simonide de se rappeler du lieu qu’occupait chacun. Simonide y parvint , permettant aux familles de donner une sépulture aux corps.
L’épisode relaté par Cicéron n’entretient aucun rapport avec la science-fiction. Ou alors accidentel, précisément par le fait d’un accident qui oblige Simonide à effectuer un travail de mémoire pour reconstituer le passé. Reconstitution qui passe par le langage, et non des moindres puisque Simonide est un orateur.
Le réel rétabli, du moins celui dont rend compte l’invité survivant, et qui satisfait familles en deuil et autorités, apparaît comme problématique.
— Simonide n’a échappé à l’effondrement que parce qu’il est parti en quête des jumeaux divins.
— Ce laps de temps a pu suffire pour que des convives changent de place.
Et pourtant l’effort de mémoire - subjectif - apparaît comme objectif, les faits rapportés par le poète ne sont pas tenus pour fiction.
Á titre d’outil opératoire, l’effondrement de la salle de Scopas, et les rapprochements qui peuvent être faits avec la sophistique, peuvent nous permettre d’analyser certaines œuvres de science-fiction évoquant la relation du lieu à la mémoire et à l'imagination. Cela, afin de démontrer que cette science-fiction n’est pas fiction puisqu’elle est réalisante, instauratrice du réel.

Suite à la tragédie, Simonide doit établir des faits par témoignage. La demande des autorités n’a pas de quoi étonner. Elle repose toutefois sur un certain nombre de présupposés problématiques qui font de l'anecdote un véritable casse-tête métaphysique à qui entreprend de l'analyser en détail.

La remémoration de Simonide : cause et finalité

Le travail de remémoration effectué par Simonide se définit en premier lieu par sa cause et par sa finalité. Simonide est le seul témoin vivant du banquet et par conséquent, le seul à pouvoir identifier les cadavres. Il y parvient moyennant la remémoration des lieux respectivement occupés par chacun des convives dans la salle de banquet (locus principal), à partir notamment de la disposition des lits (loci secondaires).
Le lieu et ses subdivisions occupent une place centrale dans cette architecture de la remémoration, puisqu’ils sont conçus comme le référent objectif à partir duquel l'esprit pourra s'exercer. Nous voici en présence du premier présupposé. Il repose sur une conception naïve de l'Etre, que j'appellerai l'ontologie du sens commun.


L'ontologie du sens commun

Tout homme de bon sens sait intuitivement distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas, ce qui est au sens fort du terme, de ce qui n'est qu'en un sens amoindri, parce que simplement possible, ou imaginaire, etc…
Comme le dit Héraclite : "Quand nous veillons nous avons un monde commun, quand nous dormons chacun a le sien propre." Le réel, c'est ce monde commun, public, irréductible au sujet, c'est le domaine de l'objet et de l'objectif, disponible uniquement pour l'éveillé, le vigilant, et dont le rêveur replié en lui-même se détourne. C'est pourquoi nous l'incarnons spontanément dans l'espace. L'espace, le lieu, se définit en effet par son extériorité, extériorité par rapport à l'esprit et à ses visées, extériorité réciproque des choses et des personnes qui l'occupent, rendant possible leur mise en relation. L'espace, et plus spécifiquement le lieu, est ordre et donc monde, au double sens du terme grec cosmos.
Á savoir simplement Réalité.
Celle-ci, dans son extériorité spatiale, est évidemment censée posséder une antériorité absolue par rapport à tous les discours pouvant porter sur elle. C'est à ce titre que nous avons précédemment qualifié le lieu de référent objectif. Cela en un sens fort, puisque le lieu s'impose comme l'encrage du réel à l'aune duquel tout discours doit être référé pour que nous puissions en déterminer la nature (science, description fidèle voire simplement réaliste, rêverie, fiction, divagation …).
Résumons : la salle de Scopas est réelle, ou du moins elle le fut. Á Simonide il est demandé de rendre compte d'un microcosme disparu. Et voilà le temps qui vient tout embrouiller et nous mettre en présence du deuxième présupposé, que j'appellerai le postulat de la substantialité.

Le postulat de la substantialité.

