- le  
Formes de la SF : L’Homme aux yeux de napalm
Commenter

Formes de la SF : L’Homme aux yeux de napalm

Noël au tison :
 Sur L’Homme aux yeux de napalm de Serge Brussolo
 
 
L’approche des fêtes de Noël nous semble le moment propice pour se plonger ou se replonger dans L’Homme aux yeux de napalm, un roman fantastique paru en 1990 en « Présence du futur » où l’imagination de Serge Brussolo investit le folklore de Noël (avec père Noël, nains et pays imaginaire…) pour le remodeler de fond en comble et en donner une version sombre et grotesque, entre conte de fées terrifiant et série B gore, à la fois fascinante et profondément dérangeante. 
 
Passer Noël au tison. 
 
La mythologie de Noël revue par Brussolo, c’est un peu le monde merveilleux de Disney examiné à travers les lunettes monstrueuses et morbides d’Alfred Kubin, un univers éthéré et idyllique entièrement reconfiguré pour être mis au diapason d’un imaginaire charnel et organique, noir et délirant.
 
 
Chez Brussolo, les Pères Noël, quand ils ne sont pas assassinés ou décapités, se transforment en bonshommes incendiaires bombardant les magasins avec des ours en peluche enflammés ; les sapins, squelettiques et albinos, poussent à même les nœuds du plancher et comportent des aiguilles affûtées comme des dards ; les boules se révèlent des œufs évidés de poules belliqueuses aux becs de fer ; les cadeaux sont soit bourrés d’explosifs, soit composés de chair palpitante et les poupées et autres jouets s’avèrent autant de nains éviscérés puis momifiés ou plastifiés. Pour Brussolo, il s’agit donc de passer littéralement Noël au tison, et en l’occurrence de passer sa mythologie par les flammes, de faire éclater son imagerie à coup de bombes incendiaires pour en fondre les images dans son creuset d’alchimiste et pouvoir les reconfigurer selon le canon singulier et détonnant de son imaginaire noir. 
 
Roman touffu, apparemment fait de bric et de broc, L’Homme aux yeux de napalm semble partir, de façon désordonnée, dans plusieurs directions, ouvrant autant de pistes narratives, de manière apparemment embrouillée. Le roman commence dans un supermarché, avec une petite fille faisant les courses de Noël montrant une obsession particulière pour l’éventration des peluches… Ce début, écrit en italique, s’avère en réalité le contenu d’un livre lu par une éditrice regrettant ses classiques grecs et dégoûtée d’en être réduite à publier pareilles horreurs. La narration glisse ensuite, pour s’y attacher, vers la personne de David Sarella, l’auteur du roman, pour qui la période de Noël fait resurgir d’effrayantes visions qui semblent liées à un traumatisme enfantin. De même, lorsqu’il s’endort, David se retrouve comme propulsé dans un monde parallèle, sur une planète lointaine où David, enfant, travaille à la fabrication des boules et jouets de Noël sous la coupe d’un ogre et à proximité d’un Père Noël géant et endormi, ne se réveillant qu’à l’approche de Noël... 
 
Certains ont pu reprocher à Brussolo un manque de rigueur dans la construction de ses intrigues, une tendance à se disperser, à s’égarer, à relâcher le fil de son récit pour se lancer dans d’innombrables digressions. Reproche parfaitement injuste qui dénote seulement une parfaite incompréhension de l’écriture de l’auteur. Si la construction paraît baroque, faite de protubérances monstrueuses, c’est pour mieux épouser une dynamique d’écriture qui participe tout entière d’un élan vital, au sens bergsonien, d’un élan qui explose en un bouquet généreux d’images, empruntant une multitude de directions. Traversant la matière (un genre, un imaginaire établi, des codes, des clichés, des oppositions traditionnelles…), cet élan l’informe en profondeur et la modèle à son image. De sorte que les formes produites par l’écriture brussolienne s’avèrent souvent en adéquation parfaite avec celle-ci ; et apparaissent même comme autant de façons d’exprimer, par une incarnation monstrueuse, la nature de son écriture. Nombreuses sont en effet les images créées par l’auteur qui peuvent s’appréhender comme de pures métaphores de son écriture, comme si, par ce biais, celle-ci devenait transparente à elle-même. Et peut-être toute l’écriture brussolienne n’est-elle, roman après roman, qu’une quête (alchimique) de cette image où les contraires, le fond et la forme, et toutes les grandes antinomies, seraient enfin réconciliés, synthétisés, fusionnés en une unité parfaite.
 