Extériorité au sujet et antériorité par rapport au discours semblaient devoir conférer au réel une absoluité que vient remettre en cause le temps. Car le monde extérieur, les êtres et les lieux qui le composent sont en devenir, vont, viennent, apparaissent, disparaissent ou tout simplement changent. Le réel est mobile et susceptible en ses parties d'anéantissement. Nous ne le percevons que de manière fragmentaire, discontinue, mais lui supposons une permanence et une consistance. Autrement dit, nous le concevons communément comme substantiel. L'idée est simple et apparemment de bon sens : les choses et les lieux continuent d'être quand bien même nous ne les percevons pas actuellement. Un lieu n'est pas anéanti du fait que je le quitte, pas plus que les personnes qui l'occupent. Mais comment s'en assurer ? La preuve n'en peut venir que d'un témoignage ; si ce n'est moi, il y a bien quelqu'un, quelque autre sujet qui était là quand je n'y étais pas, et qui peut en attester. Quand tout le monde dort, il y a toujours un éveillé qui sauve le monde de l'anéantissement. Mais rien ne nous le garantit. S'il n'y avait personne, ni homme ni dieu pour monter la garde ne serait-ce qu'un instant ? Qu'adviendrait-il du monde et que pourrions-nous en dire ? Qu'il est ou n'est pas, en toute incertitude.
C'est cette incertitude qui fait, à première vue, défaut dans l'épisode de la salle de Scopas. Reprenons l'anecdote. Simonide a quitté la salle de Scopas lorsque le plafond s'effondre et il est manifestement le seul survivant. Il n'y a pas de témoin direct, et c'est pourquoi il faudra recourir à la remémoration. L'identification des cadavres n’a donc de sens que si l'on postule une permanence et une stabilité ontologique forte du lieu et de ses occupants. Ceux-ci étaient encore juste avant de n'être plus, les convives n'ont pas changé (ni départ anticipé ni arrivée fortuite), et ils ont continué d'occuper la place que Simonide leur a connue. La difficulté s'accroît si l'on songe au fait que Simonide, parti chercher Castor et Pollux, devait avoir quitté la salle depuis un certain temps lorsqu'elle s'effondra. Il y a pire. La remémoration de l'état dernier des lieux saisi par Simonide dépend, quant à sa fidélité, de son attention à la scène vécue. Or il est loisible de penser que le poète, plus enclin à chanter des absents que son hôte, n'a prêté qu'une piètre attention aux présents et au présent. La remémoration de Simonide n'est donc que pure conjecture.

Conjecture et création.

Ce n'est pourtant pas ce qu'on lui demande. Sa finalité et ses enjeux le lui interdisent. Simonide doit rendre compte de ce qui fut. C'est une question tout autant éthique que métaphysique : éthique, puisqu'il s'agit pour les familles d'honorer leurs morts ; métaphysique, puisqu'il s'agit de faire en sorte que ceux qui ne sont plus puissent être à jamais en occupant nommément une fraction de l'espace qui demeure toujours en sa totalité.
La remémoration de Simonide doit être vraie, or elle est invérifiable. Aucun référent auquel confronter le souvenir, aucun témoignage pouvant le corroborer ou au contraire l'invalider. Dira-t-on qu'elle est fausse ? Elle ne l'est pas davantage, car c'est par le même processus que nous jugeons de la vérité et de la fausseté des discours. La remémoration est vraie et fausse à la fois, ou si l'on veut ni vraie ni fausse à la fois, pour la raison qu'elle ne parle de rien qui lui soit extérieur. L'espace prétendument physique décrit par Simonide n'est que l'écho de l'exploration d'un espace mental modelé par le temps, de la déambulation intérieure du poète.
Prenons la salle de Scopas comme structure close, véritable microcosme. Entre le moment où Simonide la quitte et le moment où un observateur extérieur en constate l'effondrement, tout est possible, tout a pu advenir. Mais comme rien n'est décidable pour les raisons que nous avons invoquées, rien ne fut. Il n' y a rien, si ce n'est une béance que les images mentales de Simonide viendront combler. La mémoire et l'imagination qui lui est intimement associée ne reconstituent rien, elles constituent le réel. Le discours ici n'est pas réaliste, puisqu'il ne vise pas une réalité objective, il est réalisant.
La remémoration de Simonide en ce sens est bien plus que vraie, elle est avérante, créatrice d'être et de vérité. Lorsque les poètes ne chantent pas les dieux, ils créent les mondes, des réels ou les multiplient. Lieu où se nouent les réalités alternatives, ainsi apparaît Londres sous le Blitz chez Christopher Priest dans son roman La Séparation .

La Séparation de Chritopher Priest

Le récit se présente comme une compilation de documents rassemblés par l’historien Stuart Gratton, dont on découvre assez vite qu’il appartient à un réel divergent où la Seconde guerre mondiale a pris fin en 1941. Gratton s’intéresse à une scorie de l’Histoire, un mot ambigu de Churchill qui tenait un même homme pour pilote et ambulancier, chef d’équipage menant son bombardier en Allemagne et objecteur de conscience. En fait, il s’agit de jumeaux, Joe et Jack Sawyer qui, faisant écho aux Castor et Pollux de Simonide, permettent là aussi au poète de faire advenir un réel. Ou plutôt chez Priest un essaim de possibles envisagés comme des variations : mise en évidence de plusieurs Churchill (s) et sosie, de Rudolf Hess (s) et sosie, substitutions des frères, réelles ou imaginées, l’ensemble évoquant un arbre de Porphyre dont la multiplication des branches finirait par étouffer le tronc. Ce tronc, locus principal chez Priest, est le Londres sous les bombardements du Blitz , qui s’effondre telle la salle de Scopas. Dans les deux cas la destruction vient du ciel, ou tout du moins d’en haut . A la capitale s’ajoutent des loci secondaires qui apparaissent comme mobiles. Les jumeaux sont champions d’aviron, le pilote n’a de rapport au « réel » que dans son bombardier, et l’infirmier dans son ambulance. Tel Simonide déambulant dans la salle remémorée, il faut bouger pour rendre le fixe, ce qui revient à l’inventer . L’hôpital, l’un des rares points fixes du récit, verra l’un des frères se réveiller amnésique. Ce réel oublié mais qui prolifère - écho de l’Angleterre historique multipliant les simulacres afin de tromper l’envahisseur et se rassurer - offre chez Priest la possibilité d’introduire l’alternative dans ce qui est historiquement advenu. Et le retournement final n’arrange rien puisqu’il n’invalide pas le fait que la réalité de l’historien Stuart Gratton subsiste indépendamment des Sawyer.




Le réel comme effet linguistique

Le réel n'est donc que ce que chacun en dit, et c'est pourquoi il se décline au pluriel. Le locus est un dictum, il se parcourt en tous sens et peut être dit de multiples manières. La Séparation assume le cercle logique qu'ont si remarquablement mis en évidence les sophistes grecs : la parole ne renvoie qu'à elle-même, c'est-à-dire à ce qu'elle instaure. Point de chose extérieure au mot, point de transcendance de ce que nous qualifions naïvement de réel. Reprenant l'équation parménidienne selon laquelle penser et être sont une seule et même chose, Gorgias, dans son Traité du non-être en tire des conséquences diamétralement opposées : non seulement il y a lieu de parler de ce qui n'est pas, mais encore le Non-Etre est tout autant, et en un sens non amoindri, que l'Etre. Dès lors qu'une chose est pensée, et de quelque manière qu'elle soit pensée (conçue, imaginée etc …), elle est, et est telle qu'elle a été pensée. De fait, c'est tout une série de distinctions qui s'effondre : la distinction entre vérité et fausseté (pourtant essentielle lorsqu'il est question d'écrire l'Histoire), celle entre connaissance et erreur, et bien sûr celle entre description objective et fiction littéraire, entre réel et imaginaire. En posant l'identité de l'Etre et du penser, Gorgias évacue le problème de la référence, du référent objectif. Il dissout le réel dans le discours. Ce n'est pas en vain qu'on doit à ce penseur d'avoir inventé l'art oratoire. Simonide, souvenons-nous, connaît l'art de produire des discours . Au réel substantiel il faut donc substituer une mobilité essentielle, où les lieux mêmes deviennent, comme Londres sous le Blitz, incapables de stabilité. C'est cette mobilité ontologique qui autorise la profusion de discours sur le réel entre lesquels il nous est impossible de choisir.
Cela ne va évidemment pas sans poser problème. Car s'il y a autant de mondes que de représentations, par nature subjectives, si comme, le dit Protagoras, "l'homme est mesure de toute chose, de celles qui sont en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas", faut-il alors renoncer à ce monde commun par quoi nous définissions précédemment le réel ? Cela dépend, et c'est une question de viabilité. Bien sûr, toutes ces représentations sont également vraies, semblablement objectives, et ce n'est plus selon le critère de leur conformité au réel que nous pourrons les discriminer. Mais il se trouve que certaines de ces représentations valent plus que d'autres, non en vertu d'une quelconque valeur intrinsèque, mais parce qu'elle sont plus utiles, à la communauté (l'homme social) ou, à défaut, à l'individu (l'homme singulier). Le réel devient alors convention pratique permettant de vivre ensemble de manière acceptable. Mais pour cela, il faut que la rencontre avec les autres soit possible. Ce n’est pas le cas dans la Séparation où tout n'est que chassé-croisé, cela ne l'est pas davantage dans la nouvelle de Gene Wolfe L'île du docteur Mort , où l'impossible vivre ensemble, rend nécessaire le repli insulaire dans l'espace de la pensée.