Forme extraterrestre.
 
Dans L’Homme aux yeux de napalm, cette image prend les traits d’une forme extraterrestre, d’une chose d’abord molle et informe, « énorme poche protoplasmique où grouillait un fouillis d’organes étranges » (p. 855) volant dans les airs. D’abord volante et errante, cette forme finit néanmoins par se fixer sur un imaginaire donné, celui de David et de Noël, un imaginaire qu’elle va reproduire (don d’imitation : elle crée immédiatement une série de Pères Noël qu’elle envoie en exploration) et qu’elle va incarner puis pervertir. On voit immédiatement comment cette forme venue d’ailleurs, transparente et organique, exposant ses entrailles, fournit une parfaite métaphore du roman et plus précisément de l’écriture brussolienne investissant l’imaginaire de Noël et entreprenant de le remodeler à sa guise, d’en répéter les motifs (Pères Noël en rouge, sapins, boules et cadeaux) puis de les dévoyer un à un, pour en livrer une version pervertie. Comme la forme errante de l’extraterrestre, le début du roman semble errer d’un point de vue à un autre (Céline, la petite fille du roman, puis Marie, l’éditrice du Chat-Hurlant…), comme les survoler, avant de se focaliser sur le point de vue de David et de pénétrer son imaginaire fantasmatique. Par la suite, Brussolo prend  grand soin d’expliciter certaines des propriétés de cette forme extraterrestre, parmi lesquelles celle de l’éparpillement et du rassemblement, la chose ayant la faculté de se scinder en une multitude d’organismes pouvant prendre la forme de leur choix mais tous bâtis à partir de la même matière organique, mais aussi de procéder à leur réassemblage, à leur recomposition. Épousant en profondeur la logique de cette forme, c’est tout le roman qui, comme entre diastole et systole, oscille entre tendance à l’éparpillement et volonté de recomposition, entre propension à la dispersion ou à la fragmentation et recherche d’unité ou de synthèse. 
 
 
Entre tendance à l’éparpillement et volonté de recomposition.
 