L'île du docteur Mort de Gene Wolfe

Le narrateur est un garçon d’environ une dizaine d’années, Tackie, qui vit sur Settlers Island. D’entrée, on comprend qu’il est orphelin de père et livré à lui-même, puisque sa mère ne quitte jamais la chambre. Remarquons que « père » et « mère » n’ont pas de prénoms. Toujours évoqués mais jamais là, ils sont comme les jumeaux de Simonide. Pour occuper son ennui, Tackie arpente les plages du locus principal, et occasionnellement se rend au drugstore en compagnie de Jason, compagnon de sa mère. Là, l’enfant repère un roman que Jason vole sur le présentoir. Tel Scopas, Jason n’accorde guère de valeur financière au récit, mais il est vrai que cette histoire n’a pas de prix pour Tackie. La couverture bariolée, dont la description trouve écho dans la mémoire du lecteur de pulps, porte pour titre « L’île du docteur Mort », le nom de l’auteur n’étant jamais donné. Tackie se plonge dans les aventures du capitaine Philip Ransom, naufragé qui accoste sur une île non portée sur les cartes, au large de la Nouvelle-Guinée. Le capitaine, dont la belle musculature est mise en valeur par ses haillons, est l’hôte du docteur Mort, savant fou qui transforme des humains en animaux, assisté d’une brute prénommée Golo. On comprend que le roman est un mixte de L’île du docteur Moreau d’H.G. Wells et de la nouvelle de Richard Connell, Les Chasses du Comte Zaroff . Usant avec habileté des clichés et de l’héritage littéraire relevant de la science-fiction, Gene Wolfe tire profit des souvenirs de son lecteur, la narration devenant cartographie de l’imaginaire collectif, entièrement balisé. On est en terrain connu, et l’écriture de Wolfe va directement à l’utile. De même, le narrateur remplace progressivement l’île véritable par un locus imaginaire, captivant et chatoyant, parce qu’il est bien plus agréable à vivre et lui permet de s’évader. La substitution est consommée dans les dernières pages. La mère de Tackie organise une fête, ainsi qu’il en allait du temps où son mari était vivant. Scopas, lui, convie à son banquet de futurs morts. Durant la réception, elle fait une overdose dans sa chambre. Tandis que le médecin est à son chevet, Tackie est rejoint par le docteur Mort. Son laboratoire vient de s’effondrer après l’incendie provoqué par le capitaine. C’est donc la fin, mais l’histoire ne sera jamais entièrement achevée puisqu’il suffira à Tackie de relire le récit. Ses personnages seront toujours là, éternel retour d’un monde qui a l’épaisseur du roman. Tackie pourra y revenir, retourner en arrière dans le temps de lecture comme on se déplace sur l’île. Mais laquelle ? Peu importe, le langage ne s’embarrasse pas ici de vérité. Il ne s’agit pas d’exprimer l’ordre du monde, mais de mettre le chaos en ordre quand il devient insupportable. Et cet ordre est celui de l’invention qui crée le réel, quand la simple distinction entre Vrai et Faux appauvrit la richesse du monde. Le capitaine Ransom et le docteur Mort n’existent pas ? Il n’empêche que Tackie va à leur rencontre, occasion de continuer à vivre, tel Simonide partant à la recherche des jumeaux divins.

Concrétion de l'espace mental : la villa Winchester et le boucher de Chicago.

Les œuvres de Priest et de Wolfe vont dans le sens d'une déconstruction du lieu et de la concrétude qui lui est attachée. Partant d'un lieu, l'esprit le redouble ou le démultiplie à l'infini, rendant par là impossible tout amarrage d'un Réel. L'espace extérieur se résorbe dans une déambulation mentale dont l'expression linguistique annule les frontières de la littérature elle-même. C'est pourquoi du reste je vous propose de quitter momentanément ce qui est reconnu comme littérature, pour explorer deux architectures "réelles", véritables concrétions d'une topique mentale. La première m’est particulièrement chère, puisque j’y consacre actuellement une fiction. Il s’agit de la villa Winchester.
En 1884, Sarah Winchester émerge de son état de prostration qui aura duré sept ans. Une forme de catatonie assimilée à la démence alors qu’il ne s’agissait que de chagrin, provoqué par le décès de sa fille Annie, morte alors qu’elle n’était qu’un bébé, et de son mari William emporté par la tuberculose. Sur les conseils du défunt - contrairement à Simonide qui parle pour les morts - la veuve du célèbre fabricant d’armes décide de faire bâtir une maison qui abritera toutes les victimes, humaines et animales, tuées par les fusils Winchester. Cela, afin d’expier et de trouver la paix. Á l'art de la mémoire inventé par Simonide succède ici l'architecture de la mémoire, création continuée et infinie où l'esprit donne corps et lieu aux tourments et aux fantômes qui le hantent. Le projet est d'une folle ambition, mais l’argent n’est pas un problème, puisque conformément aux dispositions testamentaires de William, sa veuve détient plus de quarante-huit pour cent des actions de la firme. Ce qui lui assure un revenu quotidien de six mille dollars, somme considérable pour l’époque, jusqu’à la fin de sa vie. La construction devra se poursuivre sans interruption, de nuit comme de jour.
Guidée par son mari, Sarah quitte New Haven pour l’ouest du pays et s’établit en Californie, précisément dans le comté de Santa Clara où elle fait l’acquisition d’une ferme de huit pièces qui compte quatre-vingt hectares de terrain. Aussitôt, la rumeur enflamme les têtes, se répand dans le comté comme une traînée de poudre. La veuve Winchester est disposée à embaucher. Charpentiers, maîtres d’œuvre, maçons et jardiniers sont engagés aussitôt qu’ils se présentent. Leurs salaires sont les plus élevés de la région, à tel point qu’ils ne recherchent pas d’autres ouvrages. Sarah devient d’ailleurs l’unique cliente de la scierie locale. Des bruits circulent à Santa Clara, la veuve serait peut-être folle. Mais au vu de sa fortune, tous sont prêts à partager sa démence. Et puis chaque foyer sait ce qu’il doit aux carabines conçues par la famille. La fureur des Winchester est depuis longtemps entrée dans les mœurs.
L’espace intérieur de Sarah recouvre ainsi l’étendue objective du comté, rayonnant à partir du centre qu’est la maison. Les ouvriers travaillent sur le chantier, et la veuve règle son emploi du temps immuable sur les trois chronomètres suisses que vérifie son domestique japonais. Á minuit pile, les carillons sonnent, donnant le signal aux esprits. Mrs Winchester gagne le salon, et reçoit les directives des défunts. L'araignée, à laquelle elle aimait à s'identifier, y est alors au cœur de sa toile. Mari défunt qui emplit l’esprit de Sarah quand la veuve noire dévore la tête de son époux… La comparaison n'est pas anodine. Le salon s'ouvre au monde par une fenêtre Tiffany à treize pierres ambrées, enchâssées dans une toile en plomb. L'araignée, en sécrétant sa toile, génère à la fois son espace et sa temporalité . Si la géométrie de la villa Winchester apparaît comme moins rigoureuse, elle n'en obéit pas moins à une cohérence interne ; architecture réalisable, comme un exemple du pragmatisme de la Winchester Repeating Arms Co au service d’une folle logique. Des centaines de fenêtres, une pour chacun des invités, certaines posées à terre et munies de lentilles prismatiques afin que les enfants morts qui n’ont pas la force de se matérialiser puisse le faire au moyen de loupes grossissantes. Certaines fenêtres donnent sur d’autres, afin de faciliter le passage entre nos deux réalités, des loci secondaires au locus principal qu’est la maison. De plus, les châssis assurent une sorte de sécurité contre les fantômes jugés indésirables. Sarah souhaite accueillir de nombreuses bêtes. Celles qui volent dans les airs trouveront refuge sur les toits. Pour les autres, comme les bisons, il faudra multiplier les couloirs. Ce qui de toute manière s’impose comme une nécessité, puisque la maison compte sept cent cinquante pièces, réparties sur six étages. Et puis les esprits malveillants erreront ainsi dans ce labyrinthe sans trouver leur lieu. Á quoi l’on ajoutera neuf cent cinquante portes, certaines donnant sur nulle part ou s’ouvrant sur des à-pics.