À l’image de la forme extraterrestre se décomposant en innombrables parties singeant toutes l’imagerie de Noël (cadeaux de chair, Pères Noël pyromanes…), le roman de Brussolo non seulement déploie thématiquement le motif de l’éclatement et du démembrement (qu’il s’agisse des cadeaux piégés d’un critique d’art qui pulvérisent les corps des membres de sa famille ou encore le corps bodybuildé de Julia qui, rompu par l’exercice, menace de tomber en morceaux…) mais se compose lui-même de manière éclatée, selon différentes parties qui forment autant de plans de réalité (le roman, le réel, le fantasme, le souvenir, le rêve) et qui partent apparemment dans tous les sens, empruntant différentes pistes, de manière touffue, dispersée. Chacun de ces « plans de réalité », de ces « mondes », se donne d’ailleurs comme une variation forgée à partir d’une même pâte organique, un ensemble de thèmes ou de sujets qui calquent l’imagerie de Noël pour la recomposer ou la réorganiser de façon bizarre et perverse. Chacune des directions empruntées se présente donc comme la reprise et la restructuration de l’autre partie, soit autant de variations faites sur la même chair (et les mêmes motifs : Noël et ses nains, l’éclatement, l’éventration, l’amputation et la suture…). De fait, le roman et le rêve ne sont-ils pas ici l’expression ou la matérialisation restructurée de fantasmes qui affectent le réel perçu par David et dont un souvenir enfoui fournit la clé ?... Sous l’apparente diversité se cache donc une unité profonde. Sous la pluralité des manifestations et des formes d’expression (roman fantastique, SF, gore, thriller…), une même chair. Cette idée valant non seulement pour ce roman mais pour toute l’œuvre de Brussolo. Il est d’ailleurs arrivé à celui-ci d’écrire parfois un gros roman ne trouvant pas immédiatement preneur et sur lequel l’auteur s’est amusé à prélever des parties plus petites qu’il a recomposé ou restructuré en autant d’unités singulières et autonomes, encore une fois à l’image de sa créature extraterrestre. Nous pensons ici aux romans Le Tombeau du roi squelette et Le Dragon du roi squelette publiés au Fleuve noir en 1988 et 1989, parties extraites de la saga du Roi squelette écrite en 1975 et dont Bragelonne vient de publier l’intégrale, ou encore à L’Ombre des gnomes (1987), où l’auteur prélève certains morceaux de Ceux qui dorment en ces murs (paru seulement en 2007) pour composer une histoire plus réduite (Fleuve noir oblige) et la réorienter vers une autre direction. Dans L’Homme aux yeux de napalm, celui-ci se plaît ainsi à réécrire la même histoire ou à exprimer les mêmes fantasmes selon différents modes d’expression, selon différentes modalités : à la façon du roman gore de série Z (Père Noël Kommando), du roman de SF (le souvenir et sa créature E.T.), du polar fantastique (la réalité avec la perpétuation de « meurtres en cadavres clos » et l’assassinat de Pères Noël), du thriller horrifique (les fantasmes morbides de David, avec ses sapins albinos et ses cadeaux de chair) ou du conte de fées terrifiant (dans le rêve avec le monde désenchanté du « bagne de Noël »). Ce qui arrive dans le réel ou dans le souvenir est ainsi réagencé et retraduit de manière symbolique sur les autres plans de réalité, devient l’objet d’une série de réécriture « à la manière de… » ou « selon le mode d’expression de… ». Ainsi, l’amputation d’un morceau de la créature extraterrestre est-il par exemple retraduit dans le rêve par l’amputation de la jambe d’un Père Noël géant… de même que certains éléments des expériences familiales du jeune David (une grand-mère gobant des œufs de poule pourris…) donnent lieu à une reconstruction de ces situations conforme aux personnages et situations du conte de fées horrifique. Quant à l’obsession pour l’éventration de la petite fille du roman de David, elle s’avère également la transposition de certaines angoisses et traumatismes de l’auteur particulièrement vivaces autour de la période de Noël… Mais les exemples abondent et le lecteur pourra s’amuser à repérer dans chacun des plans de réalité développés les échos ou rapports qu’il entretient avec les autres, soit retrouver les éléments premiers de cette chair que Brussolo décompose et recompose à volonté pour construire chacun d’eux. On notera enfin que la chose se scinde en six parties, dont l’une est tuée, n’en laissant que cinq, ce qui correspond grosso modo au nombre de plans de réalité que nous avons repérés, comme si chacun d’eux avait forgé son propre univers fait d’imitation (de l’imagerie de Noël) et restructuré en profondeur… 
 
Cependant, par-delà cette tendance à la dispersion, reste une unité, un fil reliant ensemble tous ces morceaux épars et qui n’est autre que David. David : auteur du roman, sujet à ces fantasmes, impliqué dans l’événement fondateur, tentant de résoudre l’énigme du meurtre d’un de ses amis et qui rêve d’un monde de conte de fées… La conscience de David fait donc le lien entre les différents plans de réalité proposés dans le roman, entre les morceaux épars de la réalité, et l’on ne s’étonnera pas qu’il soit appelé à devenir la pièce charnière assurant le rassemblement des membres éparpillés. 
 
 
Reprises.
 