La veuve s’accorde le droit d’annuler à tout instant certaines directives, condamner des chantiers ou favoriser de nouveaux développements, car les morts se méfient. Certains ne font que passer avant de retourner dans l’au-delà, préférant l’espace morne à un véritable foyer. Errance indéfinie ou immobilité de la tombe, les extrêmes se rejoignent. Mrs Winchester n'entend pas, comme Simonide, figer les morts qui hantent sa mémoire en leur donnant une sépulture. Elle leur offre un lieu de vie. La villa est un espace organique, formant unité, en perpétuelle création. Elle fait toutefois aménager deux espaces intimes qui ne doivent rien aux commandements des spectres : une nursery pour Annie, décédée un mois après sa naissance, et une salle de bal afin que sa fille puisse plus tard valser sur le parquet ciré, sous les imposants lustres en cristal, dans les bras d’un gentleman défunt.
Pour le reste, Mrs Winchester ne s’attache à aucune chambre. Elle qui offre un toit à tous les esprits errants devient nomade dans sa maison. Chaque nuit, après la réunion, elle fait savoir à son majordome dans quelle chambre elle dormira. Sarah ne décide pas au hasard mais en fonction d’un système complexe de symboles. La partie consciente de son esprit en ignore le sens. Angles des pans, courbure de voûtes, placards sans fond dont l’un a trois centimètres de large, vitraux aveugles qui ne reçoivent jamais la lumière, poutrelles et colonnes installées à l’envers, motifs gravés dans le bois ou les marbres, ces signes parlent directement aux régions profondes de son cerveau où la raison n’a plus sa place. Sarah sait que toutes ses années de démence étaient nécessaires. La folie l’a préparée à ce qui est la part essentielle de son existence, se mettre au service des morts. De tous, y compris des bêtes, c’est pourquoi en 1903, cette femme déterminée, mesurant un mètre trente pour moins de cinquante kilos, refusera d’accueillir le président Théodore Roosevelt, surnommé Teddy Boy, le Grand Chasseur.
Trois années passent, une goutte d’eau dans le fleuve de la vie. Sarah se tient sur la rive, attendant le passeur qui la conduira auprès de William et de leur petite Annie. La barque se fait attendre. Tout s’achève par l’inévitable effondrement. En 1906, un séisme touche de plein fouet la côte ouest, abat la ville de San Francisco. La maison Winchester n’est pas à l’abri. Dômes et minarets s’écroulent, la tour d’observation est amputée d’un étage en plein cœur de la nuit. Sarah est seule dans sa chambre, en plein cœur de la tourmente. Comme à son habitude, elle a choisi la pièce au dernier moment, et l’on mettra des heures à la retrouver. Les travaux cessent pour la première fois, et reprennent le lendemain. Sans Sarah, qui quitte la demeure pour s’installer sur une péniche. Elle qui avait bâti une arche pour les morts vogue sur un fleuve des ténèbres. L’eau vive, pense-t-elle, tiendra éloignés les fantômes.
La construction aura duré en tout trente-huit ans, jusqu’à la mort de Sarah, survenue en 1922 durant son sommeil. Aussitôt, les ouvriers interrompent l’ouvrage, laissant des clous à moitié enfoncés. La villa meurt en même temps que Sarah, se fige avec elle. Le testament de Mrs Winchester est signé treize fois pour chacune des treize sections. On trouvera dans son coffre-fort - locus inattendu mais central - des coupures de journaux relatives à la mort de William et d’Annie, des vêtements d’enfants et des cheveux de bébés, retenus en mèche par un ruban rose. Sarah ne pouvait rejoindre les siens ni dans la mort ni dans le repli intime de sa mémoire. Les retrouvailles exigeaient un lieu spécifique où s'annule la frontière de l'Etre et du Non-être, du réel et de l'imaginaire. La villa en fut la parfaite réalisation.
De nos jours, des centaines de visiteurs se pressent à la villa Winchester, afin de visiter l’espace mental de Sarah, non pas les topiques abstraites de la psychanalyse, mais une authentique concrétion de sa folie. Lorsque l’araignée constate que sa toile est déchirée, elle l’abandonne pour aller tisser ailleurs. Rien ne permet d’affirmer que Sarah occupe aujourd’hui sa maison.

American Gothic de Robert Bloch

En 1893, d’autres visiteurs en ont eu pour leur billet, touristes de l’Exposition Universelle de Chicago qui se sont payés un aller simple vers la mort atroce en lieu clos. Dans Le Boucher de Chicago , auquel je préfère le titre original, American Gothic, Robert Bloch nous raconte les méfaits de G. Gordon Gregg qui, sous l’identité du docteur Holmes, accueille dans son hôtel des touristes qu’il torture et assassine avant de les faire disparaître. Holmes sélectionne sa clientèle, de préférence de jeunes et jolies femmes, apparemment fortunées, résidant loin de Chicago, sans proches parents qui puissent s’inquiéter de ne pas les voir revenir de l’exposition. L’argent est un mobile, comme dans l’histoire de Simonide qui se meut hors de la demeure pour obtenir son dû. Mais l’intention du docteur Holmes se tient à l’exact opposé du travail entrepris par l’orateur. L’assassin plonge ses victimes dans une cuve d’acide sulfurique et il faudra toute la patience d’Alexander Ross, chef de la police de Chicago, pour reconstituer à partir d’éléments épars ce qui s’est passé, ou tout du moins le probable. Les deux cents victimes ne seront pas toutes identifiées ni rendues à leurs familles, dont les descendants conservent davantage en mémoire la boucherie que l’exposition. Car l’essentiel de la fiction est vrai, le romancier, tel Simonide, en donnant sa propre version.
Hôtel, tueur en série, autant de thèmes propres à séduire Robert Bloch, bâtisseur d’un autre locus fameux, le motel de Norman Bates dans Psychose. Bloch, correspondant et disciple de H. P. Lovecraft, le sédentaire de Providence, conclut son roman par un Post Mortem qui vaut pour postface. Nous y apprenons que Gordon Gregg a réellement existé. Il se nommait Herman Webster Mudgett et utilisait effectivement le pseudonyme d’Henry Howard Holmes. Ce tueur aux multiples visages, qui est à lui-même son propre jumeau, s’était fait construire un château aménagé en hôtel, avec fausses tourelles et créneaux. Cela, dans le faubourg d’Englewood, tout près de l’Exposition Universelle de Chicago, inaugurée la même année. Château factice voisinant un parc provisoire, les deux lieux ne manquent pas d’attractions. L’exposition multiplie les stands, parades et spectacles de foire. Au cœur du château Holmes prolifèrent les chambres secrètes, escaliers dérobés, trappes et dédale de couloirs. Le jour, les touristes se perdent dans les pavillons internationaux, la nuit certains d’entre eux échouent dans les fosses du sinistre docteur ; toboggan de Chicago, monte-charge de l’assassin, fontaines électriques de la ville, chambres dotées de bouches à gaz pouvant être actionnées depuis le bureau du meurtrier. Avec ironie, Robert Bloch finit sur ces lignes : « Mais tout ceci, bien entendu, se passait il y a fort longtemps. Meurtres en série, chambres à gaz, fosses secrètes et massacres exécutés de sang-froid par pure cruauté appartiennent à un sombre et lointain passé. Nous vivons aujourd’hui en des temps plus éclairés. » L’auteur dit le faux pour évoquer le vrai, cette terrible similitude entre le Chicago de 1893 et l’espace concentrationnaire. En cela, la présence en un même locus principal - la ville - de deux loci secondaires (l’exposition et le château du docteur), annonce une terrifiante modernité. Parc d’attraction et hôtel usent des mêmes ressorts : l’exposition universelle