De sorte que le roman de Brussolo explore selon nous de façon vertigineuse et sous toutes ses coutures l’idée de reprise, d’une reprise entendue à la fois comme répétition (reprendre) et comme suture (repriser). Outre l’entreprise de répétition déjà examinée (reprise et restructuration des images d’un événement fondateur et de l’imagerie de Noël, à l’image d’une créature se retrouvant elle-même prisonnière de cet univers répétitif, mais aussi reprise finale d’un passage précédant du texte, bouclant le texte sur lui-même, le contraignant à la répétition…), le roman est littéralement hanté, du début à la fin, par les motifs de la couture et de la suture. C’est par exemple David qui se réveille de ses cauchemars de plus en plus couvert de cicatrices alors qu’il n’a jamais subi d’opération ; c’est son amie Julie que David imagine entièrement faite de muscles rafistolés ; c’est également le Père Noël dont le corps, au sein du rêve, est comparé à un « puzzle à l’unité instable », fait de membres recousus qui évoquent la créature de Frankenstein, littéralement citée et dont le spectre hante de bout en bout le récit de Brussolo. De même, ce n’est pas par hasard si une ritournelle chantée par des nains et revenant de façon obsédante tout au long du roman a pour refrain « Tricoti, tricota » puisque dans celui-ci, tout est affaire de tissus (à un moment, c’est même le décor d’un des mondes qui s’arrachera comme une tapisserie…). Et si le personnage de David permet de souder les différents niveaux du texte ou de réalité présentés, il est également passionnant de voir comment Brussolo, au niveau même de son texte, procède à cette suture entre les différents plans de réalité, en recourant à une classique technique de reprise. Car autant les changements de typographie, alinéas, sauts de chapitre ou de paragraphes sectionnent-ils le texte, le découpant en parties éparses, autant Brussolo prend-il grand soin à lier les différents plans de réalité en répétant, souvent en amorce de chapitre, une phrase lancée en conclusion du précédent (voir par ex. la fin du chapitre 3 et le début du 4, la fin du chap. 7 et le début du 8, la fin du chap. 9 et le début du 10…), comme si, en reprenant, l’auteur simultanément reprisait et cousait ensemble des morceaux hétérogènes… Pour le panvitaliste Serge Brussolo, il s’agit donc de coudre le récit et le texte comme on coud un corps, de travailler la matière textuelle comme une matière vivante, organique, et donc, d’une certaine manière de transformer le verbe en chair. En tant que tissus, le corps, le monde et le texte peuvent donc se recoudre comme un vêtement, et les différents plans de réalité, dès lors qu’ils sont rapprochés comme les deux lèvres d’une plaie puis reprisés, sont logiquement amenés à cicatriser et créer un tissu cicatriciel, autrement dit un pont reliant les deux bords auparavant séparés par un abîme. À partir de leur mise en contact maintenue par le fil de la reprise, une circulation va s’établir. Mis en contact, les différents niveaux de réalité vont logiquement communiquer, se contaminer, s’empoisonner, les éléments de l’un débarquer dans l’autre, l’envahir, voire se greffer sur lui. Et chaque composante de l’un se retrouver dans l’autre. Juxtaposés et cousus ensemble, les différentes parties ou les différents plans du réel donnés par le texte, comme le corps de la créature de Frankenstein, finissent donc par vivre et exister comme un tout organique, symbiotique, procédant de l’interaction de ses différentes composantes… et mon tout est un roman : L’Homme aux yeux de napalm.
 
C’est tout cela que raconte ce roman de Brussolo, et bien d’autres choses encore, tant les angles de lecture (économico-politique, métaphysique, esthétique…) ouverts par ce formidable roman sont riches. Pour les découvrir ou les faire découvrir : lisez, re-lisez, offrez ou faites-vous offrir L’Homme aux yeux de napalm de Serge Brussolo et, promis, vous ne verrez jamais plus Noël comme avant ! 
 
Ce roman est disponible en Folio SF mais a été également édité dans le recueil Omnibus Territoires de l’impossible, édition qui, outre six autres diamants noirs du maître, offre une excellente préface à son œuvre signée François Angelier.
 
 
© Pierre-Gilles Pélissier, décembre 2014  

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?