s’enorgueillit de son Woman’s Building, pavillon consacré aux femmes ; Holmes ne sélectionne que des clientes. L’exposition visait à glorifier la présence américaine dans le domaine industriel ; le médecin a conçu une véritable usine à crime, avec chambres à gaz munies de hublot permettant d’assister à l’agonie, et four crématoire. Mais, après tout, c’est dans les abattoirs de la cité qu’a été inventé le travail à la chaîne. Enfin, les organisateurs ont tiré profit des visiteurs, vingt-six millions d’entrées payantes entre le 1er mai et la clôture fin octobre. Henry Howard Holmes avait amassé argent et bijoux volés à ses deux cents victimes. Distraction tarifée, identités multiples, morts que l’on doit identifier, le Chicago de 1893 entretient bien des similitudes avec le banquet de Scopas, jusqu’au terme de l’histoire. Dans l’année qui suivit l’exposition, un gigantesque incendie ravagea le parc, faisant s’effondrer les pavillons.
Conclusion
Socrate considérait que l'écriture figeait la pensée, et c'est pourquoi celui qui peut être tenu pour le fondateur de la rationalité occidentale a refusé d'écrire. Si la pensée est vie, elle s'inquiète néanmoins devant la fluidité de l'Etre et la difficulté à amarrer le réel. C'est cette inquiétude ontologique fondamentale que nous trouvons à l'œuvre dans la science-fiction. Mais pour y être assumée et non pas réduite.
Véritable enjeu, le lieu devient, comme nous avons pu le voir à travers quelques exemples, l'emblème de toutes les transgressions. Réel/imaginaire, subjectif/objectif, fiction/science, les contraires se transforment en leurs contraires. Le principe de contradiction est inopérant et il faut lui substituer un principe de signification. Le discours et la pensée acceptent la clôture, parce qu'ils sont l'Etre. Tout comme l'Etre, dans une parfaite réciprocité, est le discours et la pensée. Mémoire du lieu, lieu de mémoire, c'est tout un.
Je terminerai par l’évocation de l’effondrement d'un haut lieu de mémoire qui s'impose, dans l'Histoire, comme un véritable point de divergence, un nœud de possibilités multiples dont un monde nouveau émergea. La bibliothèque d’Alexandrie apparaissait comme l’espace privilégié de centralisation et mise en ordre du savoir, et de la mémoire du monde. Il est remarquable que la représentation courante, selon laquelle cette bibliothèque unique en son genre aurait été détruite de manière apocalyptique pendant la guerre alexandrine (48-49 avant J.C), soit elle-même une fiction. Reste que sa disparition signe la destruction fragmentaire de mondes (cosmologies et mondes imaginaires de la littérature) et en appelle à de nouveaux Simonides chargés, par un effort créatif de remémoration, de les faire être.
Le lieu est temps, c'est-à-dire quelque chose du mouvement, et c'est pourquoi il passe. Il se fige uniquement dans l'espace de la tombe, lorsque précisément plus rien n'est. En dehors de la mort il n'y a que la vie, c'est-à-dire une infinie déambulation.









































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systar
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Message par systar » sam. oct. 04, 2008 5:40 pm

Ah, c'est très sympa de nous avoir reproduit ce beau texte, Xavier. Je le relis attentivement, et on décortiquera tout ça ce soir ou demain, si le coeur t'en dit!

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